Freud et la question du grand homme en politique
04 février 2024

-

LANDMAN Claude
Séminaire d'hiver
image_print

C’est donc à l’orée des années 30 du siècle dernier, il y aura bientôt 100 ans, que Freud pose le diagnostic inouï jusqu’à lui d’un malaise, le mot n’est pas très éloigné en français de celui de maladie, d’un malaise, d’un mal- être pour le dire avec Marc Morali, dans la civilisation, dans la culture.

 

Nous avons pu examiner depuis hier les différentes causes, que Freud énumère et décrit, pouvant être à l’origine de ce malaise, son étiologie en quelque sorte pour utiliser encore un terme du vocabulaire médical.

 

Je souhaiterais insister sur deux points qui me semblent décisifs dans ce texte.

 

Le premier, c’est que la civilisation, la culture, tout comme le malaise, l’insatisfaction qu’elle est susceptible de produire, sont à rapporter exclusivement à l’économie pulsionnelle, c’est-à-dire aux effets du langage, du signifiant sur le corps, effets auxquels Lacan donnera le nom de jouissance. Et c’est cela qui était inouï jusqu’à Freud. Il ne s’agit pas ici chez lui d’une Weltanschauung, d’une conception du monde, d’une construction intellectuelle, mais de ce que lui a appris l’expérience de la psychanalyse. L’expérience analytique, en tant qu’elle a une structure de discours dira Lacan, qu’elle fait lien social, abolissant ainsi la distinction qui est faite habituellement entre l’individuel et le collectif dans l’abord de la civilisation. Cette économie pulsionnelle consiste comme nous le savons en une intrication. Une intrication entre d’une part la pulsion de vie, la libido, dont la source, l’objet et le but sont au départ sexuels, mais qui du fait de sa plasticité, est susceptible de transpositions multiples et de sublimations ; c’est Éros, qui vise par le moyen de l’amour à l’union avec l’objet sexuel et à la préservation du lien social entre les hommes; et d’autre part Thanatos, la pulsion de mort, qui vise au contraire en silence la désunion, la dissociation, la désagrégation du lien social et amoureux par l’agressivité et la haine. C’est ainsi du poids respectif de chacun des éléments de cet alliage dont dépend l’équilibre de la civilisation. On pourra s’étonner, à propos de cette intrication pulsionnelle, que Freud n’ait pas repéré que le logos des Grecs, la parole, le discours, la raison, portait déjà dans son étymologie les significations distinctes voire opposées de rassembler, recueillir d’une part, de séparer et choisir d’autre part.

 

Il convient de noter que cet abord de la civilisation et de son malaise par la référence unique, je le répète, à l’économie pulsionnelle, aussi surprenant qu’il puisse paraître, est essentiel, même s’il y a lieu de lui apporter grâce à Lacan certaines précisions, en particulier à partir de ce qu’apporte l’articulation entre la jouissance et les différentes modalités d’écriture des discours, avec des places fixes et des termes qui obéissent à une circulation orientée. Mais ces écritures ne visent pas à quantifier la jouissance car celle-ci nous dit Lacan, au même titre que la libido, n’est pas quantifiable. C’est ce constat auquel Freud, on le sait, a abouti, malgré les espoirs qu’il avait fondé sur la thermodynamique, contrairement à Wilhem Reich dans son délire scientiste avec ses machines à mesurer l’énergie sexuelle. Marx qui lui n’était pas délirant, a aux yeux de Lacan donné un coup de fouet au développement du capitalisme, en quantifiant et en mesurant le plus-de- jouir sous la forme de la plus-value.

 

Le second point sur lequel je souhaite insister et qui a étonné et déconcerté Freud, est l’apparition dans certaines circonstances historiques, j’insiste sur les circonstances historiques, d’une hostilité des hommes envers la culture. Et là il établit un parallèle entre cette hostilité qu’il constate à son époque et celle qu’il suppose avoir été celle de l’époque antique où la civilisation romaine et le rapport qu’elle entretenait à la jouissance ont été rejetés au profit du christianisme et à sa vision d’une vie terrestre dépréciée. Et Freud, en s’appuyant sur ce parallèle, attribue l’hostilité qu’il constate à l’endroit de la civilisation moderne, aux sacrifices excessifs de la libido qu’elle nous imposerait au profit de ses idéaux et de la cohésion du lien social. Et ce, au détriment de la satisfaction sexuelle. La civilisation moderne serait ainsi source de frustrations et de névrose.

