« Le meilleur analyste c’est un patient guéri.
Tout autre candidat analyste devrait d’abord être rendu malade, ensuite
guéri et averti. »
S. Ferenczi, Journal
clinique)
« Je ne crois pas aux auto-analyses. L’inconscient est assez habile
pour vous induire en erreur, justement sur les points les plus importants. Un
certain degré d’expression de soi-même fait partie de l’analyse,
et c’est impossible quand on laisse une grande partie de ses capacités
psychiques veiller en tant qu’instance critique – et c’est ce qui se passe dans
l’auto-analyse, où on veut à la fois être père et
fils. Des analyses partielles sont tout à fait possibles de cette façon,
mais surtout pour approfondir ou élargir quelque chose de déjà
connu. On ne parvient pas de cette manière à des connaissances
essentiellement nouvelles sur soi-même. Il est nécessaire pour
cela d’avoir la « fournaise du transfert », qui manque dans l’auto-analyse ».
(Lettre de Ferenczi à Groddeck, 11 octobre 1922) [1]
Le problème de l’analyse est encore posé par Ferenczi comme un
problème central dans cette lettre où il essaie d’expliquer aussi
les limites et les risques de l’auto-analyse : asocialité, projection
paranoïaque, projection de ses propres complexes dans des découvertes
scientifiques et le risque de déviation.
Il invite donc son ami Groddeck à se rendre à Budapest pour poursuivre
son analyse interrompue en faisant allusion en même temps à l’analyse
simultanée de sa personne, à savoir à l’analyse mutuelle.
Comme l’on sait Ferenczi ne terminera jamais son analyse personnelle avec Freud,
et cela aura des conséquences tragiques dans sa vie : » La cause
psychique du déclin, écrit-il le 20 mars 1933 à Groddeck,
outre l’épuisement, a été la déception à
propos de Freud dont tu as également connaissance. Depuis, la correspondance
entre nous est interrompue, bien que nous nous efforcions tous deux de sauver
ce qui peut être sauvé. » (Ibid, p. 127-8)
En revanche, concernant la pratique psychanalytique, Ferenczi sera l’inventeur
de techniques nouvelles, quoique risquées, et concernant la théorie
psychanalytique il sera l’auteur de textes féconds et originaux.
» La contribution que chacun apporte au ressort du transfert, n’est-ce
pas, à part Freud, quelque chose où son désir est parfaitement
lisible ? Je vous ferai l’analyse d’Abraham simplement à partir de sa
théorie des objets partiels. Il n’y a pas seulement ce que dans l’affaire
l’analyste entend faire de son patient. Il y a aussi ce que l’analyste entend
que son patient fasse de lui. Abraham, disons, voulait être une mère
complète.
Et puis, je pourrais aussi m’amuser à ponctuer les marges de la
théorie de Ferenczi, d’une chanson célèbre de Georgius
– Je suis fils-père. « 2
C’est en effet à partir de cette configuration transférentielle
– père-fils mais aussi maître-disciple – que la pratique et la
recherche analytique de Ferenczi s’organiseront.
Dans la correspondance qui suit le célèbre voyage en Sicile en
septembre 1910, Freud et Ferenczi ont l’occasion de revenir dans un certain
nombre de lettres sur les désaccords qui avaient surgi entre eux pendant
cette excursion dans l’Italie du Sud. C’est de l’une de ces lettres que j’ai
tiré l’adjectif » incompris » que Ferenczi s’attribue lui-même
et qui est présent dans le titre de mon exposé :
» Pendant le voyage, j’ai joué le rôle ridicule et certainement
très rebutant de l’incompris (en quelque sorte comme les ânes siciliens).
Mais il est bon de citer le passage entier de cette lettre, car il y a déjà
là l’enjeu fondamental de la relation entre le maître Freud et
le disciple Ferenczi :
« … n’oubliez pas que, depuis des années, je ne m’occupe de
rien d’autre que des produits de votre esprit et qu’en même temps j’ai
toujours senti, derrière chaque phrase de vos oeuvres, l’être
humain dont j’ai fait mon confident. Que vous le vouliez ou non : vous êtes
effectivement un des grands maîtres de l’humanité et vous êtes
bien obligé d’accepter que vos lecteurs entrent également en rapport
personnel avec vous, ne serait-ce que par la pensée. Mon idéal
de vérité étouffant toute considération n’est finalement
rien d’autre que la conséquence la plus évidente de vos théories.
