Fabrizio GAMBINI : La psychanalyse est-elle un délire ?
La légende tente d’expliquer l’inexplicable. Comme elle naît d’un fond de vérité, il lui faut bien retourner à l’inexplicable. »
F. Kafka
Tout d’abord, une question : existe-t-il, quelque part, quelque chose garantissant que la psychanalyse n’est pas un délire, que ce n’est pas une affabulation gigantesque et multiforme qui a caractérisé et marqué de son empreinte la culture et la façon de penser des hommes au siècle passé ? S’il en était ainsi, si notre position était celle de fabulateurs plus ou moins séduisants ou incompréhensibles, alors, aujourd’hui, notre position serait celle de naufragés accrochés à leur radeau déglingué dans un océan traversé par des navires qui combattent d’autres batailles. C’est là une position certes inconfortable, mais somme toute compréhensible : à quoi voulez-vous qu’un psychanalyste de plus de 60 ans s’accroche si ce n’est à la seule épave flottante qu’il trouve à portée de main ? D’ailleurs, vous savez ce qui arrive à un psychotique qui perd son délire. Il lui arrive la même chose qu’à Ajax qui, certain d’exterminer les Atrides et les chefs de l’armée achéenne, dès lors qu’il perd le voile de l’illusion, s’assied presque tranquille, bien que prostré, en attendant de se suicider…1 Ce qui veut dire que l’on savait déjà sous les remparts de Troie que là où il y a une perte de la paranoïa à travers laquelle nous nous représentons le monde, l’abysse de la mélancolie s’ouvre pour nous, êtres parlants.
La question devient donc : existe-t-il, quelque part, quelque chose garantissant que nous ne sommes pas accrochés à notre science comme l’est un naufragé à son radeau ? C’est en effet ainsi que de nombreux ouvrages nous voient et nous décrivent. Il me semble néanmoins qu’il y a quelque part quelque chose qui garantit l’existence du noyau autour duquel nous délirons. Car il n’y a guère de doute sur le fait que nous délirons. La seule consolation, c’est peut-être que l’on ne peut rien faire si ce n’est délirer, c’est-à-dire construire. Il y a peut-être aussi différents degrés dans le fait qu’une construction soit délirante. La construction que nous a laissée Lacan est, à mon avis, la moins délirante qui soit. La plus délirante ? Dans leur prose limpide et honnête, Nicolas Abraham et Maria Torok nous le disent avec leur analyse de l’analyse de L’homme aux loups : « Nous irons assez loin dans cette voie et nous n’hésiterons pas, pour la commodité de l’exposé, à hypostasier les personnages internes, en les dotant de noms propres. Ceux-ci seront l’estampille de leur caractère xénomorphe et parasitaire et nous nous garderons de les confondre avec un soi-même devenu clandestin. »2
Ce texte suivra trois directions :
Avant de tenter d’articuler quelque chose autour des questions que nous avons posées, partons de là où tout a commencé :« Très souvent on ne réussit pas à ce que le patient se rappelle le refoulé (Erinnerung des Verdrängten). En revanche, une analyse correctement menée le convainc fermement de la vérité de la construction, ce qui, du point de vue thérapeutique, a le même effet qu’un souvenir retrouvé. Dans quelles conditions cela a lieu et de quelle façon il est possible qu’un substitut apparemment si imparfait produise quand même un plein effet, c’est ce qui devra faire l’objet de recherches ultérieures. »3
Freud continue en remarquant que la communication d’une construction produisait parfois l’émergence de souvenirs très vivaces (überdeutlich) qui auraient pu être qualifiés d’hallucinations si à leur netteté (Deutlichkeit) s’était ajoutée la croyance en leur actualité (der Glaube an ihre Aktualität). À ceci, poursuit Freud, se juxtapose parfois la présence occasionnelle de véritables hallucinations chez des patients qui ne sont certainement pas psychotiques. Et de conclure : le fait de reconnaître le noyau de vérité (Anerkennung des Wahrheitskerns) du délire permettrait de trouver le lieu de rencontre (gemeinsamen Boden) sur lequel le travail thérapeutique pourrait avoir lieu.4
Dans ce même article, Freud ne se limite pas à parler, de la manière que nous avons vue et que nous devons encore commenter, de constructions ; il s’occupe aussi, bien que très sommairement, de ce qui reste de l’interprétation qui, en tant que telle, « se rapporte à la façon dont on s’occupe d’un élément isolé du matériel, une idée incidente, un acte manqué etc. ».5 Ceux-ci aussi, tout comme les constructions, font partie de l’analogie qui séduit, à juste titre, Freud : les formations délirantes du malade lui semblent l’équivalent des constructions que les analystes édifient dans les traitements de leurs patients.6
Nous ne sommes pas seulement dans l’univers abstrait et raréfié de l’épistémologie de la psychanalyse, bien au contraire. Si ce que je dis a un sens, tout ceci signifie qu’il est facile de délirer, de glisser concrètement vers une structure de discours vraiment délirante. Ceux parmi nous qui travaillent dans le cadre de la neuropsychiatrie infantile savent, par exemple, avec quelle facilité on peut penser, de manière délirante, d’inférer une maltraitance de comportements enfantins saisis à partir d’une construction qui les identifie comme étant des signes de ce qui s’est passé.
Et le noyau de vérité (Wahrheitskern), alors ! En quoi consiste cette expression ? Commençons par dire ce qu’elle n’est pas : ce n’est pas le Ça de la seconde topique freudienne, ce n’est pas le Ça de Groddeck7, c’est-à-dire celui d’une unité globale8 à laquelle est présumé le fait de nous vivre. L’ouvrage de Groddeck est en effet très intéressant et Groddeck passe tout près de quelque chose qui, à propos du risque de délirer, nous intéresse énormément :
« Quelle entreprise difficile que de parler du Ça ! On pince une corde au hasard et, au lieu d’un son, il en retentit plusieurs dont les sonorités se mêlent, puis se taisent, à moins qu’elles n’en réveillent d’autres, toujours nouvelles, jusqu’à ce que se produise un tohu-bohu invraisemblable où se perd le bredouillement de la parole. Croyez-moi, on ne peut pas parler de l’inconscient ; on ne peut que balbutier ou, mieux encore, désigner tout bas, ce ci ou cela pour que l’engeance infernale de l’univers inconscient ne surgisse pas des profondeurs en poussant des cris discordants. »9
Il s’agit en quelque sorte de la perception du fait que l’inconscient est structuré comme un langage et que la référence au sens, au signifié des mots, se brise contre le jeu du signifiant en un réseau infini de rappels pour lesquels une énonciation composée d’un nombre suffisant de lettres, en plus de véhiculer son propre énoncé, ne peut pas ne pas se décomposer en d’autres énonciations qui n’en véhiculent pas moins d’autres énoncés et, donc, d’autres sens possibles. Sans aucune limite. Groddeck en est conscient à tel point qu’il appelle son hôpital, non sans une certaine dose d’ironie, Satanarium au lieu de Sanatorium. L’intention de la revue que Groddeck fonda en 1918 est manifestement d’exprimer l’« engeance infernale de l’univers inconscient » :
« Le Satanarium est le royaume du mensonge. Le directeur est d’avis que seuls les mensonges sont vrais.
