En première approximation, méthode express, nous avons cette réponse : le complexe d’Œdipe s’il est, comme le dit Lacan, « implicite » (s’il va à son terme qui est sa dissolution) laisse derrière lui le nouage à trois de R, S et I, (RSI 14 janvier 75). Le phallus n’y est certainement pas pour rien, puisque son refoulement originaire (à partir de quoi la fonction phallique opère) est un effet de la métaphore paternelle qui fait l’efficace du complexe d’Œdipe. Le phallus peut être un des deux points de surmontement du Symbolique par le Réel dont parle Lacan.
Il y a dans RSI (11 février 75) une autre réponse express qui peut nous intéresser, c’est que le dire fait nœud (attention : pas tout dire). Mais le dire a, je crois pour beaucoup d’entre nous, quelque chose de mystérieux.
Quand on a les réponses il n’y a plus qu’à se poser les questions. Et chercher comment ces questions ont fait travailler Lacan.
Comment le dire fait-il nœud ? comment le phallus y est-il impliqué ? Quelles sont les conséquences pour la pratique ?
Faisons une petite enquête dans les séminaires.
En commençant par la leçon des Non-dupes errent du 8 janvier 74 où est posée une question qui peut servir de point de départ.
« Il faut trouver, dit Lacan, ce qui fait la consistance du nœud » Pas la consistance des ronds, celle du nœud, celle de leur nouage. Il nous dit tout de suite que c’est « ce qui ne peut être dit ».
Il va avancer dans cette leçon en s’appuyant sur deux références, qui au premier regard n’ont de rapport évident ni avec le nœud borroméen, ni entre elles.
La première : « il s’agit de voir, dit-il un peu plus loin, ce qu’il y a de réel dans le nœud » (c’est-à-dire sa consistance réelle) et il ajoute : « c’est pourquoi j’ai commencé par dire qu’il n’y a pas d’initiation », il ne s’explique pas davantage.
Quel rapport entre l’absence d’initiation et ce qui est à trouver, la consistance réelle du nœud ?
L’initiation pour Lacan c’est avant tout les Mystères de l’Antiquité, dont nous savons très peu de chose. Nous savons qu’un phallus voilé jouait un rôle dans ceux d’Eleusis. Et vous savez l’usage qu’il fait, dans « La signification du phallus », de la fameuse fresque de la Villa dite des Mystères et spécialement du moment où le phallus va être dévoilé. Que des spécialistes puissent critiquer son interprétation n’est pas ici l’important.
L’important pour Lacan est de faire sentir qu’il y a une sorte de fil (rouge ?) qui passe de ces Mystères à la psychanalyse. Il dit souvent que c’est des Mystères que le terme de phallus est venu à Freud. Je ne sais ce qu’en dirait Freud, mais Lacan ne s’en embarrasse pas, il qualifie le nœud à quatre de freudien (RSI, 11 février 75) et prête même à Freud d’avoir mis l’accent sur la consistance du nœud avec le terme de phallus (idem, 18 mars 75) !
Il ne faut pas s’imaginer que ce fameux phallus voilé pointe, si je peux dire, vers la seule la jouissance phallique. Dans les Non-dupes le 20 novembre 73, Lacan mentionne les Mystères mais il parle surtout de l’initiation en général. Il dit alors que toujours et partout il y a eu des initiations, que l’initiation avait certainement été une « science de la jouissance » dont il n’y a plus trace, nulle part. Le rapprochement qu’il fait avec ce que Mauss a nommé « techniques du corps » dit bien qu’il s’agissait selon lui d’une approche de la jouissance du corps, qui incluait sans doute la jouissance phallique, mais qui ne s’y limitait pas.
Ce qui est suggéré c’est que, si nous avions encore un savoir initiatique de la jouissance, ce qui fait la consistance du nœud nous serait moins étranger. Cela ne serait pas un savoir discursif, car si tel avait été le cas nous saurions ce qui s’y passait. Mais les Mystères c’était essentiellement de la liturgie, des rituels ; y participer était, à l’avis de Paul Veyne, un événement, au sens fort du terme.
Lacan a toujours considéré que la psychanalyse pourrait « soulever le voile de la fonction que le phallus tenait dans les Mystères » (« La Signification du phallus »). Le 20 novembre 73 il dit ceci : « je ne vois pas pourquoi je ne donnerais pas à l’initiation que l’Antiquité connaissait un certain statut ».
Dans le contexte de ce séminaire on ne peut douter que ce serait au moyen du nœud borroméen.
En définitive on est conduit à l’idée que la fonction du phallus, qui ne passe pas par le dit, était à l’œuvre dans cette science de la jouissance qu’était l’initiation. La conclusion étant qu’on pourrait rendre compte de ses effets avec le nœud borroméen.