Je suis convaincu de n’être pas le seul qui, au moment de décisions
importantes, ou de l’autocritique, etc. se pose et s’est toujours posé
la question : comment réagirait Freud à cela ? Et par Freud j’entendais
son enseignement et sa personnalité, noués en une unité
harmonieuse.
Ainsi j’ai et j’avais de vous une connaissance beaucoup plus intime et
familière que vous ne pouviez l’imaginer. Fait remarquable – et c’est
là le point névrotique, voire un peu fou de l’histoire de ma maladie
– j’ai oublié de prendre en compte que vous ne pouviez pas savoir tout
cela – et même si vous l’aviez su, cela ne vous obligeait en aucun cas
à vous départir de votre méfiance justifiée envers
les hommes (même envers des amis – depuis l’affaire Fliess) et à
vous livrer à quelqu’un, par exemple à un jeune homme enthousiaste
et présomptueux. Mais ce n’est qu’une fois rentré chez moi que
je suis arrivé à cette crise de conscience (que je vous prie de
prendre à la lettre, je parle maintenant sans la moindre trace d’ironie
ou d’auto-ironie). Pendant le voyage, j’ai joué le rôle ridicule
et certainement très rebutant de l’incompris (en quelque sorte comme
les ânes siciliens) – et j’attendais que vous fassiez le premier pas pour
pouvoir vous dire tout cela. A son tour, mon comportement n’a provoqué
chez vous que la résistance et ainsi s’est constitué un cercle
vicieux que j’aimerais maintenant trancher comme mon célèbre homonyme
un certain noeud, même si ce n’est, il est vrai, qu’avec des traits
de plume, mais néanmoins avec une mobilisation non négligeable
de courage personnel et en mettant en danger des intérêts qui me
sont chers. » (170 Fer, 3 octobre 1910, p. 229)3
Il faut lire cette lettre dans sa globalité, car elle articule de façon
plus détaillée et répandue qu’ailleurs le thème
de la » franchise » dont R. Chemama nous parlera tout à l’heure,
et aussi la cause véritable de la dispute entre le maître et le
disciple qui avait eu lieu à Palerme : une » composante pulsionnelle
homosexuelle » qui, déjà analysée et presque liquidée
par Freud à la suite de sa rupture traumatique avec Fliess, ne l’est
pas pour Ferenczi qui, il faut le rappeler, lors de ce voyage en Sicile, connaît
Freud seulement depuis deux ans et, bien qu’il eût commencé à
pratiquer l’analyse à partir de 1908, il n’avait pas été
analysé par Freud. La relation entre les deux compagnons de voyage s’avère
alors paradoxale, car d’une part Freud amène avec lui le jeune et brillant
disciple, en lui faisant croire même qu’il pourrait y avoir, pendant ce
long voyage, des moments analytiques, d’autre part il s’en sert seulement pour
sa propre analyse en lui imposant la place de l’analyste, fort incommode pour
quelqu’un qui demande lui d’être analysé :
» Si nous partons ensemble en voyage en Sicile, bien des choses sortiront
de leur latence dans la conversation. Par ailleurs, si nous invitions Brill
à faire ce voyage ou une partie du voyage avec nous, qu’en penseriez-vous
? Dans sa dernière lettre, il se plaignait d’être épuisé
et névrosé, et demandait, dans la phrase suivante, où j’avais
l’intention de passer l’été. J’ai dû répondre par
une ébauche d’invitation ; il dépend de vous naturellement, qu’elle
soit formulée sérieusement. Ce serait une perte d’intimité,
mais un supplément de confort et un peu de devoir accompli. Je ne suis
pas du tout convaincu, bien sûr, qu’il veuille ou puisse venir avec nous.