Avec cela, il ouvre tout grand la porte à toutes les fantaisies et il prie les lecteurs de bien vouloir lire dans cette revue des vérités et non pas d’y chercher quelque chose qui vaille la peine d’être lu, voire quelque chose d’instructif, d’avantageux, de formateur. Car il est écrit sur le portail du Satanarium : Abandonnez toute logique. »10
Il y a donc une prudence extrême à se pencher au bord de l’abysse mais, bien évidemment, la prudence va de pair avec l’attrait tout aussi extrême que l’abysse exerce sur l’auteur du Livre du Ça. Or, quiconque s’est déjà promené en montagne sait qu’en certaines circonstances la prudence n’empêche pas de glisser avec des conséquences pouvant même être potentiellement tragiques. En effet, Groddeck fait pas mal de faux pas, jusqu’à réifier le Ça et à en faire une entité globale, maligne et volitive, capable d’élaborer des stratégies et de déterminer la vie d’une personne, le vécu du corps et qui peut sculpter dans la matière du corps les symboles qui lui appartiennent. Pour ne pas délirer, il faut que Lacan nous dise que là où Groddeck voit la matière il s’agit en fait d’« âme à tiers »11. Nous y reviendrons. Restons-en pour le moment à Groddeck et à ses faux pas dans le délire. J’en cite un, extrait de la même lettre, la troisième, qu’il adresse, dans la fiction littéraire du texte, à une amie imaginaire et dont est tirée la citation dans laquelle il parle de l’engeance infernale qui habite l’univers inconscient du Ça :
« Vous trouverez que je m’aventure un peu quand j’affirme que les mères ne savent rien de leurs enfants… [Et vous admettez que]… s’il existe un sentiment sur lequel on peut vraiment compter, c’est bien l’amour maternel… Si nous nous entretenions un peu de l’amour maternel ?… Il n’est que d’observer pendant vingt-quatre heures la conduite d’une mère avec son enfant ; on y découvre une bonne dose d’indifférence, de lassitude, de haine. C’est que, chez toute mère, à côté de l’amour qu’elle porte à son enfant, il existe également de l’aversion pour ledit enfant. L’homme est soumis à une loi inflexible ; là où il y a amour, il y a haine ; où il y a estime, il y a mépris, où il y a admiration, il y a jalousie… Connaissiez-vous cette loi ? Saviez-vous qu’elle s’appliquait également aux mères ?… L’inconscient n’ignore pas ce sentiment de haine… [et]… je voudrais d’abord vous montrer… où paraît cette aversion, cette haine maternelle… la grossesse, outre l’interruption des règles, s’annonce d’une manière assez peu ragoûtante, par des nausées, des vomissements… Ces nausées sont produites par la répugnance du Ça pour ce quelque chose qui s’est introduit dans l’organisme. Les nausées expriment le souhait de s’en débarrasser… Mais je voudrais d’abord vous faire remarquer ici que l’on voit réapparaître dans ces nausées l’idée que le germe de l’enfant est introduit dans la femme par la bouche et c’est également ce qu’indique cet autre symptôme de la grossesse, issu de la haine de la femme pour l’enfant : les maux de dents.
Par les maux de dents, le Ça murmure avec la voix basse mais insistante de l’inconscient : ne mâche pas ! Fais attention, crache ce que tu vas manger ! À vrai dire, quand surgissent les maux de dents de la femme enceinte, l’empoisonnement par la semence de l’homme est déjà un fait accompli ; mais sans doute l’inconscient espère-t-il venir à bout de ce petit peu de poison, à la condition qu’il ne s’y en ajoute point d’autre. En fait, il essaie aussi de détruire le poison vivant de la fécondation par le mal de dents. Car — et ici reparaît le complet défaut de logique par lequel le Ça se manifeste constamment sous la pensée raisonnée — l’inconscient confond dent en enfant. La dent est l’enfant de la bouche ; la bouche est l’utérus dans lequel elle croît, exactement comme le fœtus se développe dans la matrice. Vous savez à quel point ce symbolisme est enraciné chez l’être humain ; autrement, il n’aurait jamais songé aux expressions « lèvres » du vagin, « lèvres » de la vulve. »12
Inutile de poursuivre la citation. Ce qui importe, c’est bien évidemment la conclusion à laquelle Groddeck arrive : l’homme est à la merci du symbole et il se plie aux exigences de son destin en inventant ce à quoi le contraint le processus de symbolisation. Pour Groddeck, nous sommes en réalité des instruments du Ça, qui fait de nous ce qu’il veut.13 Vous voyez, nous sommes en plein délire, et le discours de Groddeck sur le Ça a la progression, la diffusion et la conviction de la présence de ce dont on parle propres au délire.
La façon de délirer de Groddeck a des caractéristiques bien précises, qui consistent en fin de compte au fait qu’à la même construction est attribué, pour reprendre l’expression exacte de Freud, le caractère de correspondre à un noyau stable de vérité (Wahrheitskerns). Telle est la voie à travers laquelle on construit une sorte de dictionnaire des symboles psychanalytiques, du genre : dent = enfant. Il s’agit ici, à mon avis, de l’illusion d’avoir trouvé un terrain ne serait-ce que légèrement solide quand nous sommes confrontés, comme nous le sommes, au manque qui constitue les êtres parlants que nous sommes : à l’absence de rapport sexuel qui fait de nous des être humains. À ce propos, il est utile de rappeler ce que Freud aurait dit à Jung au sujet de la sexualité :
« J’ai encore un vif souvenir de Freud me disant : » Mon cher Jung, promettez-moi de ne jamais abandonner la théorie sexuelle. C’est le plus essentiel ! Voyez-vous, nous devons en faire un dogme, un bastion inébranlable. » Il me disait cela plein de passion et sur le ton d’un père disant : » Promets-moi une chose, mon cher fils : va tous les dimanches à l’église ! » Quelque peu étonné, je lui demandai : » Un bastion – contre quoi ? » Il me répondit : » Contre le flot de vase noire de… » Ici, il hésita un moment pour ajouter : » … de l’occultisme ! » »14
Ce que Freud craignait est à mon avis assez évident et l’occultisme consiste justement en ce que je viens de remarquer à propos de Groddeck, c’est-à-dire à donner une consistance de vérité aux fantasmes qui peuplent nos représentations de ce que nous appelons l’inconscient.