O. Lenoir disait hier que la lecture du mythe pouvait avoir un effet de nouage, alors pensez, avec la grande mise en acte du mythe (celui de Céres Démeter à Eleusis) qu’étaient les Mystères ! Lacan suggère que c’était peut-être de l’ordre d’un réel de l’effet de sens (RSI, 11 février 75).
La deuxième référence c’est Cantor, elle vient à la fin de la leçon.
« Le dire de Cantor, avance Lacan, peut donner un aperçu sur ce qui fait la ternarité de R S I ».
Comment ?
Avec Cantor, selon l’expression de Lacan, l’infini actuel des nombres entiers a cessé de ne pas s’écrire, c’est l’écriture d’aleph zéro.
On voit le parallèle : le phallus est l’infini actuel des signifiants, et il a aussi a, par le discours analytique, cessé de ne pas s’écrire (Encore, 20 mars 73).
Conclusion : si l’écriture d’aleph zéro peut donner un aperçu sur le nouage (le nouage à trois) cela veut dire que l’écriture du phallus peut réaliser ce nouage.
Voilà la deuxième chose à tirer de ces références : le nouage est le fait de l’écriture du phallus.
Qu’est-ce qu’écrire le phallus ? Ce n’est pas l’écriture d’un dit, Le phallus ne peut être dit. Il est refoulé, il ex-siste aux autres signifiants. C’est l’Un comme seul. Lacan le nomme aussi l’Un-dire.
Ecrire le phallus revient à dégager l’ex-sistence de ce Un.
Elle peut se dégager, dit Lacan, en interrogeant lalangue comme langage (Encore, 26 juin 73). Je le comprends ainsi : le psychanalyste, c’est le commencement de sa discipline, entend ce qui lui est dit comme s’il n’y avait pas les coupures significatives qu’on lui propose, il l’entend comme un tissu sans coupure, comme de lalangue.
Interroger celle-ci comme langage c’est interroger ce que ce tissu permet de lecture autre, donc de coupure autre. Par quoi retour sera fait, si on peut dire, au langage. Le but étant que de cette lecture reste la trace du un de la coupure, du un du dire. Que celui-ci ne soit pas oublié derrière ce qui se dit.
En s’écrivant ainsi comme coupure le un révèle sa vraie nature, au moins son origine, qui est le zéro (cf Frege)
C. Melman nous a donné l’exemple d’une analysante dont le mythe originel s’énonçait : je suis née un jour de neige. Lu autrement neige s’écrivait: n’ai je. Cela ne produisait pas qu’un changement de sens, mais avait ouvert une faille. Faille où, dit Melman, s’avère le dire du Un.
Récemment il disait que « ne tient que ce qui s’écrit ». En d’autres termes, n’est noué que ce qui s’écrit.
A la toute fin de la leçon 5 du 8 janvier 74, Lacan parle du savoir imaginaire. C’est le savoir qui s’imagine comme connexion de deux éléments. On pourrait trouver une infinité d’exemples où des éléments du langage de formes diverses sont connectés deux à deux, de diverses façons. Nos propos en sont tissés.
Par exemple : je suis née, premier élément, un jour de neige deuxième.
Ce savoir s’imagine comme vrai : c’était un jour de neige, sinon il serait faux.
Lacan dit : il reste imaginaire « si l’un, si un un, un un tiers, ne vient pas le connecter, au prix d’y faire rajout ». Je crois qu’il ne s’arrête pas à « l’un » parce qu’on pourrait penser qu’il s’agit de l’un positivé, ni à « un un », parce que ce n’est pas un un entre autres. C’est « un un tiers » : le un qui sépare, le un du non rapport sexuel.
Je dirai qu’il s’écrit en tant qu’il maintient l’équivoque dans la double écriture deneige
Il connecte de façon à ce que ça ne fasse plus deux, mais trois.
La connexion imaginaire est rompue, on est sorti de l’alternative vrai-faux (qu’il ait neigé ou pas n’est plus la question). Cela fait nœud.
Ainsi « subsiste une notion de vérité ». Notion n’a pas chez Lacan la connotation du vague, de l’inconsistance, c’est un élément de savoir, ici de savoir sur la vérité, organisé par la lettre.
En définitive ce qui noue, c’est l’effet d’un dire, une coupure dans lalangue, bien que l’exprimer ainsi puisse paraitre paradoxal.
Le prix du rajout de ce un tiers, je le dirai ainsi : il y a moins d’être dans le je suis née quand la neige ne tombe plus du ciel pour le soutenir, et qu’il y a une faille dans l’avoir.
