Journées de travail à Zurich, 11 et 12 mars 2000
Φ, – φ, a, questions autour du séminaire de J. Lacan : l’Angoisse
Charles Melman 12 mars 2000 : FAFS
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Je commencerai par une histoire juive, que je crois bien avoir déjà racontée à propos de ce séminaire sur l’Angoisse à Bruxelles : Trois membres du clergé, un pasteur, un curé et un rabbin discutent entre eux pour savoir quelle est la part de l’argent recueilli à la quête auprès des paroissiens qu’ils doivent sacrifier, consacrer à Dieu. Le curé dit : « Moi, j’ai un moyen très simple, je trace un cercle de craie autour de moi, je jette tout l’argent en l’air, ce qui retombe dans le cercle est pour moi, et le reste est pour Dieu. » Et le pasteur dit : « J’ai un moyen moi aussi très simple. Je jette tout l’argent en l’air, je tends la main, ce qui tombe dans ma main est pour moi et le reste est pour Dieu. » Et le rabbin leur dit : « Vous n’avez pas assez confiance en Dieu ! Parce que moi, je jette tout en l’air, il prend ce qu’il veut, et ce qui retombe est pour moi. » (cascades de rires)
Vous voyez que c’est au cœur de la question du sacrifice, et aussi au cœur de la question de l’angoisse. Imaginons un instant que le rabbin constate que dans ce qui retombe, il y en a deux fois plus ! Alors il le rebalance en l’air, et quatre fois plus ! C’est ça, l’angoisse. Et on comprendrait bien que cela l’oblige, pour aller dans le fil de ce qui était évoqué il y a un instant, à passer à l’acte. Il faut qu’il fasse quelque chose. Mais c’est un acte dans lequel en tant que sujet, il ne sera pas, puisqu’en réalité il ne ressurgira comme sujet qu’après l’avoir accompli, cet acte, après avoir réintroduit le manque qui lui fait ainsi cruellement défaut.
Cette histoire humoristique, nous la vérifions assez aisément dans notre clinique ; nous voyons bien ce qui peut se produire comme plongée dans l’angoisse et dans l’état dépressif lorsque, pour une raison accidentelle ou pas, un sujet se voit soudain comblé, mis en présence de ce qui est son objet, l’objet de son fantasme. Et que, ainsi, comme le dira Lacan, le manque vient à lui manquer.
Il y a une clinique que l’on étudie peu parce que ce sont des patients qui viennent peu en analyse, c’est la clinique des joueurs. Le joueur passe son temps, comme les membres du clergé que j’évoquais tout à l’heure, à envoyer l’argent de l’autre côté en attendant que ce soit le gros lot qui retombe. Et parfois cela arrive ! Que fait-il dans ce cas-là ? Il ne va pas le placer à la Caisse d’épargne, il ne va pas se constituer un capital qu’il va exploiter. Il se dépêche de le renvoyer, de le remettre dans le circuit. Tout ce qu’il voulait savoir, c’est s’il avait le bon numéro, s’il avait trouvé le le bon chiffre pour obtenir le retour de ce fameux objet petit a.
Je me permettrai, à l’occasion de cette rencontre organisée par Regula Schindler, rencontre que je trouve si stimulante et intéressante avec vos contributions, je me permettrai de vous rappeler deux choses :
D’abord, Lacan n’est pas un penseur et n’élabore pas un système. Lacan essaie de résoudre les paradoxes d’une pratique qui est la pratique psychanalytique. C’est un praticien. Ce qu’il avance est moins fait pour constituer un corpus savant que des outils destinés à nous servir dans ce que nous faisons, si nous essayons d’occuper notre place d’analystes.
La deuxième remarque, c’est que vous verrez avec un petit peu de patience combien Lacan est simple. Il est ultrasimple, et je vais me permettre en quelques instants de vous donner les témoignages de cette simplicité.