De ce point de vue, Nicolas Abraham et Maria Torok, que nous avons déjà cités, sont très clairs dans leur analyse de l’analyse de L’homme aux loups : il s’agit d’hypostasier les personnages internes qu’ils supposent actifs dans Le Verbier de l’Homme aux loups. Je n’ai malheureusement pas l’original en français du texte dont je n’ai pu consulter que la version italienne, mais ce que je trouve surprenant, c’est que les deux auteurs utilisent eux-mêmes le terme « hypostasier », dont un des sens est : « transformer arbitrairement une entité fictive et accidentelle comme un mot, une notion, en une véritable substance. » Les personnages internes qu’ils supposent se transforment donc d’entités fictives et accidentelles en une véritable substance. Je reprends brièvement la phrase que nous avons citée au début de ce texte. Les personnages internes sont hypostasiés et on les dote de noms propres : Frère et Sœur deviennent Stanko et Tierka, alors que, Dieu merci, ils laissent aux autres personnages le nom de leur fonction, rehaussé d’une majuscule : Père, Mère, Thérapeute. Et d’ajouter : les noms attribués seront l’estampille de leur caractère xénomorphe et parasitaire. Or, je crois que caractère xénomorphe signifie que la forme propre de ce caractère révèle son origine extérieure, ce qui correspond exactement, de nouveau, à ce que fait remarquer Freud à propos du délire, des hallucinations et, en règle générale, des formations psychotiques : ce qui ne peut être représenté à l’intérieur se présente à l’extérieur ou, comme le dit Lacan, mais il s’agit de la même chose, ce qui est forclos du Symbolique revient dans le Réel. Mieux vaut néanmoins en rester à Freud et aux notions d’extérieur et d’intérieur, car c’est là que l’on saisit l’aspect délirant des « noms attribués » relativement à leur caractère xénomorphe. Naturellement, comme c’est le propre de tous les délires, la construction d’Abraham et de Torok ne s’arrête pas là. Mieux, elle continue selon une progression infernale, vous vous souvenez de Groddeck et de son « engeance infernale de l’univers inconscient » ? Ce qui donne libre cours à l’épiphanie des cryptonymies15 est la découverte d’une « formule magique » : la découverte de l’anglophonie infantile de l’Homme aux loups.16 De quoi s’agit-il ?
Alors qu’il n’avait guère plus de trois ans, le petit Homme aux loups passa l’été chez lui avec sa sœur et, pour l’occasion, une gouvernante anglaise fut engagée pour surveiller les enfants17. Peu après le retour des parents, l’Anglaise fut renvoyée.18 C’est la seule référence que l’on trouve au sujet de la gouvernante dans le texte que Freud écrivit en 1914, mais en 1927, treize ans après l’article sur l’Homme aux loups, Freud publia l’article « Fétichisme ».19
« On y parle d’un jeune homme qui avait érigé comme condition de fétiche un certain brillant sur le nez. L’explication surprenante en était le fait qu’élevé dans une nurserie anglaise ce malade était ensuite venu en Allemagne où il avait presque totalement oublié sa langue maternelle Le fétiche dont l’origine se trouvait dans la prime enfance ne devait pas être compris en allemand mais en anglais ; le » brillant sur le nez » [en allemand » Glanz of der Nase « ] était en fait un » regard sur le nez » » (glance = regard)…20
Pour Abraham et Torok, Freud, dans son article de 1927, se réfère à l’Homme aux loups et, toujours selon eux, il aurait mis tout ce temps pour se rendre compte que la gouvernante de l’enfant était anglaise et en tirer des « conclusions décisives encore que succinctes ».21
À partir de là, c’est-à-dire à partir de la « découverte »22 et de l’intuition de l’anglais comme langue cryptique, Abraham et Torok font non seulement référence à l’analyse menée par Freud, mais également à celle de Ruth Mack Brunswick, à la suivante menée par Muriel Gardiner ainsi qu’aux écrits et lettres de Sergueï Pankejeff, c’est-à-dire de l’Homme aux loups lui-même. S’ensuit un verbier infini,23 truffé de « cryptonymies » et ouvert au dévoilement de ce que celles-ci cacheraient, à partir de la possibilité de jouer sur au moins trois langues : l’anglais de la gouvernante, qui est aussi la langue dans laquelle ont paru ses mémoires et dans laquelle ont été menées ses deux analyses américaines, le russe qui est sa langue maternelle et l’allemand, langue dans laquelle il a effectué son analyse avec Freud.