Lacan pose à la fin la question du passage du cesse de ne pas de s’écrire Du phallus au ne cesse pas de s’écrire. Soit du possible de son écriture à sa nécessité, passage dont il avait dit dans Encore (20 mars 73) qu’il n’était pas encore réalisé.
On est tenté de penser qu’il serait la condition même pour que le nouage tienne.
Je vais évoquer maintenant trois leçons de RSI qui posent chacune une question précise, pour essayer de suivre le cheminement de Lacan.
Le 21 janvier 75 la question peut se dire ainsi : le phallus est-il localisable dans le nœud ? Si c’est le cas cela éclairera sa fonction (cf les discussions à propos du cross cap lors des Journées citées)
Sur un dessin du nœud à trois mis à plat est écrite la lettre φ, entre les ronds du Réel et du Symbolique, dans une « corne » du Réel qui marque que ce rond du Réel s’ouvre en une droite infinie ce qui « permet de situer ce qui relève de l’ex-sistence »
« φ, dit Lacan, ça ex-siste, φ c’est le phallus ». Il a une existence de réel. Ce n’est pas la jouissance phallique qui est ailleurs. φ définit l’ensemble des hommes (c’est l’au-moins-un qui dit non à la castration).
Ce qui est dit là a déjà été assuré. Rien de nouveau. Cette localisation ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà.
Lacan relance « pour donner sens, hélas, à cette figure » : « qu’est-ce que c’est que le phallus ? »
Suit une question d’une forme inhabituelle chez lui en raison d’un ou exclusif : « le phallus c’est la jouissance sans l’organe ou l’organe sans la jouissance ? »
La « jouissance sans l’organe » semble reprendre une définition déjà donnée (« le réel de la jouissance sexuelle en tant qu’elle est détachée comme telle c’est le phallus », D’un discours…, le 20 janvier 71) « L’organe sans la jouissance », s’agit-il de l’homme ? Il semble le dire en embrayant aussitôt sur « pour qui est encombré du phallus… ».
C’est un leitmotiv dans RSI que le phallus, organe-signifiant du non rapport sexuel, qui encombre ceux qui ont à le porter.
Le 11 mars 75 la question posée est : le phallus est-ce l’existence Du Réel ?
Il disait, le 21 janvier, qu’il a une ex-sistence de réel. Mais peut-on dire que le phallus est l’ex-sistence du Réel ?
Je cite : « le phallus, ce n’est pas l’ex-sistence du Réel, il y a un Réel qui ex-siste au phallus et qui s’appelle la jouissance.
Le phallus, c’est plutôt la consistance du Réel, c’est le concept si je puis dire du phallus, avec ce concept je fais écho au mot Begriff, ce qui ne va pas si mal puisque le phallus c’est ce qui se prend dans la main ».
On peut être embarrassé. Le phallus un concept ? Le phallus se prenant dans la main !
Que nous dit Lacan ? Il vient de parler, assez longuement, de l’élision du phallus, du blanc dans l’image du corps corrélatif du refoulement originaire. Il l’illustre de ce film où un enfant face au miroir passe sa main devant son pubis. Garçon ou fille, il ne sait plus, mais peu importe, le phallus est élidé quelque soit le sexe. C’est ainsi qu’il devient réel.
Et voici qu’on le prend en main !
Je vous propose une lecture, brève et pas délicate: il y a nœud et nœud. Il y a le phallus comme consistance du réel, et le phallus qu’on saisi…rait.
Quand il dit : le phallus c’est la consistance du Réel, je pense qu’il s’agit de la consistance du Réel du nœud, du nouage que fait le phallus (selon ce qu’on a vu dans les Non-dupes et qu’on reverra le 18 mars 75). On peut certes dire qu’il s’agit de la consistance du rond du Réel (que le phallus fait le Réel un) mais cette lecture, me semble-t-il, apporte moins.
Quand il dit : le phallus c’est un concept, il se prend en main, il plaisante de l’idée, du vœu, de la tentative, de sa saisie.
Saisie imaginaire qui prétend avec l’instrument maitriser la jouissance. Pour le coup, ce serait et l’organe et la jouissance !
Mais ce n’est que l’arrêt sur la jouissance phallique alors que le phallus dans sa fonction de nouage met en place outre la jouissance phallique, la jouissance de l’Autre et le sens, et qu’il borde ainsi le trou de l’objet a (dont il ne cause pas la chute, à la différence de ce qu’on tire de l’examen du cross cap).
Cet arrêt sur la jouissance phallique n’est pas un bon calcul. Le bon calcul c’est de compter le Réel du phallus comme 1, et le Réel de la jouissance qui ex-siste au phallus comme 1 à la puissance 2. Force est de constater que ça fait toujours 1.