A quoi avons-nous affaire au départ ? Nous avons affaire au signifiant en tant que la psychanalyse témoigne de ce scandale renouvelé, puisque déjà élaboré par les premiers penseurs de la Grèce, que c’est le logos qui détermine notre cheminement et notre destin. Ce logos, il a fallu trois siècles [sic] pour que les spécialistes témoignent de sa particularité : le signifiant qui détermine notre destin, ne renvoie à rien qui soit déterminé dans le champ de la réalité, le signifiant ne fait que renvoyer à lui-même. Le signifié nous reste ainsi à jamais énigmatique.
Qu’est-ce qu’il nous veut, ce signifiant qui ainsi nous fait marcher ? Dans la mesure où c’est ce processus qui est la cause de notre désir, en tant qu’il n’a rien d’animal mais qu’il est dénaturé parce qu’il est toujours désir d’autre chose, et s’il est désir d’autre chose, c’est bien parce que le signifiant nous invite à ce toujours autre chose, et ce qui se trouve ainsi isolé par le signifiant dans un lieu que Lacan appellera le réel est ce qui va s’imager pour nous comme l’instance organisatrice et ordonnatrice du désir. Nous vivons comme s’il y avait dans le réel une instance Une, qui se trouverait agencer notre désir. Cette opération, dit Lacan, est possible parce que dans le réel il y a du signifiant, il y a le Un. Ce Un que nous nous mettons à adorer, Lacan, par une opération je dirais baptismale, va l’appeler le Phallus. Chez Freud, ça ne s’appelle pas spécialement le Phallus mais plutôt la libido ; il y a de la libido. Cette nomination par Lacan, qui rappelle la présence de cette instance dans les mystères antiques, cette opération qu’il fait va avoir un certain nombre de conséquences, un certain nombre d’effets. Ne serait-ce qu’en ceci : dès lors se dégage la dimension du symbolique qui est que le signifiant ne fait que symboliser cette perte.
Cette perte. Est-ce que le mot n’est pas trop fort ? Il n’y a rien de perdu encore, il y a seulement ce qui manque. Je vais trop vite en parlant de perte. Nous en sommes simplement dans ce temps d’exposition où il y a ce qui manque, manque heureux, manque salutaire, qui fait de moi quelqu’un qui a une identité sexuelle et qui se trouve grâce à lui désirant.
Donc phallus, c’est un signifiant qui ne fait que symboliser les effets du signifiant, et chaque signifiant devient le symbole – c’est ça le symbolique – de ce défaut qui va être vécu pour nous comme salvateur et heureux.
L’une des conséquences est que dès lors, dans le champ des représentations, chacune, semble-t-il, ne peut se présenter dans la réalité que comme ayant sacrifié ce qu’elle pouvait avoir de phallique. Pour pouvoir se faire reconnaître comme admise dans le champ de la réalité, c’est-à-dire porteuse de la marque phallique, il faut qu’elle ait sacrifié, il faut qu’elle ait renoncé, il faut qu’elle se soit privée, il faut qu’elle se soit castrée de ce qui dans l’image du moi, pouvait venir représenter le phallus, c’est-à-dire le pénis. Et c’est là que dans un champ purement imaginaire, nous avons le -φ.
La dimension du réel, Lacan dit que le signifiant y creuse un trou, le fore, puisque le réel, c’est ce qui est opaque, qui résiste à la prise par le signifiant, ce qui fait qu’il y a toujours un reste irréductible à la prise par le signifiant. Le signifiant y creuse un trou, c’est un lieu de recel, du fait du refoulement, pour le signifiant lui-même.
