Faut l'faire trois ET quatre. Des différents échelons d'une clinique psychanalytique
22 octobre 2013

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FIERENS Christian
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Prenons non pas le rêve de Jacob, mais le rêve de la spirituelle bouchère et parcourons les échelons de compréhension de la métaphore impliquée dans ce rêve.

Premier niveau : le rêve est une métaphore en ceci que le saumon fumé est substitué au caviar[4]. La patiente sait parfaitement qu’elle aime le caviar et que c’est son amie qui préfère le saumon fumé. Pourquoi le rêve remplace-t-il le caviar par le saumon fumé ? Pourquoi cette substitution ? Pourquoi cette métaphore ? Non pas quelle est la ressemblance entre le caviar et le saumon, mais quel est le maximum d’écart admis entre ces signifiants ? Comment tabler sur une métaphore qui serait vraiment une métaphore et non un simple pied de table ? Dans notre clinique, où trouver une vraie métaphore qui fasse du chemin et qui éclaire ?

La tentative de répondre à cette question fait passer au deuxième niveau. Les deux pôles électriques rapprochés par la métaphore l’un de l’autre doivent provoquer l’étincelle. Ici, ils produisent la signification qui est celle de l’insatisfaction. « Je veux donner un dîner, mais je dois renoncer à mon envie de donner un dîner ». Le saumon et le caviar se condensent autour du désir insatisfait qui serait la signification de cette métaphore. Ce sont des hystériques.

Au troisième niveau, on explicite l’insatisfaction en fonction de la signification phallique de la métaphore. Le saumon fumé est une représentation plus phallique que le caviar, son pouvoir de condensation lui est donc supérieur. On dira ainsi que ce que la spirituelle bouchère désire c’est du caviar, qui est représenté par le saumon en tant que symbole majeur condensant toute la signification du phallus.

Mais cette conception de la métaphore ne saurait suffire. Quatrième niveau, les anges n’apportent pas le moindre message et c’est en cela qu’ils sont signifiants, le rêve ne dévoile pas la moindre signification, et notamment pas la signification condensante du phallus, mais le sens de relance du phallus qui implique le lieu du non-sens. La différence entre la condensation et la métaphore permet de préciser l’enjeu de l’interprétation : « L’interprétation est du sens et va contre la signification »[5]. Le saumon se substitue au caviar sans s’y coller et sans s’y condenser, il ne s’agit pas de pointer la structure d’un désir insatisfait en raison du phallus. La substitution saumon/caviar ne fait qu’agencer un espace où peut se glisser « la clef des champs, la clef du champ » pour le désir de la spirituelle bouchère, plutôt que « la clef du champ des désirs de toutes les spirituelles hystériques »[6]. Parler d’un trou de serrure et de la clef adéquate, c’est parler d’un vrai trou et d’un objet qui le comble. Autrement dit un rond fermé qui cerne un disque fermé. Les deux derniers niveaux interrogent successivement le rond fermé et ce qui vient s’y loger.

Cinquième niveau : le trou n’existe pas en lui-même. Le trou de mémoire, le silence des associations n’est que l’image en négatif d’autre chose. Dans la dynamique du transfert, Freud examine le vrai trou des associations. La technique proposée par Freud est d’éliminer le blocage en assurant le patient qu’il s’agit du psychanalyste[7] ; par ce pur montage surréaliste, il ne comble pas du tout le vrai trou, il rajoute la perplexité de l’analyste à la perplexité du patient et constitue ainsi un faux trou. Il constitue un faux trou. Nous le retrouvons fabriqué de toutes pièces par la métaphore saumon/caviar. Le trou du saumon doit être couplé au trou du caviar. Le trou du désir insatisfait de l’hystérique n’existe jamais tout seul, il n’est jamais que la création d’un faux trou créé de toutes pièces par la convocation dans la métaphore de deux trous : le trou du saumon et le trou du caviar. Ou encore le trou de la spirituelle bouchère et le trou de Freud dénoncé par la contestation de la thèse freudienne. Ces deux trous sont parfaitement hétéroclites. Inutile dès lors de vouloir concilier la spirituelle bouchère ni avec son amie, ni non plus avec Freud. Mais c’est seulement par Deux trous que peut se constituer le désir insatisfait, comme faux trou. S’il n’y avait pas eu le trou de Freud, le désir insatisfait de l’hystérique n’aurait tout simplement pas eu lieu.