La jouissance est inatteignable, il reste l’Un seul, qu’il ne faudrait pas prendre pour l’être.
L’encombrement du phallus traduit un fait de structure (l’absence de rapport sexuel) mais cet encombrement s’accentue sans doute si l’impossible du rapport – l’impossible du 2 dans ce petit calcul – est pris pour impuissance.
On peut aussi penser qu’avec le nœud à quatre il devient sacré,
Un sacré encombrement !
Le 18 mars 75 il s’agit de « donner à la consistance du Réel tout son poids ».
Veut-il dire qu’il s’agit d’apprécier la consistance du réel, de la « peser » ? Ce qui se ferait quand une corde est coincée, qu’elle cesse de tourner autour des autres. Tel ou tel champ d’ex-sistence (jouissance phallique, jouissance de l’Autre, sens) se réduisant alors à un point trou. C’est la lecture que je faisais jusqu’il y a peu.
Mais ne s’agirait-il pas de « peser » au sens d’accentuer cette consistance. Question que je me pose parce ce que immédiatement après Lacan parle du dire :
« Nommer, nommer, qu’aussi bien vous pourriez écrire n’hommer. Dire est un acte. Ce par quoi dire est un acte c’est d’ajouter une dimension de mise à plat ».
Le dire fait nœud, cela a été affirmé le 11 février, et d’autres passages que nous avons vus vont dans le même sens, on ne serait donc pas embarrassé d’entendre ici que c’est par le dire qu’il faut donner à la consistance du réel tout son poids. Sauf que le dire ici est lié à la nomination, laquelle ajoute une dimension de mise à plat, soit une quatrième dimension, et que P. C. Cathelineau a rappelé judicieusement que Lacan disait, également le 11 février, que le nœud à trois est un progrès dans la consistance. Alors ajouter une quatrième dimension pour accentuer sa consistance…
Je termine avec un passage de la Leçon du 9 mars 76 du Sinthome, où il s’agit de la praxis, et où des questions que nous avons rencontrées sont reprises.
On y voit le schéma de deux ronds pliés faisant faux trou, ce pourraient être les deux éléments du savoir imaginaire dont il est question dans Les Non-dupes.
Le phallus est ici localisé, c’est la droite infinie. Sa fonction est précisée : faire du faux trou un vrai trou, le « vérifier ». Cette vérification en fait un trou réel.
La praxis c’est cette intervention sur le faux trou.
Lacan la nomme « l’art-dire ». On voit, ou plutôt on entend, que la méthode se lit dans le signifiant : il y a à r’dire. Pas à contredire, mais à dire une deuxième fois, selon une lecture autre. Pour vérifier ce qui était un faux trou, pour que subsiste une notion de vérité, comme il était formulé dans Les Non-dupes.
Ici Lacan dit que « le seul réel qui vérifie quoique ce soit, c’est le phallus ».
Le terme de vérification qu’il emploie depuis 1953, est pris à la logique, mais pour la subvertir : il s’agit de sortir du dualisme vrai-faux.
« Quoique ce soit » désigne, me semble-t-il, quelque savoir imaginaire que ce soit, ou, ce qui me semble équivalent, quelque opinion vraie que ce soit (l’acte de vérification est pensé dans l’Etourdit dans la topologie du cross cap, en partant de « l’opinion vraie »).
Le phallus vérifie en tant qu’il est « le support de la fonction du signifiant en tant qu’elle crée tout signifié ». Pour le dire vite : en tant que par lui il peut y avoir de l’équivocité.
Lacan ajoute : « encore faut-il qu’il n’y ait que lui pour le vérifier, ce réel ».
Quelle(s) conséquence(s) sur la vérité s’il y en a(vait) un autre ? Question que je me pose en pensant à ce qui est dit dans la première leçon (18 novembre). D’abord que la vérité peut être un produit du savoir faire et puis que l’artisanat peut déjouer la vérité qui s’impose du symptôme. Il n’est pas évident que ces deux assertions, qui sont faites, soulignons-le, à propos de Joyce, soient compatibles avec ce que Lacan nous a enseigné jusque là de la vérité qui parle, en particulier dans le symptôme, et qui est en rapport avec le manque de la structure.
Dernière question : l’art-dire est-il un savoir-faire ?
On serait tenté de répondre oui. Mais B. Vandermersch nous a rappelé que Lacan disait le 13 janvier 76 qu’« on n’est responsable que dans la mesure de son savoir-faire » et que le savoir-faire c’est « ce qui donne à l’art dont on est capable une valeur remarquable ».
Encore deux assertions qui obligent à travailler, qui rendent difficile de dire tout simplement que l’art-dire, par quoi Lacan spécifie la praxis, est un savoir faire.