Donc il est habité par ce Un, et ce que l’on appelle le complexe de castration, c’est que je ne peux me présenter dans le monde comme porteur de l’indice phallique qu’à la condition d’avoir opéré le sacrifice, qui est celui que nous-mêmes ici, sans même le savoir spontanément parce que cela nous semble aller de soi, nous opérons. Je me permets souvent des images triviales, mais si je me présentais devant vous le pantalon baissé et la braguette ouverte, vous vous diriez qu’il y a quelque chose qui ne se présente pas tout à fait bien …
Ceci veut dire qu’en tant que sujet de l’énoncé, mon propos implique qu’il soit marqué, mon énoncé, par le renoncement à l’expression supposée de mon désir par mon rapport au sexe, à l’exception de ces moments privilégié, de préférence livrés à l’intimité, et qui sont la sanction, le moyen de jouissance autorisé mis en place par ce que nous appelons la castration.
Donc je crois que de façon très simple, nous voyons ce qu’il en est du Phallus et du moins-phi, Φ et -φ.
Ce que je vous dis là vous permet de rester strictement freudiens, car je crois que nous pouvons relever que Freud n’est pas allé au-delà de sa mise en place. Et je vous rappelle que pour lui et ses élèves, les objets partiels ont été inaugurés par Abraham ne venant que se résoudre, se subsumer sous l’index du phallus, supposé représenter la génitalité accomplie, totale.
Dans ce dispositif, deux conséquences nous intéressent au premier chef.
La première est de situer la femme comme le fait Freud, du côté de l’Autre, c’est-à-dire du côté du phallus. Il la rend évidemment éminemment pénienne, et je vous renvoie à son article sur La féminité, article absolument sensationnel où il aboutit à dire simplement ceci : une femme pour s’accepter comme telle doit consentir à ce que son pénis à elle soit… un peu plus petit. C’est exactement ce qu’il dit. Il ne faut pas qu’elle y renonce totalement, dit-il, parce que dans ce cas, elle manquerait de libido. Il ne faut pas qu’elle conserve celui que, comme petite fille, du fait de la castration, elle a acquis, parce qu’elle n’occuperait pas sa position de femme. Et il n’explique l’érogénéité vaginale, ce déplacement au niveau du vagin de la possible jouissance féminine que par une opération spontanée de mutilation. On comprend, je dois dire, que les féministes aient pris ça de travers !
Autre conséquence : situer le phallus comme Freud le fait, comme étant l’organisateur universel à l’endroit duquel nous serions tous dans une relation de filiation, puisque c’est comme ça, c’est dans ce champ-là que nous vivons la castration, va le contraindre, va l’amener à écrire à la fin de sa vie ce livre incroyable qu’il a appelé « un roman historique », Moïse et le monothéisme, travail inconcevable aussi bien pour les historiens que pour les psychanalystes, qui n’ont jamais su qu’en faire ; où il va être obligé d’introduire que ce qui vient là à la place du phallus serait pour nous irréductiblement Autre.
Moi, c’est comme ça que je lis Moïse et le monothéisme : Là où nous dépensions toute une série d’efforts pour nous vivre, pour nous organiser comme étant les enfants, les uns et les autres, de ce père, il a écrit ce texte, à un moment particulièrement dramatique de l’histoire européenne et vous savez combien il s’est tâté pour savoir s’il fallait le publier ou pas. Mais devant une série de manifestations qui justement étaient organisées uniquement autour de cette volonté d’affirmer la filiation d’une communauté, filiation réussie, accomplie, à l’endroit de celui qui était supposé être un ancêtre générateur du groupe, il a balancé ce texte, ne pouvant le produire que comme roman historique faute des repères topologiques pour pouvoir souligner le caractère irréductiblement Autre de l’ancêtre auquel nous nous référons, quels que soient les efforts que fait la religion, « lien » sacré, pour essayer de faire valoir tous les sacrifices que nous consentons pour faire valoir ce lien, lien sacré avec la dite instance.