Sixième niveau : cette combinaison per-siste pour autant que s’y glisse quelque chose de tout autre pour la faire tenir. L’invention de Freud consiste à assurer que s’il y a un trou dans les associations, alors il y a nécessairement un autre trou sous-jacent concernant l’analyste ; cette intervention est purement gratuite. L’invention du couplage du saumon et du caviar est purement gratuite. Elle n’existe que si on la fait tenir. Il faut le faire. Comment ? Par quoi ? Par quelque chose d’objectif, par une clavette qui s’enclenche dans le faux trou et lui donne ainsi une certaine consistance. Il est évident qu’il ne suffit pas ici d’insérer un quelconque morceau de bois pour faire tenir le faux trou en jeu dans l’analyse. De quoi s’agit-il ?

Remarquons l’importance de la question. Toute l’échelle de Jacob s’appuie sur le dernier échelon, sur le ciel éthéré de ce dernier point ; s’il lâche, c’est toute l’échelle qui s’écroule ; « s’il lâche », c’est-à-dire s’il ne répond pas à la condition d’objectivité. Cette question a un nom chez Freud : c’est la réalité psychique, en tant qu’elle viendrait donner consistance à la métaphore et au signifiant qui sans cela resteraient de pures fictions. Le nom, et avec lui sa topologie, suppose le problème résolu. Mais ce nom ne garantit rien objectivement. S’il ne remplit pas effectivement sa fonction, il ne fait que redoubler la fiction et l’ineffectivité de la psychanalyse.

La clavette de la demande, du désir et de l’objet a.

Je vous livre plusieurs approximations de cette clavette qui devrait donner une valeur objective à un faux trou qui sans elle resterait purement fictionnel et j’en montre l’insuffisance.

Première approximation : la demande objective du patient (demande d’analyse). La demande objective du patient ne pourra servir à faire tenir le faux trou que si elle s’inscrit dans le torrent du désir qui déborde infiniment la demande en aval et en amont. On ne pourra faire autrement que d’imaginer un mystérieux désir avant qu’il ne trouve à se glisser dans le faux trou et un désir éclairé après son passage dans le faux trou ; autrement dit, l’en deçà et l’au-delà du désir. On pourra le signifier en condensé par le phallus. Mais ce n’est là que l’aspect sous lequel il se représente, l’aspect « de l’accompli (vrai sens de la Wünscherfüllung) »[8]. Mais le désir lui-même est ex-sistant à toute signification. La signifiance du rêve masque le désir ; c’est bien pourquoi il faut le dépouiller de tout imaginaire ; il ne reste qu’une pure ex-sistence[9]. Où est alors sa consistance ?

Deuxième approximation : l’objet cause du désir, l’objet a donnerait le caractère objectif du faux trou. Ainsi dans le montage de la pulsion exposé dans le séminaire XI[10], c’est l’objet pulsionnel qui fait tenir ensemble la boucle de la poussée pulsionnelle et la boucle de la source pulsionnelle. Retirons l’objet pulsionnel, la poussée pulsionnelle se disjoint complètement de la source et va éventuellement s’acoquiner avec une autre source pulsionnelle, pourvu qu’elle trouve un nouvel objet qui fasse tenir le montage. Mais une objection se présente d’emblée : l’objet a est essentiellement un rien ; et c’est par antiphrase qu’on le nomme « objet » ; il ne garantit rien du tout. Il est en effet facile de convoquer la fiction de tel ou tel objet a pour faire tenir. Mais ce qu’il fait tenir, ce n’est ni l’effectivité de la cure ni l’effectivité de l’échelle de Jacob du signifiant. L’objet a ne fait tenir que le fantasme, bien loin de donner consistance à la cure. Si Lacan a inventé l’objet a, ce n’est pas pour lui donner une objectivité, mais pour mettre en évidence le caractère trompeur et fallacieux de la cure. Le psychanalyste n’a d’ailleurs pas pour fonction de tenir la place de l’objet a dans la cure ; il est au contraire à la place de semblant d’objet a. Autrement dit, il se précipite pour dénoncer le caractère fallacieux de l’objectivité telle qu’elle se présente sous les espèces du sein, des fèces, du regard et de la voix.