Je donne ici un seul exemple de la manière de procéder avec le verbier et avec le déchiffrage des cryptonymies à partir d’un point, plus qu’important, très célèbre : le « cauchemar aux loups » et son interprétation :
« Le point de départ d’une longue chaîne associative fut non pas « je rêvai » mais le mot » fenêtre « , en russe okno qui revient souvent… À nous reporter pour la énième fois aux associations citées par Freud, il nous parut tout à coup étrange que Wolfman en proposât lui-même l’interprétation : par « fenêtre », en russe : okno il fallait comprendre » œil « , soit oko ou otch, son radical pour les cas fléchis. Pourquoi alors rêver « fenêtre », si l’on sait déjà que l’on veut dire » œil » ? Contaminé par l’idée de la gouvernante anglaise, on se dit en soi-même : » fenêtre » = window. Autre association anglaise : c’était bien un Whit-Sunday (un dimanche de Pentecôte), non sans rapport avec le film The White Sister vu ce jour-là24, que, en l’année 1925, devait revenir le » symptôme du nez « 25. Très proche de l’anniversaire de cette date, encore un Whit-Sunday, en 1926, se situe également l’envoi d’une lettre de confirmation, demandée par Freud, quant à l’âge précoce auquel avait eu lieu le cauchemar que nous sommes, justement, en train d’analyser… Nous ne connaissons pas le russe, nous arrivons à peine à syllabiser les mots du dictionnaire, ce qui est notre peine mais sans doute aussi notre chance, car cela nous permet, en tous cas, au lieu d’être portés par les ornières d’une langue de mieux suivre notre propre écoute. Si donc » fenêtre » veut dire » œil » pour Sergueï Wolfmann, peut-être est-ce le mot « œil » qu’il faut écouter… s’ouvrir. Mais sur quoi ? Sous le titre oko : » œil « , nous tombons dans le dictionnaire sur le mot composé otchevidietz : » témoin oculaire » et, plus loin, otchevidno : » manifestement « , terme qui figure d’ailleurs également dans le rêve. Otche-window ! Voilà qui commence à parler ! Il existe donc » manifestement « , dirions-nous, un rapport entre otche et window et il y a des chances que ce rapport soit contenu dans la précédente association, Whit-Sunday que l’on entend comme le jour du témoignage (witness) du fils (son). Otche-vidiet of the son : le témoignage oculaire du fils… Or, « rêver » se dit en russe : vidiet son. Dans vidiet résonne whit, voire witness et, dans son, le sun du Whit-Sunday. Par ailleurs, vidietz signifie » témoin » en russe et son, » fils « . Il y a donc homonymie, ou presque, entre vidiet son, « rêver », « voir un songe » et vidietz » témoin « , son : » fils » d’autre part. » Je rêvai qu’il était nuit « … » Nuit « , l’adverbe, en russe : notchiou. Nous ne pouvons nous empêcher de l’entendre aussi en anglais : not you » pas vous « . On hasarde l’hypothèse : The withness is the son, not you, soit : Le témoin est le fils, pas vous. »26
Pas besoin d’aller plus loin. Le mécanisme est identique, pour toute l’analyse du rêve, jusqu’à ce que les deux auteurs se trouvent en possession de « ce que pouvait être l’original de l’idéation que le texte du cauchemar aux loups ne fait que traduire et déguiser ».27
À mon avis, le fait de penser « posséder l’original d’un rêve » est un délire, tout comme l’était l’accès au noyau de vérité propre au Ça que Groddeck pensait posséder. Savez-vous ce qui est intéressant ? C’est que, pour ne pas risquer de délirer comme Groddeck, c’est-à-dire pour ne pas risquer de penser au Ça comme à « une unité globale qui vous vit »28 et vous détermine, on finit par délirer en suivant quelque chose que Lacan a inauguré avec son discours.29
Vous voyez bien alors quel est le problème que je me pose et que je vous pose : si, sans Lacan, le risque est de délirer vers un réificationisme psychologique non sans la possibilité d’aboutir à un délire, dans un retour à l’occultisme, la leçon de Lacan risque, si elle n’est pas bien digérée, de glisser également dans un délire qui fuit l’idée d’une unité globale pour se trouver disséminé dans un réseau infini de rappels et de connexions dans lesquels, en délirant, on peut circuler indéfiniment. Je vous fais également remarquer que si le retour à l’occultisme caractérise l’approche réifiante au Ça, un chapitre en appendice du Verbier est consacré à l’occulté de l’occultisme.30 La lecture de ce texte confirme une fois de plus une remarque que nous avons déjà faite et qui concerne l’omniprésence de la perspective interprétative quand elle est déclinée sous forme de délire, son absence caractéristique de limite.31 Lors de son séminaire, Lacan s’était en quelque sorte étonné que Derrida ait écrit une introduction enthousiaste au livre d’Abraham et Torok. Voilà ce qu’il dit :
« Il y a une chose qui – je dois dire – m’étonne encore plus que la diffusion… de ce qu’on appelle mon enseignement, à ce quelque chose qui est l’autre extrême des groupements analytiques qui est cette chose qui chemine sous le nom d’Institut de Psychanalyse… c’est que quelqu’un dont je ne savais pas qu’il fût en analyse, mais c’est une simple hypothèse, c’est un nommé Jacques Derrida, qui fait une préface à ce Verbier. Il fait une préface absolument fervente, enthousiaste où je crois percevoir un frémissement qui est lié… je ne sais pas auquel des deux analystes il a affaire…»31
Lacan continue en affirmant et en répétant que le livre est un délire, la démonstration de ce qu’il appelle une extrêmisation.32
Voyons d’un peu plus près cette extrêmisation. L’hypothèse que j’avance est que, finalement, elle consiste en une forme de forclusion du Nom-du-Père. Comme tel, le maintien de cette fonction, sous une forme certes particulière, est ce qui différencie le Joyce de Finnegan’s Wake d’une salade de mots, et le séminaire qui précède celui dont nous parlons ici est précisément celui que Lacan consacre à la lecture de Joyce mais c’est au sujet de l’Homme aux loups que Lacan rappelle qu’il a parlé de forclusion du Nom-du-Père. Il en a par exemple parlé à propos de la courte hallucination du doigt coupé en faisant remarquer qu’il apparaît dans le réel quelque chose de différent de ce que le sujet met à l’essai et recherche, quelque chose de différent de ce vers quoi le sujet est mené par ce déploiement de réflexion, de maîtrise et de recherche qui est son Moi. Avec tout ce que cela comporte d’aliénation fondamentale.33 Ici, à mon avis, dans cet exemple de Verwerfung, il faut donner leur juste poids à l’adjectif « fondamental » et au substantif « aliénation ». Ce qui, c’est du moins ce que je pense, nous ramène à l’objet, à son caractère indispensable et fondamental, à sa matérialité et à son altérité radicale. Nous y reviendrons à la fin de ce texte.
Il y a par ailleurs un autre aspect que je veux souligner et soumettre à votre attention, car il me semble revêtir également un aspect central : contrairement à Derrida et à Deleuze, Lacan n’est pas un philosophe, c’est un médecin. Je crois au fond que c’est ici que nous devons chercher ce qui différencie sa schizophrénie de celle de Deleuze34 et sa recherche de l’idée de déconstruction par dissémination à laquelle aboutit Derrida. En d’autres termes, la manière qu’a Lacan d’avoir les pieds sur terre, sa tentative réussie de ne pas délirer par surplus de sens sans toutefois se mettre à délirer par manque de sens au nom des connexions infinies offertes par le jeu du signifiant et du réel de la lettre, est une façon qui demande une sorte d’appel continu au père. Il ne s’agit nullement du père imaginaire du roman biographique, du père réel qui a eu des répercussions telles que l’on ne peut les dire ou du père symbolique qui enfonce ses racines dans le parricide primordial et dans la naissance de la loi. Il s’agit d’une fonction que nous avons énormément investiguée mais dont les transformations les plus récentes doivent l’être encore.