Une brève remarque ici, en passant, sur les noms du père. Nom, ce n’est pas un signifiant. Je pense que si nous avons ensemble à réfléchir et à travailler là-dessus… Lacan ne dira jamais le Nom du phallus. Il dit bien que le phallus est un signifiant. J’ai épinglé pour vous les endroits où il le dit. « Car le phallus est un signifiant, un signifiant dont la fonction dans l’économie intrasubjective de l’analyse soulève peut-être le voile de celle qu’il tenait dans les mystères. Car c’est le signifiant destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié en tant que le signifiant les conditionne par sa présence de signifiant. » « Le phallus est le signifiant privilégié de cette marque – une marque – où la part du logos se conjoint à l’avènement du désir » c’est-à-dire où le défaut qu’introduit le signifiant va être celui qui va entretenir, agencer le désir. Les noms du père, je pense que c’est autour de ce terme de « nom » qu’il y aurait à poursuivre et que je vais, en quelques instants car je souhaite m’arrêter à l’heure prévue, essayer de nous organiser.
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L’objet a, c’est une création proprement lacanienne. Lacan le dit : « c’est ce que j’aurai apporté à la psychanalyse » et, j’en parlais l’autre jour, je vous assure que le moment où dans le milieu de l’Ecole Freudienne, il a commencé à introduire l’objet a, cela a provoqué quoi ? Le scandale ! De la part de ses meilleurs élèves, l’insurrection, le drapeau de la révolte ! Les sarcasmes, l’ironie… C’était un phénomène étrange parce que vous croyez qu’on est là dans une zone où des gens raisonnables, des praticiens… ça a eu un effet, c’est peut-être cet effet d’angoisse que nous évoquions au cours de ces Journées.
Pourquoi est-ce à ce point irrecevable, difficile à recevoir ?
D’abord parce que l’objet a, dans la mesure où les orifices de notre corps sont marqués par une érogénéité qui vient bien entendu contrarier leur fonctionnement, la bouche, l’anus, l’oreille, l’œil, en clinique, dans la pathologie, nous pouvons l’observer sans être psychosomaticiens de la façon la plus banale. Ce qui devrait fonctionner de manière purement organique est contrarié, perturbé, dérangé, gêné, « pathologisé » par une érogénéité. Dès lors évidemment y a-t-il lieu de supposer ce qu’il en serait là d’un objet propre à chacun de ces orifices ? Et comment cela peut-il être un objet du corps, un objet propre du corps ?
Lacan fait remarquer que le jeu du signifiant implique la mise en place de ce que j’évoquais tout à l’heure pour nous, si simple et si familier maintenant, la dimension du manque – qui n’est pas la dimension de la perte – la dimension du manque en tant qu’elle peut appeler le sacrifice. Le jeu du signifiant implique un dispositif qui, lui, va supporter la dimension de la perte, et qui est le mouvement propre de la lettre dans l’organisation de la parole et de l’écrit. Mais là, je vous renvoie à ce texte fondateur – ce n’est pas pour rien qu’il est au début des Ecrits, le séminaire sur La lettre volée – qui nous montre le statut tout à fait particulier de la lettre, la lettre, le caractère typographique en tant que dans l’histoire en cause, cette lettre connaît le type de chemin auquel nous pouvons assister, et que dans son retour, elle ne devrait pas être là.