» (130 Fer, 24 avril 1910, p. 176)
L’attitude du maître est tout à fait manifeste dans ces mots de
Freud. La » sincérité » de Ferenczi ne manquera pas
de se manifester dans sa réponse : » Le projet d’inviter Brill
a immédiatement éveillé mon complexe fraternel. «
(131 Fer, 27 avril 1910, p. 177)
Le malentendu est donc déjà là. Freud ne comprend pas
ou ne veut pas ou ne peut pas comprendre que la relation » pédagogique
» qui s’est nouée entre lui et le jeune Sandor est une relation
de transfert où l’amour et le savoir sont inséparables pour Ferenczi.
C’est là la spécificité et le côté passionnant
et même attachant de cette aventure » socratique » entre le
père et l’enfant terrible de la psychanalyse. Or, ce noeud transférentiel
est très bien saisi et souvent rappelé par Ferenczi soit dans
ses correspondances, soit dans ses oeuvres, le Journal clinique compris,
et notamment dans la lettre déjà citée, où l’image
du noeud gordien tranché par Alexandre est justement tranchante :
» A son tour, mon comportement n’a provoqué chez vous que la
résistance et ainsi s’est constitué un cercle vicieux que j’aimerais
maintenant trancher comme mon célèbre homonyme un certain noeud,
même si ce n’est, il est vrai, qu’avec une mobilisation non négligeable
de courage personnel et en mettant en danger des intérêts qui me
sont chers. « (170 Fer, 3 octobre 1910, p. 229)
Ce » cercle vicieux » dont Ferenczi parle est celui-là même
d’où il voulait certainement sortir, avec l’aide (le soutien) de Freud,
à savoir par l’analyse tout d’abord, par l’analyse du transfert ensuite,
et donc par la fin de son analyse.
C’est à partir de cette passion, la passion du disciple, quoique »
incompris « , que l’édifice psychanalytique théorique et technique
de Ferenczi sera bâti. La théorie du traumatisme, la pratique de
l’analyse mutuelle entre autres en sont parmi les acquisitions majeures.
Toujours dans la lettre du 3 octobre 1910 on peut lire :
» C’est de l’homme, pas du savant que je voulais profiter en une amitié
confiante. « (ibid, p.228)
et un peu plus loin :
» Après tout, c’est vous qui êtes la PA [ psychanalyse
] en personne ! […]
je crois que vous ne vous méprendrez en aucune façon sur le
ton et le contenu de cette lettre, je crois que notre voyage ne signifie pas
la fin d’une intimité, mais le début de l’entente véritable.
Comme d’habitude, je me suis de nouveau présenté sans fard
devant vous – avec toutes mes faiblesses et exagérations infantiles.
Et même si cette épître terriblement longue vous paraît
inintéressante par ailleurs, peut-être vous intéressera-t-elle
comme la confession d’un homme en état de fermentation psychanalytique.
« (ibid, p. 230)
Freud répondra à cette lettre le 6 octobre 1910, mais avant cette
réponse il avait déjà écrit une lettre à
Jung de Rome le 24 septembre sur la voie du retour à Vienne. Il s’agit
d’une lettre qu’il considère pour son compte déjà »
surmonté » à la suite de l’affaire Fliess (174 Fer, 17 octobre
1910). Pourtant il fait état à Jung de l’inquiétante étrangeté
de Ferenczi durant son séjour en Sicile :
» Le voyage était très riche de contenu et a apporté
plusieurs réalisations de désirs nécessaires depuis longtemps
à l’économie interne. La Sicile est le plus beau morceau d’Italie
et a conservé des morceaux tout à fait uniques de l’hellénité
engloutie, des réminiscences infantiles qui permettent des conclusions
quant au complexe nucléaire. La première semaine sur l’île
a été une grande jouissance, la seconde une rude épreuve
pour le pauve Conrad, à la suite d’un siroco persistant. Enfin on sent
que tout est surmonté, le siroco, le danger de choléra et de malaria.
Septembre n’est pas la bonne époque pour pouvoir jouir de ces beautés.