Pour continuer à le faire, je reprends, une à une, les trois questions autour desquelles ce texte s’articule :
1. Pourquoi la construction que nous a laissée Lacan est-elle la moins délirante qui soit ?
Je vais essayer de mieux formuler cette question : que pouvons-nous identifier dans le discours de Lacan qui fixe une limite, qui met des bâtons dans les roues à notre tendance à nous attacher à nos constructions, à y croire, à penser les connaître, comme si la connaissance concernait l’objet plutôt que le sujet, à les réifier, à aller même jusqu’à les hypostasier ? Il y aurait bien entendu d’autres façons de le dire. Parmi celles-ci, j’en choisis une que nous avons déjà rencontrée et sur laquelle nous devons revenir :
« Pour ce qui est du Réel, on veut l’identifier à la matière. Je proposerai plutôt de l’écrire comme ça : « l’âme à tiers ». Ce serait comme ça une façon plus sérieuse de se référer à ce quelque chose à quoi nous avons affaire, dont ce n’est pas pour rien qu’elle est homogène aux deux autres. »35
Ce quelque chose nécessite – ce sont toujours les mots de Lacan – d’un certain type de rapports logiques et, pour être précis, de rapports basés sur « une logique ternaire et non pas [sur] une logique binaire ».36 Ici, binaire n’a pas à mon avis le sens de numérique, comme le système binaire de numération. La logique qui est considérée inappropriée à affronter la matière, à affronter le réel dans lequel on essaie de la faire consister, est la logique duale du je/tu, du sujet en tant qu’individu qui œuvre sur l’objet compris comme bêtement et obstinément passif. Lacan rappelle que Peirce était lui-même étonné que le langage n’exprimât pas les rapports entre ses parties, qu’il n’y eût pas de rapports stables et constants entre ses éléments, que l’on ne puisse jamais dire : « x ayant un certain type – et pas un autre – de relation avec y ».37 Vous comprenez que cela signifie que chaque partie, que chaque locution, que chaque syntagme, que chaque monade de langage, quelle que soit le nom que vous souhaitez lui donner, est libre de se rapporter ou, mieux encore, de ne pas se rapporter, à tous les autres. Cela vous rappelle quelque chose ? N’est-ce pas la liberté sans limites et sans but d’un bouchon de liège qui flotte ? N’est-ce pas la machine infernale dont parle Groddeck et qu’il craint ? Avec Lacan, la matière dont on débat est quelque chose de différent et elle demande à être traitée différemment. Notre matière est toujours celle dont nous sommes faits, nous et nos rêves, sans limites, sans césures ni répartitions,38 mais c’est aussi une matière dont nous découvrons que le réel est homogène, indifférenciable de l’imaginaire et du symbolique qui nous le rendent perceptible. L’appellation de « l’âme à tiers » n’est-elle pas, à votre avis, appropriée ? Ne trouvez-vous pas que c’est une façon de dire quelque chose de ce à quoi nous avons affaire qui nous rend plus difficile les opérations visant à réifier, hypostasier et, au fond, délirer ?
2. Pourquoi le fait d’hypostasier des personnages internes, en les dotant de noms propres qui sont l’estampille de leur caractère xénomorphe et parasitaire, signifie délirer ?
Nous avons déjà pratiquement répondu à cette question, mais il est utile d’y revenir. Si Abraham et Torok ont le courage de faire sciemment cette opération et s’ils choisissent de procéder à partir d’éléments qui ont en eux, depuis leur naissance hypostatique, certains caractères propres aux formations délirantes et hallucinatoires, cela se passe le plus souvent sans que l’on en ait précisément conscience. Il m’est arrivé d’assister à la télévision à un débat entre deux membres de l’univers « psy » ; l’un des deux au moins était amplement reconnu du point de vue académique et du point de vue psychanalytique. Ils parlaient d’un personnage public en vogue à l’époque et l’élément de discorde était de savoir si la personne en question souffrait de narcissisme pathologique qui conditionnait son sentiment de supériorité immarcescible ou de surcompensation d’un complexe d’infériorité. J’ai été fasciné par le débat et j’ai eu l’impression qu’ils pensaient sérieusement qu’ils discutaient de deux thèses (hypothèse ? hypostase ?) opposées. On peut en arriver là si l’on peut chevaucher les mots tels des destriers dans une bataille imaginaire entre deux. Entre deux signifie qu’il y aurait quelque part un rapport sexuel, les mots correspondent à des choses nommées et dans l’espace euclidien par lequel nous imaginons l’inconscient, deux choses différentes ne peuvent pas occuper le même espace : le complexe d’infériorité surcompensé, peu importe ce que cela veut dire, prend à contre-pied l’idée d’un narcissisme hautain et satisfait de soi. Nous sommes, mais il n’est peut-être pas nécessaire de le préciser, dans la mauvaise littérature appliquée à la psychanalyse. Avoir affaire avec la mise à plat de formations topologiquement différentes et distinctes entre elles aide à quitter l’espace euclidien que notre esprit a bâti à partir de l’imaginaire corporel. Vous vous souvenez qu’à un certain point de la citation que nous avons placée au début de ce texte, Freud émet l’hypothèse d’un travail thérapeutique se basant sur le point de rencontre (gemeinsamen Boden) constitué par la reconnaissance du noyau de vérité (Anerkennung des Wahrheitskerns) du délire. Lisez bien cette phrase, gemeinsamen Boden est traduit comme « point de rencontre » alors qu’en réalité Boden signifie « terrain » et gemainsam signifie « commun ». Eh bien, ce terrain commun n’est pas celui de la représentation spatialisée que nous avons de l’esprit à partir de l’imaginaire corporel ; il s’agit plutôt du terrain que la mise à plat des représentations topologiques nous permet d’explorer. Une dernière chose : j’ai été très impressionné par le mot « xénomorphe » qu’Abraham et Torok utilisent à bon escient. Peu importe si la raison pour laquelle ils l’utilisent est à l’opposée de la mienne, ce qui compte, c’est qu’ils l’utilisent à bon escient. Pour moi, le mot « xénomorphe » a des implications terribles qui, tout bien considéré, peuvent être considérées à partir du fait que le préfixe « xéno » ancre et pervertit la notion d’Autre dans la notion d’étranger, de radicalement alien. Comment pourrait-on à ce propos ne pas faire remarquer que le sujet se constitue comme scindé justement à partir de l’existence du signifiant de l’absence de l’Autre ? C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un étranger, d’un alien infernal. Vous vous souvenez de Groddeck et de son image ? Au contraire, c’est bien l’Autre et son manque qui nous constituent dans la partie la plus intime de notre existence d’êtres parlants. Avec le langage, étant des êtres parlants, en parlant nous aboyons après cette chose, nous aboyons après ce S de A barré que nous sommes, car le S de A barré est ceci : c’est le fait que ce que nous sommes et ce après quoi nous aboyons ne répond pas.39
3. Quel est, ou où est, le noyau autour duquel on ne peut peut-être rien faire d’autre que construire, en espérant le faire de la manière la moins délirante possible ?
