L’oeuvre théorico-clinique de Freud ne fait pas mention du traitement de toxicomanes, d’élaboration sur les toxicomanies. Le parcours de Freud est cependant intéressant aussi à ce sujet, la lecture de ses travaux étant bien entendu indispensable à saisir cela.
Il est dit que ce manque d’écrits spécifiques sur les toxicomanies serait comme une "tâche aveugle" liée à sa propre potentialité addictive : sa passion pour la cocaïne dans les années 1880, celle pour les cigares par la suite suggère cette dernière. Cette passion, cette prise dans les produits aurait bloqué, aveuglé l’élaboration théorique sur ce point. Explication intéressante, qui situe bien l’enjeu et la clinique des addictions aux drogues. Drogue ou langage ! Sans doute est-ce aussi applicable pour Freud, en partie, mais en ce qui concerne le "père de la psychanalyse" nous n’y adhérons pas d’emblée, pas exclusivement plutôt.
Plus précisément encore la psychanalyse serait contre-indiquée, comme cela peut être encore dit tout de go pour les psychoses, dans le cas des toxicomanies. C’est du moins ce que j’ai entendu, de plusieurs sources, durant mes études de Psychiatrie. Ainsi trouvons-nous souvent les détracteurs habituels de la psychanalyse, s’appuyer sur de telles affirmations péremptoires, ceci selon une systématisation douteuse ; en tout cas au mépris d’une éthique et du respect pour les patients en analyse. "La psychanalyse c’est inutile…ça peut même être pire…plus dangereux…ça coûte cher et c’est long… etc.".. Mais les traitements chimiques, dont les progrès et l’utilité sont évidents, ne sont-ils pas aussi potentiellement dangereux et, maintenant, avec le recul de la quarantaine, ne sont-ils pas de "longue durée" ?…Nous touchons là à nouveau à la question de la toxicomanie. Drogue et/ou langage. Prescription médicamenteuse ou analyse du langage et toucher de la parole.
A propos de cette soi-disant "contre-indication" allons voir directement les écrits du Maître. C’est à propos de deux cas exposée douloureusement par un de ses élèves dans une lettre, dont le contenu dépasse d’ailleurs cette question, que Freud répond à l’auteur :"L’analyse est, du reste, peu appropriée au traitement des intoxications car tout mouvement de résistance se termine en rechute".Il faudrait, pour oeuvrer sérieusement, reprendre le concept de "résistance" dans la théorie de Freud, et poser, éventuellement, les aménagements nécessaires à une telle cure . Car, ainsi que l’a exposé Charles Melman, si les dits toxicomanes sont aptes au transfert – et de quelle manière ? – pourquoi seraient-ils exclus de l’approche psychanalytique ? Par ailleurs, la "rechute" contre-indique-t-elle la cure analytique ? Enfin, les "rechutes", actuellement atténuées dans leur brutalité par la possibilité de drogues de substitution (Charles Melman préférait le terme de "drogues d’émergence") n’autorisent- elles pas plus facilement, tout du moins en théorie, l’accès à la poursuite de l’analyse.
Second point :
Freud et ses patient(e)s : le Maître n’a jamais développé précisément, comme il l’a fait dans les "Cinq psychanalyses", de cas de toxicomanie. Et pourtant ! Le fléau n’est-il pas déjà en marche ! La cocaïne bien sûr, présente au début, avec entre autre le douloureux cas de son ami admiré Ernst von Fleisch. Anna O., retrouvée dans un Sanatorium, la Clinique "Bellevue" en Suisse, où elle séjourna du 12 Juillet au 29 Octobre 1882, dépendante du chloral et de la morphine administrés pour traiter diverses douleurs. Et puis, les rêves de Freud : rêve de l’injection faite à Irma (Juillet 1895) ; rêve de la monographie botanique (Mars 1898) ; ces quelques événements ne sont-ils pas les indications d’un certain savoir, tout du moins d’une "curiosité" ? Poussons plus loin – et retournons à l’oeuvre – : cette chimie sexuelle, ou plutôt alchimie de la libido, maintes fois évoquée, des notes sur l’alcoolisme, sur le mot d’esprit, l’humeur enjouée de la manie… notes éparses , ne sont-elles pas une constitution d’un savoir qui se fait jour ?
Mais il faut lire Freud, l’éplucher, le dénicher, et ne pas juger…avant, "populairement" c’est à dire selon des idées faciles, établies dans leur efficace simplicité, idées qui viennent là… comme la drogue…à prendre telles quelles, sous la main !..