 

Il est certain que depuis 1930 la situation sur ce point a considérablement évolué, en particulier du fait des progrès de la technologie et surtout de la technologie médicale qui a bouleversé la problématique de la procréation, de la technologie Internet et de la numérisation binaire du monde des réseaux sociaux, ainsi que nous le rappelait Marc Estenne. Et depuis un an les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle qui enrichit de façon exponentielle la Bigtech américaine. Sans parler de l’idéologie Woke qui incarne de manière virulente l’hostilité contre la culture qu’évoque Freud. Disons avec d’autres, que les différentes névroses, qui sont autant de défenses du sujet à l’endroit du désir, du rapport en impasse à l’objet sexuel, ne sont plus ce à quoi a le plus souvent affaire le psychanalyste dans les demandes qui lui sont adressées. Il semble bien que la jouissance narcissique, autorisée par la multiplication des objets de satisfaction immédiate et le sentiment de maîtrise qu’elle entraîne, soit devenue le modèle qui s’impose comme exigence dans toutes les formes de relation et en particulier dans la relation sexuelle, ainsi que le suggère Charles Melman dans son échange avec Jean-Pierre Lebrun sur la dysphorie de genre. Lebrun lui pose la question suivante :

 

  • Qu’est-ce qui fait qu’alors qu’on avait toujours affaire aux difficultés du désir, voilà qu’aujourd’hui on a plutôt affaire à ce passage difficile qui consiste à passer de l’objet du besoin à l’objet du désir, pour le dire brutalement ?

 

À quoi Melman répond, illustrant à mon sens l’écriture du discours du capitaliste telle que Lacan l’a produite :

 

  • Parce que la technologie réussit l’introduction d’objets qui viennent pleinement satisfaire le désir dans la mesure où celui-ci, dans son fond, se révèle être moins un désir objectal qu’un désir Ce que je quête dans la satisfaction que pourra m’apporter l’objet, c’est ma réalisation en tant que maître, maître absolu, maître achevé, maître réussi. Or la technologie a aujourd’hui le talent merveilleux de nous inonder d’objets qui donnent à chacun ce sentiment de réaliser une maîtrise parfaite de la relation qu’elle autorise. Et cela se retrouve dans la relation sexuelle comme exigence à l’égard du partenaire : il faut que celui-ci fournisse une satisfaction équivalente à celle que la technologie est capable d’assurer, c’est-à-dire une relation sexuelle qui à chaque fois marque la réussite de l’identification, de la maîtrise de l’un et de l’autre. De sa maîtrise de l’objet cause du désir. Maîtrise impossible, nous le savons. Mais l’exigence, elle, ne l’est pas impossible.

 

Il n’est pas rare néanmoins que les échecs répétés face à ce type d’exigence et l’épuisement qui en résulte, soient à l’origine d’une demande d’analyse. La reconnaissance, au terme du parcours analytique, de l’impossibilité de la maîtrise de l’objet cause du désir évoquée par Melman, ouvrirait pourtant la voie au désir d’autre chose. Avec l’inconvénient qu’un tel sujet avec un tel désir et une telle éthique, se trouverait en décalage avec ses contemporains et leur mode de jouissance.

 

Une autre illustration de la prévalence de la satisfaction narcissique sur le désir objectal, est la constitution de phénomènes de masse au sens freudien de la psychologie des masses, avec ou sans chef, organisées ou pas. Et l’on sait avec Freud, que lorsque la masse se met en place, la différence sexuelle se trouve abolie. Pour en donner un exemple actuel, un jeune patient qui est membre d’une communauté organisée autour d’un jeu vidéo et des tournois qui lui sont spécifiques, réalisés en présence ou à distance, comme pour ces journées, a pu établir successivement et en apparence indifféremment, des relations sexuelles avec des membres de la communauté de l’un et de l’autre sexe ! Plus inquiétant est le phénomène de masse lorsque celle-ci se compte par dizaine de milliers et devient une troupe, ainsi que le souligne Melman en dialogue avec Jean-Luc Cacciali dans Les flâneries avec Lacan, dans l’atmosphère polluée des esprits et de la ville, masse en troupe militaire qui réalise par rétroaction la place du zéro de l’origine du comptage, identifié à l’Au-moins-Un, à l’ancêtre fondateur, national ou religieux, pouvant appeler à tous les sacrifices et jusqu’au sacrifice de la vie bien entendu. Il suffit de se souvenir du succès ravageant chez certains jeunes européens, de l’appel au djihad, lancé sur Internet par les soutiens de l’État islamique. Ce ne sont plus tout à fait les mêmes masses que celles rencontrées du temps de Freud, mais n’ont-elles pas la même structure qu’il désignait comme libidinale ? Nous dirions plutôt avec la référence lacanienne à l’Au-moins-Un et au comptage illimité de la masse qu’il introduit, totalitaire donc dans son principe, que la figure du chef suprême ne représente plus la place du pouvoir comme dans les démocraties électives indirectes, qui autorisent un fonctionnement des différents discours, mais l’incarne réellement ce pouvoir, directement, abolissant par là-même la dimension du discours.