Mon compagnon de voyage est un homme que j’aime beaucoup, mais un peu maladroitement
rêveur, et il a une attitude infantile à mon égard. Il m’admire
sans discontinuer, ce que je n’aime pas, et me critique sans doute âprement
dans l’inconscient si je me laisse aller. Il s’est comporté de façon
trop réceptive et passive, a tout laissé faire pour lui comme
une femme, et mon homosexualité ne va quand même pas jusqu’à
l’accepter comme tel. La nostalgie d’une vraie femme augmente considérablement
dans de tels voyages. « (212 Fer, Correspondance Freud/Jung, Paris,
Gallimard, 1975, II, p. 92)
La réponse de Freud à la lettre très risquée de
Ferenczi, signée : » Assoiffé de franchise votre Ferenczi
» (3 octobre 1910), autant elle est franche et affectueuse, autant elle
révèle la surdité voire la tyrannie du maître et
non pas l’écoute de l’analyste :
» Pourquoi je ne vous ai pas engueulé, ouvrant ainsi la voie
à l’entente ? Il est parfaitement exact que c’était de la faiblesse
de ma part, aussi bien ne suis-je pas ce surhomme psychanalytique que nous avons
construit et je n’ai pas non plus surmonté le contretransfert. Je ne
le pouvais pas, comme je ne le peux pas pour mes trois fils, parce que je les
aime et qu’en même temps ils me de la peine.
Je n’ai plus aucun besoin de cette totale ouverture de la personnalité,
et vous l’avez non seulement remarqué mais aussi compris, et vous êtes
remonté fort justement à la cause traumatique de cet état
de choses. Alors pourquoi vous êtes-vous entêté ? Depuis
le cas Fliess, dans le dépassement duquel vous m’avez précisément
vu occupé, ce besoin s’est éteint chez moi. Une partie de l’investissement
homosexuel a été retiré et utilisé pour l’accroissement
de mon moi propre. J’ai réussi là où le paranoïaque
échoue.
[…]
Il était facile de voir que vous supposiez chez moi de grands secrets
et que vous en étiez très curieux, mais il était également
facile d’y reconnaître l’infantile. Tout comme je vous ai fait part de
tout ce qui était scientifique, je ne vous ai caché que peu de
choses personnelles et l’affaire du cadeau national (une allusion plaisante
à la joie de Freud lorsqu’il faisait une nouvelle acquisition pour sa
collection d’antiquités) a été, je crois, suffisamment
indiscrète. Mes rêves à cette époque, comme je vous
l’ai indiqué, tournaient tous autour de l’histoire de Fliess, dont il
était difficile de vous faire partager les souffrances en raison de la
nature même de la chose.
Ainsi, en y regardant de plus près, vous trouverez que le réglement
de comptes entre nous n’a pas besoin d’être aussi important que vous le
pensiez au début. » (171 Fer, 6 octobre 1910, p. 231-2)
Dans sa réponse Ferenczi insiste sur son exigence thérapeutique
et sur son idéal de franchise. Il arrive même à pousser
Freud à laisser se mobiliser une partie de la libido homosexuelle retirée,
pour qu’il puisse ainsi accorder plus de sympathie à son idéal
de franchise (173 Fer, 12 octobre 1910). Mais Freud gardera ses positions, voire
il surenchérit :
» Vous continuez donc à défendre votre point de vue,
avec chaleur et de bons arguments, je l’admets. Mais il n’y a rien qui me contraigne
là-dedans. Peut-être vous imaginez-vous de tout autres secrets
que ceux que je garde par-devers moi, ou pensez-vous qu’une souffrance particulière
s’y rattache, alors que je me sens prêt à faire face à tout
et que j’apprécie d’avoir surmonté mon homosexualité avec,
pour résultat, une plus grande autonomie.