Nous voilà enfin à la chose, au noyau de vérité, au Wahrheitskern. S’il existe, s’il se représente, s’il fait son apparition, alors nous sommes en plein délire, ou, si ce qui se présente est le signifiant privé du signifié qui serait fondamental pour nous, nous sommes dans l’aphanisis subjective et enfin, s’il se présente sous l’apparence du fantasme qui le réalise, nous sommes dans la névrose. Il s’agit dans tous les cas de l’objet, mais je pense que la situation dans laquelle nous nous trouvons est claire pour tout le monde. Et ce n’est pas une belle situation. S’il existe, c’est sur un fond d’angoisse, et c’est le délire, ou l’hallucination dans laquelle l’objet a ex-siste car, forclos du symbolique, il revient au réel. Il n’ex-siste pas toujours en tant que tel ; ce qui se présente parfois est un signifiant qui ne représente pas le sujet pour un autre signifiant. L’absence de ce deuxième signifiant pour lequel le sujet n’est pas représenté par l’apparition du signifiant qui le déterminerait comporte l’aphanisis du sujet, sa disparition, son effondrement total.40 Enfin, je le répète, et c’est la troisième et dernière possibilité, le sujet se rapporte à sa représentation de l’objet, à son fantasme. Nous sommes donc dans notre névrose qui, comme telle, nous empêche d’accéder au noyau de vérité dont nous parlons.
Savez-vous quel est notre salut ? C’est-à-dire ce qui nous permet de travailler, d’aimer et de produire, engoncés comme nous le sommes entre la folie et la stupidité ?41 Eh bien, c’est le fait que l’objet a, ce même objet qui rend fous ou stupides, est aussi cause de désir. Il nous fait donc bouger et le fait que quelqu’un, un analyste, soit prêt à l’incarner, à en faire sa position dans la gestion d’un traitement, permet à ce mouvement de chercher, voire même dans certains cas de trouver, une forme ou une autre d’accommodation. Y a-t-il jouissance dans cette position ? Y a-t-il jouissance à exercer la fonction d’analyste ? Cela ne serait pas souhaitable ; mieux, il est à souhaiter qu’il n’en soit pas ainsi. Je ne vois ici d’autre possibilité de jouissance qu’une jouissance perverse et, comme telle, cause de catastrophes pour l’analysant qui serait l’objet cause du désir de son analyste. Il reste le désir, mais c’est une formulation qui ne m’a jamais vraiment convaincu, je n’ai jamais bien compris ce que cela veut dire et, j’oserais même dire, que Lacan non plus ne devait pas avoir les idées très claires à ce sujet s’il a proposé la procédure de la passe pour ensuite la laisser tomber, comme nous l’avons tous laissée tomber par la suite.42
En ce qui me concerne, je n’arrive pas à aller au-delà de ce que Lacan dit de Freud :« … Freud n’avait rien de transcendant, c’était un petit médecin qui faisait – mon Dieu – ce qu’il pouvait pour ce qu’on appelle guérir, ce qui ne va pas loin… »43
et je pense que cela peut s’appliquer à Lacan comme peut-être à chacun d’entre nous, ce qui nous ramène à ne pas être des philosophes et à devoir peut-être être à juste titre terrorisés par la philosophie en effet,44 par les effets de la philosophie mise en pratique. Contrairement à Deleuze et Guattari, nous ne pouvons pas nous permettre un anti-Œdipe. Explicitement, dans des années plus proches de nous, Pier Aldo Rovatti se pose la question de savoir si la philosophie peut soigner,45 et il écrit :
« [Le patient] s’attendra à des bénéfices, à quelque chose pour apaiser ses peurs et enfin à une aide thérapeutique, bien que fruits d’’une thérapie « propre » et nullement médicalisée. Néanmoins, le soi-disant conseiller, s’il a acquis une conscience critique de la culture thérapeutique dans laquelle nous sommes aujourd’hui, ne devrait pas lui fournir de consolation. Il se trouvera même dans la condition de démonter ou de déconstruire [nous revoilà à Deleuze, Derrida et compagnie en déconstruisant] patiemment ses attentes, en vue – peut-être – d’un nouveau scénario dans lequel des mots tels que « risque » et « dépaysement » devraient fonctionner, plutôt que comme des synonymes d’un trouble, c’est-à-dire de quelque chose à soigner, comme des ouvertures d’expérience, c’est-à-dire – paradoxalement – comme le soin lui-même ou comme sa première manifestation. D’autre part, quand la philosophie s’est-elle acceptée comme quelque chose de normalisant ? Il faut bien se souvenir que si l’on fait venir chez soi un » philosophe » digne de ce nom (et c’est ici que le bât blesse), on fait entrer un insecte gênant dont la nature est de piquer et non pas un serviteur du pouvoir. »46
Que l’on ne puisse se permettre un anti-Œdipe, cela signifie pour moi que nous ne pouvons pas nous soustraire à notre responsabilité et je vais essayer d’en expliquer le pourquoi. S’il est vrai, comme cela l’est, qu’étant des êtres parlants nous aboyons après l’Autre qui ne répond pas, il n’en est pas moins vrai que nous avons inventé Dieu le père qui, par son silence, répond à quelque chose ; nous permettant ainsi de continuer à demander. En d’autres termes, c’est la fonction du Nom-du-Père qui nous constitue comme êtres désirants face à l’impossible. Le fait que la psychanalyse se transmette, voilà ce qui la définit comme une référence par rapport à un ordre dans lequel on s’inscrit et voilà ce qui lui confère une utilité qui n’est pas uniquement celle d’un insecte agaçant. Freud allait au-delà de la gêne, il parlait de porter la peste, mais il en parlait à Jung. Comme pour dire que seule une appartenance commune, la référence à une origine et à une fondation commune, permet de modérer la tension « philolythique » propre au discours de la psychanalyse. Pas d’anti-Œdipe donc en ce qui me concerne. Il s’agit plutôt d’articuler quelque chose par rapport à la fonction du Nom-du-Père qui ne se constitue pas comme un appel nostalgique, un rappel du bon vieux temps. Dans un article que j’ai écrit récemment,47 j’ai posé la question de savoir si on ne pouvait pas trouver quelque chose de ce genre à partir de l’apologie de la loi que Socrate fait dans Criton. Il ne s’agit pas pour Socrate de défendre ce d’où une loi est supposée tirer ses origines, son, en quelque sorte, impératif. Socrate défend la loi car c’est elle qui fonde la ville dans le discours et c’est la ville qui fonde la parole dans la personne. Pensée circulaire ? Oui, certainement, mais je suis en bonne compagnie, entre