 

Il n’est pas impossible de penser que la position de Freud, sur cette question de la masse organisée avec leader a été ambigüe. Je vais revenir à ce propos sur un passage de la fin du chapitre 6 du texte qui a déjà été cité hier par Angela et qui mérite à mon sens à nouveau notre attention tant il est important :

 

Outre les tâches de la restriction pulsionnelle, auxquelles nous sommes préparés, nous sommes pressés par le danger d’un état qu’on peut appeler « la misère psychologique des masses ». Le danger est le plus menaçant là où le lien social est produit principalement par l’identification des participants entre eux, tandis que les individualités au tempérament de chef n’atteignent pas à l’importance qui devrait leur échoir dans la formation des masses (c’est-à-dire aux leaders qui auraient vocation à incarner l’Idéal du Moi, si l’on se réfère au texte de Psychologie des masses) je termine la citation :

 

L’état culturel actuel de l’Amérique donnerait une bonne occasion d’étudier ce dommage culturel redouté. Mais j’évite la tentation d’engager une critique de la culture de l’Amérique ; je ne voudrais pas donner l’impression de me servir de méthodes américaines.

Freud déplore à juste titre ce qu’il appelle la misère psychologique des masses américaines, masses errantes, littéralement abandonnées par leurs dirigeants pendant la crise de 1929, le Président Hoover en tête. Masses qui ressemblent à celles qui se sont constituées sur notre continent dans les années trente et que l’on voit réapparaître depuis déjà quelques années. Mais convient-il pour autant de s’en remettre aux chefs, à l’identification à l’Idéal du Moi, à la folie de l’identité à soi et au confort, behagen, de l’identité narcissique à l’autre que cette identification à l’Idéal du Moi autorise. Car, répétons-le, il y a dans ce cas de figure, une pente difficile à éviter vers le totalitarisme et l’exclusion. Alors, quel parti prendre entre ces deux écueils ? Ou alors, existe-t-il une autre voie ? Freud, disons-le, a défendu la nécessité de l’identification au chef et à l’Idéal du Moi qu’il incarne, jusqu’à dédicacer à Mussolini, fin avril 1933, dans des circonstances un peu rocambolesques sur lesquelles je pourrais revenir si vous le souhaitez et si nous en avons le temps, son Pourquoi la guerre ? où il défend à nouveau, dans cet échange épistolaire avec Einstein, la nécessité de former une élite intellectuelle pour exercer le pouvoir sous la dictature de la raison. Élite dans laquelle il est difficile de ne pas reconnaitre ce qu’il était en train de mettre en place pour l’Association psychanalytique Internationale.

 

Cette dédicace au Duce, dont Michel Onfray a fait bien entendu ses choux gras, est libellée ainsi :

 

Pour Benito Mussolini, avec les humbles salutations d’un vieil homme qui reconnaît dans l’homme de pouvoir un héros de la culture.

 

Ce terme de héros de la culture avait déjà été utilisé par Freud dans le texte de 1931 évoqué hier par Norbert Bon, Sur la prise de possession du feu, pour désigner Prométhée qui avait dérobé le feu aux Dieux.

 

À la décharge de Freud, il est certain qu’en 1933, l’Italie de Mussolini s’opposait à l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne et soutenait le chancelier Dolfuss contre Hitler et les nazis autrichiens.

 

Mais alors, l’homme de pouvoir est-il un héros de la culture ? Disons qu’il n’est pas exclu que cela puisse se produire, mais il me semble que Lacan a essayé, à partir de son enseignement, de nous extraire de l’alternative que j’évoquais plus haut. Notamment grâce à un certain nombre d’écritures qui rendent compte des différentes modalités du lien social, qu’il s’agisse de l’écriture des discours et en particulier du discours psychanalytique, dont la revue éponyme a accompagné la création de notre association en 1982, mais également celle du nœud borroméen que Bernard Vandermersch a évoqué hier à plusieurs reprises. Ces écritures, qui rendent compte de la clinique, peuvent-elles faire lien social au-delà du lien entre le psychanalysant et le psychanalyste. C’est assurément un des enjeux majeurs pour une association psychanalytique. Et pour conclure, ce lien social élargi peut-il constituer une réponse possible, même s’il s’agit d’une réponse nécessairement limitée, pour ceux qui souhaitent se prévaloir d’une éthique qui soit conforme à ce que nous enseigne la psychanalyse, dans cette période de mutation culturelle majeure et problématique que Freud commence à décrire à son époque et qui continue à la nôtre ?