Il me vient encore à l’esprit qu’il émanait de vous une influence
paralysante dans la mesure où vous étiez toujours prêt à
m’admirer. « (174 Fer, 17 octobre 1910, p. 236)
L’épisode sicilien semble se conclure, au moins dans sa phase traumatique,
vers la fin de la même année 1910. Mais, en réalité,
Ferenczi n’oubliera jamais l’incident palermitain. Il en parlera encore dans
deux lettres adressées à Groddeck le jour de Noël 1921 et
le 21 octobre 1931, mais aussi par-ci et par-là, même de façon
allusive, dans la Correspondance avec Freud :
» Je ne suis pas jaloux de Jung, c’est-à-dire que je maîtrise
parfaitement cet instinct ; mais cela me fait de la peine qu’en Italie, nous
n’ayons pas trouvé le ton qui, à Munich vous a revigoré
et réjoui. « (192 Fer, 3 janvier 1911, p. 262)
Et ensuite, dans la lettre du 17 mars 1911 (205 Fer) il évoque la Sicile
entre parenthèse, à la fin d’un long paragraphe qui fait l’éloge
du maître tout en rappelant les résidus d’un transert non liquidé
:
» Mais pour en tirer les conséquences, je suis bien trop peu
désintéressé. Il n’y a certainement encore jamais eu de
mouvement intellectuel, où la personnalité de l’inventeur ait
joué un rôle aussi grand et aussi indispensable que le vôtre
pour la psychanalyse. En effet, c’est vrai à la lettre : vous n’êtes
pas seulement l’inventeur de nouveaux faits psychologiques, vous êtes
aussi le médecin qui soigne, nous autres médecins incurables ou
difficilement accessibles (par ex. Stekel le pervers infantile, et Adler le
paranoïaque). En comparaison, je dois même me qualifier de « cas »
très bénin ; j’en suis à peu près au stade de cette
patiente qui m’a consulté, après un arrêt d’un an, pour
se délivrer du dernier reste de sa maladie, du transfert sur moi. Je
crois avoir à peu près délivré cette malade – tout
comme moi – de ce trait de caractère névrotique (que vous avez
eu à éprouver l’été dernier en Sicile). » (205
Fer, 17 mars 1911, p. 275-6)
Et enfin, de façon presque inattendue, dans la lettre du 27 mai 1911
:
» D’après ce que vous dites, il me faut supposer que, par révision
de mon programme concernant le voyage à Zurich vous entendez que je dois
renoncer à la visite chez Jung. Cela m’attriste que la psychanalyse ne
puisse rendre deux hommes capables de coopérer à la cause commune,
en mettant de côté ou, plus exactement, en maîtrisant leurs
susceptibilités personnelles. Qu’il en soit ainsi, je l’ai certes montré
moi-même, en me retirant de façon cassante du travail en commun
sur la paranoïa. Mais cette histoire m’a rendu plus sage et, de mon côté,
il n’y aurait aucun obstacle à une grande coopération avec Jung.
« (222 Fer, 27 mai 1911, p. 297-8)
Les déclarations d’amour envers le maître s’accompagnent aussi
de tentatives de séparation et d’indépendance de la part de Ferenczi
:
» En même temps, après un dernier sursaut de mes tentatives
d’indépendance à votre égard, j’ai reconnu que votre amitié
– ainsi que votre approbation paternelle – m’étaient indispensables.