Troisième approximation : le phallus que nous retrouvons non plus comme signification, mais comme acte de faire tenir le faux trou en y insérant une dynamique effective de relance. Avec l’acte, il s’agit d’un « faut l’faire », qui n’existe que sur le fond de la mise en question radicale de l’objectivité (c’est l’enjeu de l’objet a).

Faut l’faire et sa valeur

Faut l’faire s’explicitera en quatre formules. Il faudra dire la valeur respective de chacune.

Première formule. Étant donné l’apparition fugitive du faux trou, il faut le faire tenir, faut l’faire. Le fait même d’énoncer le problème du faux trou, c’est déjà ouvrir la possibilité d’y faire passer quelque chose qui le fait tenir. Pour fixer les idées : étant donné le trou de l’imaginaire et le trou du symbolique qui s’assemblent en un faux trou, il est possible d’y faire passer le réel du phallus, non sans l’angoisse qui va avec ce « il faut l’faire ». Et ce réel comme possible n’est pas un réel contingent qui peut s’échapper du trou et faillir à sa fonction ; on doit donc le penser comme un rond fermé. Pour tout faux trou, clavette phallique inamovible. Pour tout x phi de x. Nous avons construit le nœud borroméen à trois comme possibilité radicale d’inventer un réel qui fasse tenir le haut de l’échelle de Jacob. Nous avons bien une clinique borroméenne à trois pour la psychanalyse.

Deuxième formule. La première formule ouvrait une possibilité infinie. Mais elle ne tient que moyennant l’acte que je ne peux penser que par la conjonction d’un acteur différent de l’acte. Le rond phallique ne peut donc être pensé que comme un faux rond composé de deux insuffisances, de deux trous, le trou de l’acte qui ne tient pas tout seul et le trou de l’acteur qui ne tient pas tout seul. La clavette du premier faux trou n’est pas simple. Pour faire tenir – faut l’faire – la clavette du faux trou, il est nécessaire qu’il existe un point d’extériorité au phallique. Il existe un x non-phi de x qui, combiné au fonctionnement phallique, remplit sa fonction de faire tenir. Nous avons bien une clinique borroméenne à quatre pour la psychanalyse.

Nœud à trois ou nœud à quatre. Il faut choisir, apparemment.

Plutôt que d’opposer les deux formules, examinons-les successivement, chacune pour elle-même.

Quelle est la valeur de la première formule ? Elle ne vaut que par son pouvoir totalitaire ; le réel doit concerner toute la structure. « Pour tout x phi de x » est la clef universelle qui permet de tout expliquer ; on suppose ainsi la totalité des phénomènes psychiques. La totalité c’est la condition même du nœud borroméen à trois. Faut-il dire « tout s’explique en définitive par le nœud borroméen à trois » ou « tout ne s’explique pas par le nœud borroméen à trois » ? Les propositions sont toutes les deux fausses pour la simple raison que la totalité des phénomènes psychiques n’existe pas, non pas simplement parce qu’elle serait infinie – une totalité peut être infinie –, mais en raison des regroupements infinis parfaitement saisissables dans le cours d’une analyse non pas infinie, mais transfinie. Il est donc faux tout à la fois d’affirmer et de nier la réalité objective du nœud borroméen à trois.

Le cas de la deuxième formule n’est guère plus réjouissant. Avons-nous l’acteur ou le créateur de la fonction phallique ? C’est une pure construction de la pensée et nous n’avons aucun accès à l’examen concret de l’objectivité d’un tel acteur. C’est une pure construction mentale. Il est donc faux tout à la fois d’affirmer et de nier la réalité objective du nœud borroméen à quatre.

Nous devons donc nier la réalité objective du nœud à trois ET celle du nœud à quatre. Il n’y a pas de nœud à trois ET il n’y a pas de nœud à quatre.

Troisième formule. Il n’y a pas de nœud à quatre.

Quatrième formule. Il n’y a pas de nœud à trois.

Ces formules ne sont négatives que pour s’opposer à – et pour dépasser ce qui se présente nécessairement à l’esprit de tout qui envisage les différents degrés de la pratique psychanalytique.