Dante Alighieri48 et Lacan qui s’est épuisé pendant quarante-huit heures, en vain, à faire ce que l’on appelle une quatresse, c’est-à-dire une tresse à quatre brins.49 Avec trois brins, on sait clairement ce que c’est et comment ils se tressent de manière borroméenne : réel, symbolique et imaginaire. Il y a ensuite un quatrième brin : le symptôme. Si nous devons penser au symbolique comme au signifiant, à cette occasion le signifié est un symptôme (le quatrième brin) et le corps, c’est-à-dire l’imaginaire, est distinct du signifié. Cette façon de faire la chaîne (la quatresse) implique par ailleurs que le réel serait spécialement suspendu, qu’il aurait des rapports privilégiés avec le corps. Donc, d’une manière ou d’une autre, le réel continuerait dans l’imaginaire. J’omets ici les constructions et les dessins que produit Lacan. Il suffit de se référer au séminaire pour en suivre le développement. Ce qui m’intéresse, c’est le rapport que ce discours a avec Socrate, avec la circularité de la pensée et la nécessité de s’inscrire dans une tradition, c’est-à-dire le rapport que le symptôme a à son tour avec la fonction du Nom-du-Père. Le réel n’est pas la matière ; nous l’avons dit, c’est l’âme à tiers pour cela prise dans son entrelacs avec le symbolique et avec l’imaginaire ; notamment, ce réel continue dans l’imaginaire du corps, sans solution de continuité. Pensez aux psychosomatoses, aux conversions, aux troubles de la cénesthésie, aux délires hypocondriaques et vous percevrez immédiatement ce que cela signifie. Or, il est évident qu’une conversion ne se fait pas seulement dans la continuité entre l’imaginaire du corps et le réel. Pour que quelque chose se convertisse, la présence d’un signifiant, c’est-à-dire du symbolique, est nécessaire : si les êtres humains peuvent sentir une « boule dans la gorge », c’est bien parce que les mots « boule » et « gorge » existent. Troisième anneau donc, mais cela ne suffit pas encore. Pour qu’au lieu de dire « une boule dans la gorge », nous sentions une « boule dans la gorge » en rapport avec le mot que quelqu’un prononce devant nous, il nous faut un symptôme, il faut que ce mot, prononcé à ce moment donné, ait pour nous un sens. C’est là que l’on retrouve la fonction du Nom-du-Père. Être exposé à la castration symbolique signifie accéder à un sens unique pour nous plutôt que d’être psychotiquement pris dans le sens que nous avons pour l’Autre maternel et cela signifie également accéder à un sens unique pour nous, plutôt que d’être dans l’angoisse de l’apparition de l’objet a qui vient nous rappeler le fait que nous sommes des êtres sans sens. Voilà donc le symptôme, le quatrième anneau, le quatrième brin de la tresse.
C’est Lacan, oui bien sûr que c’est Lacan, mais c’est également Freud lorsqu’il nous ramène à des considérations fondamentales du genre que le développement de l’humanité, son soi-disant progrès, n’est pas dû à la recherche du bien commun ou au développement d’une science du réel qui serait porteuse en soi de conquêtes toujours plus importantes ; notre développement est dû au symptôme, au fait que nous faisons masse autour du symptôme.
Alors, pour conclure, peut-on pratiquer la psychanalyse sans délirer ? Peut-être pas, mais en même temps, la psychanalyse peut ne pas être un délire. Il suffit que nous nous en tenions à elle comme à notre symptôme, à notre tradition, à notre appartenance en sachant que, tout comme pour la loi défendue par Socrate, elle ne se base sur rien d’autre que sur l’utilisation que nous pouvons en faire. Pour être un peu moins pompeux, on pourrait avoir recours à l’exemple du baron de Münchhausen plutôt qu’à celui de Socrate :
« Une autre fois, je voulus sauter une mare, et, lorsque je me trouvai au milieu, je m’aperçus qu’elle était plus grande que je ne me l’étais figuré d’abord : je tournai aussitôt bride au milieu de mon élan, et je revins sur le bord que je venais de quitter, pour reprendre plus de champ ; cette fois encore je m’y pris mal, et tombai dans la mare jusqu’au cou : j’aurais péri infailliblement si, par la force de mon propre bras, je ne m’étais enlevé par ma propre queue, moi et mon cheval que je serrai fortement entre les genoux. »50
Notes
1 Ensuite, après s’être précipité dans sa tente, à grand’peine et après un long temps il rentre en lui-même ; et lorsqu’il voit sa tente pleine du carnage causé par son délire, il se frappe la tête, pousse des cris, se couche et s’étend sur cet amas de troupeaux égorgés, s’arrachant les cheveux avec violence. Il resta longtemps assis dans un morne silence… Et maintenant, plongé dans cet abîme d’infortune, il refuse toute nourriture, et reste immobile au milieu de ces troupeaux égorgés : à son langage, à ses plaintes, il est aisé de voir qu’il médité quelque dessein funeste. Ce « dessein funeste » est bien connu : Ajax se suicide en se jetant sur son épée, enfoncée dans le sol. Sophocle, Ajax, 300 – 330.
2 N. Abraham et M. Torok, Cryptonymie : le verbier de l’Homme aux Loups, Flammarion, 1976, p. 96.
3 S. Freud (1937), « Constructions dans l’analyse », in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, p. 278.
4 Ibidem, p. 278 et suivantes.
5 Ibid., p 273.
6 Ibid., p. 25.
7 G. Groddeck, Le livre du ça, trad. fr., Gallimard, 1979.
8 Cf. J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, Séminaire 1976 -1977, publication hors commerce, leçon IV, p. 63.
9 G. Groddeck (1979), op. cit., p. 63.
10 G. Groddeck, Satanarium, Il Saggiatore 1996, p. 15 [Notre traduction].
11 Le jeu se fait au moyen de l’homophonie de « la matière » et de « l’âme à tiers ». J. Lacan, op. cit., (1977) p. 60.
12 G. Groddeck (1923), pp. 57-59.
13 Ibid., p. 128.
14 C. G. Jung, « Ma vie » : Souvenirs, rêves et pensées, Éd. Gallimard, Paris, 1973, p. 177. Voir également à ce sujet la manière dont le même point et la même citation sont repris dans F. Gambini, Paranoie. Tra psichiatria e psicoanalisi: saperci fare con la psicosi, Franco Angeli, Milano, 2015, p. 85.
15 Dans la version italienne, la référence aux « cryptonymies » a disparu. C’est d’autant plus surprenant que la référence à la crypte, au cryptage et au « décryptage » constitue justement l’épine dorsale de la préface de Derrida au livre dont nous parlons et dont le titre original en français est le suivant : Cryptonymie : le verbier de l’Homme aux loups.