« (252 Fer, 14 novembre 1911, p. 328)
La réponse spéculaire de Freud est immédiate :
» Cher fils,
[…] Je reconnais, bien entendu, vos » troubles liés aux
complexes » et j’admire volontiers que je préfèrerais un
ami indépendant ; mais, si vous faites de telles difficultés,
il faut bien que je vous adopte comme fils. Votre lutte libératoire n’avait
pas besoin de s’accomplir dans de telles alternances de révolte et de
soumission. […]
D’ailleurs, sur le plan scientifique, vous êtes sur la meilleure voie
pour vous rendre indépendant. A preuve, vos études sur l’occultisme
qui, peut-être à cause de cette visée, se trouvent bénéficier
d’un certain excès de zèle. N’ayez pas honte d’être, la
plupart du temps, du même avis que moi et n’exigez de moi, personnellement,
pas plus que ce que je donne volontiers. Il faut se réjouir, quand, exceptionnellement,
un homme se débrouille seul avec lui-même. […]
Portez-vous bien et calmez-vous. Avec des salutations paternelles,
Votre Freud. «
(253 F, 17 novembre 1911, p. 330-1)
Et voici la réponse du fils :
» Cher Monsieur le Professeur,
Votre discours paternel a eu un effet immédiat. Il m’a fait rire
de bon coeur. D’autre part, il m’a rendu pensif et, finalement j’ai dû
vous donner raison en tout. Théoriquement, je sais bien que l’on ne peut
pas exterminer ses » complexes » (c’est ce que j’enseigne depuis des
années à tous mes patients), mais il semble qu’en pratique j’aie
péché contre cette sagesse : je voulais être autre chose
que ce que je suis en réalité, et je vous voulais autrement que
vous n’êtes. Je demandais manifestement un ajustement de nos personnalités
ou bien vous descendiez jusqu’à moi, ou bien je devais m’élever
jusqu’à vous. Je n’ai été que rarement assez objectif pour
voir que l’on peut très bien exister côte à côte,
se faire plaisir l’un à l’autre, même si on renonce à cet
ajustement forcé ; on donne et on prend alors, joyeusement, autant qu’on
est prêt à donner et à prendre. Je sais, du reste, que l’admettre
ne signifie pas encore la conclusion définitive de mon » combat
de libération » ; mais peut-être réussirais-je à
ôter leur caractère de crise à ces processus de développement.
En tout cas je vous remercie d’être assez gentil pour jouer le rôle
du père, tant que j’en ai besoin ; peut-être qu’un jour viendra
où je pourrais vous tendre la main, en homme libre. (Ce fantasme correspond
en outre à mon observation que Ami (Freund), dans le rêve,
signifie toujours Père, c’est-à-dire un père qui condescend
à vivre des rapports d’amitié avec son fils.) « (254
Fer, 26 novembre 1911, p. 331-2).
Mais quelques mois plus tard il écrira :
» Mais – vous le savez – je reste toujours le fils – un fils à
vrai dire empêtré dans un combat douloureux pour son autonomie.
« (279 Fer, 18 février 1912, p. 366)
Dans la lettre du 20 janvier 1912, principalement consacrée à
l’analyse d’Elma, on peut lire la réflexion suivante :
» Il est à remarquer que ma curiosité infantile pour
l’intimité paternelle a considérablement diminué ces derniers
temps, l’essentiel de ma curiosité était manifestement de savoir
si mon père m’aimait. La grande et profonde sympathie que vous m’avez
manifestée pendant ces jours difficiles semble m’avoir rassuré
à cet égard. » (269 Fer, 20 janvier 1912, p. 351)
Le rapport maître/disciple entre Freud et Ferenczi est spécialement
marqué par un transfert intellectuel (ou de travail) que l’on peut repérer
tout au long de cette correspondance, en voici quelques exemples :
» Le soir, en général, je suis tellement fatigué
que je n’éprouve plus aucune envie de travailler. J’opte alors, entre
plaisir et devoir, pour le compromis qui consiste à prendre vos oeuvres
en guise de lecture. « (66 Fer, 30 juin 1909, p. 76)
A la suite de la rencontre avec Freud à Vienne fin janvier 1910 :
» Le bénéfice scientifique que m’a apporté ce
dimanche n’apparaîtra que plus tard. Les notes que j’ai prises à
partir de vos idées n’ont pu en fixer le sens clair, allant de soi, tel
qu’il m’est apparu venant de vous, dans vos propos, à Vienne. Je dois
attendre que l’expérience m’amène à découvrir ces
choses moi-même ou, plutôt, à les redécouvrir. Plus
particulièrement, la découverte du conflit entre les diverses
tendances de la libido, qui expliquerait la neurasthénie, m’a complètement
échappé. Je me casse en vain la tête pour m’en souvenir.