En ce qui concerne les études de Freud sur la cocaïne – "l’épisode cocaïne" selon le biographe E. Jones – l’honnêteté consiste à doubler une passion d’usage et de prosélytisme par une passion du chercheur scientifique d’une part, passion à resituer d’autre part dans le contexte de l’époque. Nous trouvons en effet à côté des écrits de Freud des écrits d’un dénommé E. Merck, fournisseur officiel européen de la cocaïne à l’époque, prédécesseur de la grande firme pharmaceutique M.S.D. Il y a aussi un article du Département Scientifique de Parke, Davis and Co (Août 1885). Freud , en bon pharmacologue, aimait à comparer les propriétés et à faire la différence entre les cocaïnes de différentes provenances ; il avait son avis de scientifique sur la question, avis scientifique dont on sait qu’il n’est, de tous temps, pas dénué de subjectivité !…
Freud, Merck, Parke/ Davis : même apologie pour le produit et ses effets : traitement de la douleur, de l’asthénie,….et de l’alcoolisme ! Grand espoir pour Freud, Merck, Davis and Co. Retour. Traitement de l’alcoolisme, et de certaines morphinomanies, par la cocaïne : les opiacés de substitution sont proposés depuis plusieurs années, dans des essais thérapeutiques, pour traiter l’alcoolisme aujourd’hui ! Mais quoi de surprenant dans ces écrits Freudiens et quoi de surprenant dans l’engouement de firmes pharmaceutiques naissantes dans leur future rôle de super puissances, mais aussi dans la commercialisation officielle de produits agissant sur la perception, l’humeur, et ce qui est "oublié" alors que parfaitement évident, sur le rapport même du sujet au lieu et à l’appareil du langage. Engouement du jeune Freud, chercheur scientifique de son époque (l’usage des remèdes sur sa propre personne était une coutume en Médecine ; ceux-ci étaient particulièrement faits pour plaire à Freud, sûrement, lui qui se plaignait de ses céphalées et de sa neurasthénie !…).
Troisième point :
Comment Freud "s’est-il sorti de la drogue ?", ou bien comment n’y est-il pas entré essentiellement comme toxicomane ? C’est sur ce point que, sans refuser la théorie de la "tâche aveugle dans l’oeuvre, évoquée plus haut, nous nous en démarquons par d’autres lectures. Cette question nous semble liée par exemple au fait que, à partir d’études extrêmement rigoureuses au plan scientifique sur la cocaïne et ses effets, Freud n’en n’est pas pour autant devenu pharmacologue. Il n’est pas devenu non plus anesthésiste, ou ophtalmologue… Nous mentionnerons trois points particuliers.
1-Freud utilisait la cocaïne mais il l’utilisait aussi en vue de se faire un nom dans la communauté scientifique ; c’était un moyen de reconnaissance symbolique ; la drogue était ainsi un moyen, un moyen d’études et de recherche, prise dans un réseau symbolique où le désir de Freud était inscrit dans un au-delà des effets propres de la drogue sur le corps. Et cet au-delà était un positionnement très "normatif", inscrit socialement, et très culturel !…
2- ce nom, reconnaissance symbolique dans le milieu scientifique, était également associé à Martha, fiancée à l’époque, associé aussi à la fondation d’une famille établie ;
3 – enfin c’est l’action générale, et non d’anesthésie locale, qui intéresse Freud, c’est l’action énergétique analysée scientifiquement qui l’interroge : quel est le "plus" que donne la cocaïne ? Il ne découvrira pas la xylocaïne anesthésiant de l’oeil !
Une déception manifeste lui fera qualifier sa recherche d’ "allotrion", voie de garage pourrait-on transcrire…, déception peut-être associée à d’autres ( décès de Fleisch entre autres, combat pharmaco-cliniques avec LEWIN et autres médecins allemands ou anglo-saxons…). Cette déception nous paraît importante : il ne découvre pas, malgré tous ses efforts scientifiques, le principe universel de l’action de la cocaïne mais il reste déçu de la diversité des réactions selon les individus. Il se détourne alors : "allotrion" ! dit-il.
Ce qu’il ne sait pas, c’est que dans cette rupture il va aussi continuer… mais en étudiant tout aussi scientifiquement, mais pas avec les mêmes outils, les "principes universels" ….de la subjectivité !…A la butée de l’action de la coca sur la subjectivité, Freud va trouver écho chez Charcot avec la butée de l’anatomie "contre" l’hystérie.
Où en est-on aujourd’hui des études sur les toxicomanies ? ?… Le parcours de Freud, ses propres analyses, y compris en ce domaine, présentent un grand intérêt à être connus et étudiés. Même si, psychanalyse oblige, ces études se fondent sur le ratage, sur l’erreur, fut-elle allotrion de jeunesse. Comment erreur et défaut sont-ils traités aujourd’hui ?