16 N. Abraham et M. Torok, op. cit., p. 78.
17 S. Freud, « À partir de l’histoire d’une névrose infantile », in Cinq psychanalyses, PUF, 2008, p. 504.
18 Ibid., p. 505.
19 OCF. P, vol. XVIII, p. 125-131.
20 Ibid.
21 N. Abraham e M. Torok, op. cit., p. 78.
22 Ibid., p. 79.
23 Il s’agit bien sûr d’un néologisme qui indique une série de mots collectionnés comme on collectionne des herbes dans un herbier et analysés à partir du sens qu’on leur suppose.
24 Le nez revient souvent, dans la verrue de la mère comme dans le rêve du nez crochu du père. Le fait fondamental est qu’à un moment donné de son existence, Pankejeff avait peur d’avoir un Lupus (sic !) séborrhéique sur le nez.
25 White est blanc comme le sont les loups du très célèbre rêve et, de son analyse, telle qu’elle fut menée par Freud, il ressort que la sœur (sister) est impliquée dans la genèse du rêve.
26 N. Abraham et M. Torok, op. cit., pp. 143-145.
27 Ibid., p. 153.
28 Cf. Lacan, op. cit. (1977), p. 63.
29 … ce qui m’a un peu effrayé dans ce qui chemine, en somme, de quelque chose que j’ai inauguré par mon discours. J. Lacan, op. cit. (1977), p. 61.
30 Torok M. L’occulté de l’occultisme, Entre Sigmund Freud et Sergueï Pankeïev-Wolfman, in Cahiers confrontation, n° 10 (1983), pp. 153-171.
31 La question de la limite mérite un commentaire en marge du texte de cet article. Si nous pouvons penser d’une part à l’herméneutique comme [à une] théorie de l’interprétation qui serait née à partir seulement de l’époque moderne, c’est-à-dire après la Réforme, et comme conséquence de l’Humanisme et des Lumières, cette herméneutique se caractériserait avant tout par son autonomie, sa sécularité et son universalité (P. C. Bori, L’interprétation infinie, L’herméneutique chrétienne ancienne et ses transformations, Paris, Éd. du Cerf, 1991, p. 6), celle interprétative est une expérience aux racines lointaines et, en un certain sens, universelles. Nous pensons cependant qu’elle s’éclaire spécialement à propos de la lecture chrétienne de la Bible. En ses débuts, cette lecture a affronté une difficulté particulière. En effet, l’autorité des Écritures juives n’était pas discutée (elles étaient reconnues par le Nouveau Testament). Mais, en même temps, leur distance et leur altérité, loin de représenter seulement une réalité implicite, étaient aussi soulignées par partie des écrits néotestamentaires. D’un côté, ce dualisme comportait le risque permanent d’une rupture avec les racines juives […] d’un autre côté, ce dualisme entraînait un singulier affinement de la lecture allégorique (quant à elle universellement repérable). Cet affinement consistait à ne pas nier ou dévaluer le sens historique mais à en déployer horizontalement la polysémie… (P. C. Bori, op. cit., p.6-7). Il faut ensuite y ajouter ce qui est propre à la mystique juive, c’est-à-dire une pensée récurrente dans toute la littérature rabbinique, dès les origines, et qui identifie le grand livre de la Torah avec la sagesse de Dieu. La Torah est considérée comme préexistante à la formation du monde et elle renferme donc non seulement le récit de la genèse, des vicissitudes historiques du genre humain et des préceptes qui régissent la vie d’Israël, mais aussi le projet même de la création. (G. Busi, Mistica ebraica, Einaudi 1995, p. VII). [Notre traduction]. De là à concevoir un développement délirant des « cryptonymies » bibliques, il n’y a qu’un pas, comme celui-ci, par exemple : L’histoire commence par la description des faits. Ce livre est la première description d’un code inclus dans la Bible qui révèle des événements survenus des milliers d’années après que la Bible a été écrite. Il est donc, peut-être, la première description de l’avenir. Nous avons à peine commencé à comprendre le code de la Bible. Celle-ci ressemble à un puzzle comportant un nombre de pièces infini, dont nous ne possédons encore que quelques centaines. Nous ne pouvons qu’imaginer le tableau final. Tout ce que je puis assurer est qu’il y a un code dans la Bible et que, dans quelques cas spectaculaires, il prédit des événements qui se sont produits exactement comme ils sont décrits. (M. Drosnin, La Bible : le code secret, tr. fr., Laffont, 1997). Pour que l’on comprenne bien de quoi je parle, je cite un peu au hasard du livre ce que l’on a pu déduire de l’interprétation du code : l’assassinat de Rabin, l’holocauste, l’attaque de Pearl Harbor par les Japonais, l’écriture d’Hamlet par Shakespeare, la théorie de la relativité formulée par Einstein, etc.
31 J. Lacan, op. cit. (1977), p. 62.
32 Ibid.
33 J. Lacan, Les Psychoses, le Séminaire, Livre III, Seuil, 1981, p. 98.
34 Cf. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe : capitalisme et schizophrénie, Les éditions de minuit, 1972.
35 J. Lacan, op. cit. (1977), p. 60.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 …We are such stuff / As dreams are made on, and our little life / Is rounded with a sleep… (W. Shakespeare, The Tempest, acte IV, scène 1ère).
39 J. Lacan, op. cit. (1977), p. 64.
40 Ibid., p. 74.
41 Ibid., p. 54.
42 Dans sa leçon du 8 février, Lacan donna la parole à Alain Didier-Weill qui, avant de commencer à parler, lui demanda : « On peut dire que je vais parler de la Passe ? » Ce à quoi Lacan répondit : « Vous pouvez parler de la Passe également. » J. Lacan, op. cit. (1977), p. 83.
43 Ibid., p. 56.
44 Ibid., p. 55.
45 P. A. Rovatti, La filosofia può curare?, Cortina, Milano, 2006.
46 Ibid. p. 22-23 [Notre traduction].
47 F. Gambini, « Il Nome-del-Padre: una versione italiana », in Bergasse, 19, numéro 12, Torino, 2014.
48 Nous avons dit plus haut que l’homme a d’abord parlé par voie de réponse… Dante, De l’éloquence en vulgaire, livre I, iv, 5.
49 J. Lacan, op. cit. (1977), p. 65.
50 R. E. Raspe, Les aventures du baron de Münchhausen, trad. fr. de Théophile Gauthier fils, Éd. Jouvet, Paris, 1893, p. 60.