Ici à Budapest, j’ai tout retrouvé comme avant ; il n’y a
que moi qui semble m’être transformé quelque peu : l’entretien
a balayé les dernières traces de ma névrose et je ressens
– à la place de l’ancienne tendance à l’inaction – une sorte de
fièvre d’activité. Hier soir j’ai reçu une nouvelle stimulation
au travail. « (109 Fer, 5 février 1910, p. 142)
» Comme vous le voyez, je vis encore à moitié dans le
souvenir de la lecture de votre livre sur le mot d’esprit. « (177 Fer,
28 octobre 1910, p. 240)
» …toute rencontre avec vous représente toujours pour moi,
personnellement, un encouragement au travail, la clarification de pensées
en train de mûrir, ou pas mûres encore, de nouvelles ouvertures
et un courage neuf. « (358 Fer, 22 décembre 1912, p. 465)
Freud renvoie toujours au » savoir » son disciple, même lorsqu’il
lui demande l’analyse parce qu’il va très mal :
» Le séjour à Corfou m’a revigoré dans une certaine
mesure ; je regrette cependant de n’avoir pas plutôt employé le
temps que j’y ai passé pour un séjour à Vienne, afin d’y
suivre un traitement combiné, psychique et somatique. D’ailleurs, je
n’ai pas entièrement renoncé à cette idée. Je pourrais,
cette année, choisir le mois de juin comme mois de vacances, et
utiliser ce temps à Vienne pour l’analyse et des cures diététiques.
Qu’en dites-vous ? « (391 Fer, 3 mai 1913 p. 508-9)
» Ce qui me console, c’est l’extraordinaire montée de vos facultés
intellectuelles, justement en ce moment. Vous écrivez de mieux en mieux,
et vous avez les plus belles idées. Si je pouvais vous être utile,
je négligerais tout le reste. Mais je sais que 4 ou 6 semaines d’analyse
seraient bien insuffisantes. Une autre considération est entrée
en jeu : le peu d’inclination à exposer un de mes auxiliaires les plus
indispensables au danger d’un éloignement personnel découlant
de l’analyse. Je ne sais pas encore comment Jones va supporter de découvrir
que sa femme, par suite de l’analyse, ne veut plus rester sa femme. «
(392 F, 4 mai 1913, p. 509-10)
» Je suis convaincu que mon analyse ne pourra qu’améliorer les
relations entre nous. Chez Jones, les choses se présentent autrement
: ce n’est pas lui, c’est sa femme qui a été analysée.
Mais j’ai déjà surmonté cette période où
vous aviez Elma en analyse et, après, je n’ai pas pu l’épouser
; j’ai surmonté cela, sans m’éloigner de vous, ou de l’analyse.
J’espère, au demeurant, que Jones aussi restera fidèle. »
(394 Fer, 12 mai 1913, p. 513)
Une curieuse bascule parcourt toute la correspondance entre Freud et Ferenczi.
Des moments d’euphorie alternent avec des moments de disphorie. Ou bien c’est
la stimulation intellectuelle au travail, ou bien l’inhibition qui prime, comme
il est dit encore dans la lettre du 18 avril 1914 :
» Mais ce n’est pas sans douleur qu’il m’a fallu constater que ma position
vis-à-vis de vous, justement, n’est toujours pas tout à fait naturelle
et que votre présence réveille en moi des inhibitions de toutes
sortes qui influencent mes actions et même ma pensée, et par moments
les paralysent presque. « (469 Fer, 18 avril 1914, p. 588)
Et voici la réponse ahurissante de Freud :
» Cher ami,
A Brioni, j’avais bien remarqué quelque chose comme une inhibition
chez vous, et j’avais relié cela à la présence de Rank,
mais je ne suis pas allé chercher plus loin, parce que je souffrais de
retrait hypocondriaque de la libido. « (470 F, 24 avril 1914, p. 588)
Mais l’incorporation du savoir du maître continue :
» Cher Monsieur le Professeur,
Je viens de lire le Narcissisme avec ravissement. Depuis bien longtemps
je n’ai pas pris autant de plaisir à une lecture. Mais je dois aussi
vous avouer que, depuis des années, je ne peux vraiment rien lire d’autre
que vos écrits – et vous pouvez prendre cette franchise comme le signe
de la liberté intérieure, sans inhibition, qui commence à
se développer en moi. Tout le reste, au fond, m’ennuie ; vous nous avez
trop gâtés en nous donnant à lire des choses trop belles
et fortes, après lesquelles plus rien d’autre n’a de goût. »
(477 Fer, 4 juin 1914, p. 595)