Que proposent-elles positivement ? Autrement dit, que veut dire « faut l’faire trois ET quatre » ? Car c’est en partant de trois ET quatre que l’on peut conduire « faut l’faire ».

Négativement, la troisième formule témoignait de l’inobjectivité foncière de tout acteur instigateur de la clavette qui fixerait le faux trou. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas d’abord clinique rigoureux au sens de l’observable scientifique classique. La contrepartie positive est de laisser l’analyste et l’analysant dans un lieu indemne de la prise dans l’observable ; l’analyste apparaît maintenant comme non corrompu par les exigences de l’observation empirique ; il est libre de ces contraintes et il est dégagé du devoir de faire rapport des faits empiriques. Certes, il continue à observer les faits cliniques de façon très basique ; mais il a aussi une position entièrement dégagée par rapport à ces contraintes : il s’autorise non plus seulement des faits cliniques observés, mais de lui-même ; c’est déjà ce qui était en jeu par exemple dans l’intervention de Freud qui assurait à son patient qu’il pensait à lui. Cette troisième formule donne ainsi la permission à l’analyste de jouer de la topologie comme il lui semble bon, non pas pour expliquer les faits objectifs, mais pour investir son acte, l’acte de l’analyste.

Négativement, la quatrième formule témoignait de l’ineffectivité du totalitarisme phallique. La contrepartie est d’ouvrir le vrai champ de l’analyse qui ne consiste pas à rassembler les faits cliniques en direction d’une totalité possible qui se trouverait éventuellement indéfiniment reculée dans l’ordre de l’infini dénombrable. Il ne s’agit pas non plus simplement d’éviter les universalisations ou les totalitarismes comme s’il s’agissait de la peste pour la psychanalyse. Il s’agit au contraire d’ouvrir un champ nouveau pour la psychanalyse qui ne se contente pas de suivre la suite des nombres réels comme s’il s’agissait du réel de la psychanalyse, mais d’opérer des assemblages, de nouvelles constructions dans le sens du transfini et de la puissance du continu. « Pastout » ne veut pas dire qu’il faut rester dans un particularisme modeste et frigide, mais au contraire qu’au-delà du tout et du mouvement totalitariste, il faut encore assembler, regrouper à nouveaux frais pour produire un foisonnement transfini de jouissances qui dépassent toute numération.

C’est cette dernière formule qui justifie précisément le mouvement transfini de l’analyste sur l’échelle de la pratique psychanalytique. Une fois arrivé au dernier échelon de l’échelle, il ne s’agit pas de s’y croire (de croire à la totalité acquise), il ne faut pas renverser l’échelle parce qu’on y est enfin arrivé ; on peut au contraire repartir et regrouper encore et encore sur la même échelle parcourue à l’envers et y inventer une nouvelle clinique recomposée à nouveaux frais[11]. Faut l’faire, c’est construire encore et encore le faux trou qui demande à être tenu par trois ET par quatre sans s’attarder à l’objectivité clinique pour y inventer l’objectivité du faut l’faire.



[1] L’écriture de la métaphore et le faux trou

[2] Genèse 28, 11-15.

[3] « Ce n’est pas que je ne croie pas aux anges – chacun le sait, j’y crois inextrayablement et même inexteilhardement –, simplement, je ne crois pas qu’ils apportent le moindre message, et ‘est en quoi ils sont vraiment signifiants » (Lacan, Encore, p.24).

[4] « Freud en posant que le saumon fumé est ici substitué au caviar qu’il tient d’ailleurs pour le signifiant du désir de la patiente, nous propose le rêve comme métaphore du désir » La direction de la cure…, Écrits p.622.

[5] L’Étourdit, Autres Écrits, p.480.

[6] La direction de la cure…, Écrits p.625.

[7] Freud, Sur la dynamique du transfert, OC XI p.109.

[8] La direction de la cure…, Écrits p.629.

[9] « C’est cette ex-sistence (Entstellung) du désir dans le rêve qui explique que la signifiance du rêve y masque le désir, cependant que son mobile s’évanouit d’être seulement problématique » (La direction de la cure…, Écrits p.629).

[10] Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p.163.

[11] « La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir » (Lacan, Ecrits, p.827).

Christian Fierens