Cette lettre est, dans ce que là il isole, pas moins que ce qui vient supporter les traits de ce qui est refoulé. Dans l’analyse, nous avons constamment affaire à ceci : dans le jeu du signifiant, ce qui porte la marque du refoulé est supporté de la façon la plus ordinaire par une simple lettre, ce qui semble bien témoigner que c’est elle qui comme telle a subi ce mouvement de rejet et de passage dans le réel. Et c’est sans doute aussi ce qui nous donne cette relation particulière à ce corps si bizarre qui est celui de la lettre et qui n’est en rien comparable à celui du signifiant. Ne serait-ce parce que la perte opérée par cette lettre n’est pas symbolisée, et qu’elle n’est pas non plus imaginarisée. C’est une perte réelle, qui échappe aussi bien à la symbolisation puisque le symbole n’en parle pas, le symbole renvoie à ce manque dont je parlais tout à l’heure. Elle n’est pas imaginarisée puisque topologiquement elle n’est pas spécularisable. Mais elle est réelle – même si elle a des incidences imaginaires et symboliques mais je laisse çà tomber – et elle est capable en tant que réelle de resurgir dans le champ de la réalité pour un sujet qui, avec son surgissement, avec le couvercle qui vient sur le petit pot, étouffe ! On aime étouffer un peu, ce n’est pas pour rien qu’on fume, on aime, il y a un plaisir à ça, d’être au bord de ce qui pourrait être l’asphyxie, ça fait partie aussi des érogénéités bizarres des orifices. Il y a quelque chose de ce côté-là, on aime bien sûr ! Mais en tous cas quand c’est pour de bon… alors évidemment, l’une des grandes expressions de l’angoisse, c’est de ne plus pouvoir, quand il y a le couvercle sur le petit pot…
Peut-être n’y aurait-il pas ce privilège accordé à ces éléments détachables du corps comme les excréments, ou isolables éventuellement comme le sein, ou encore ces éléments qui nous paraissent abstraits comme le regard ou la voix, que parce qu’il y a ce caractère propre à la lettre. Et remarquez bien ceci : c’est un mouvement, celui de la lettre, qui ne doit rien à la castration, rien ! Simplement, la chaîne de Markov fait partie de l’automatisme propre à la chaîne signifiante.
Et il y a là une grande question sur laquelle je vais m’arrêter : qu’est-ce qui fait que cette lettre se trouve ainsi érogénéisée ? Qu’est-ce qui fait qu’elle va prendre cette valeur tout à fait stupéfiante dans le fantasme ?
Pourquoi Lacan l’a-t-il appelée a, c’est facile ! C’est sûrement à la fois un démarquage du aleph de Cantor, mais en le latinisant. Je n’ai pas le temps de m’amuser avec ce genre de considérations mais vous savez que le aleph est une lettre que les hébreux mettent de côté. La Bible commence par le beth : berechit bara elohim, donc le aleph, c’est justement la lettre qu’il ne faudrait pas. Et Cantor, ça lui a posé de singuliers problèmes d’oser faire ça…
Lacan l’appelle l’objet a, mais vous pouvez l’appeler b, c, d. ça n’a aucune importance, c’est le a en tant que prototypique du fonctionnement de la lettre.
Alors problème : pour Lacan une fin de cure passe très justement par ce type d’acte, l’acte psychanalytique, qui impliquerait pour un sujet d’être suffisamment au fait de ce qu’il en est pour lui de ce qui fonctionne dans son fantasme comme objet petit a pour que…quoi ? Pour qu’il cesse d’entretenir le symptôme qui est la condition pour nous de l’entretien du désir. Le désir tel qu’il est agencé pour nous ne se conçoit qu’à la condition d’entretenir ce défaut, d’entretenir ce manque, et c’est bien là le sens du séminaire Le sinthome. Autrement dit, le symptôme, nous y tenons puisqu’il est la condition de l’accès ou de notre maintien dans le désir. Et donc il n’est pas inutile, si l’on peut penser que la psychanalyse est un progrès – ça resterait à démontrer, il faudrait demander aux analystes ce qui leur fait dire que la psychanalyse est un progrès, il faudrait là-dessus être précis sur la notion de progrès – si la psychanalyse est un progrès, c’est peut-être qu’elle permettrait à un sujet non pas de se dispenser de son fantasme, Lacan dit qu’on ne change pas de fantasme par l’analyse, mais on peut peut-être par ce qu’il appelait cette opération de la passe, être vis-à-vis de lui dans une position moins asservie, moins organisée dans ce qui est pour chacun d’entre nous la certitude de son bon droit et de sa légitimité, qui n’est pas seulement celle de sa conduite, mais qui est aussi celle de sa pensée et qui est également son attachement justement au symptôme.
Le a que Lacan introduit entre autres fait valoir que le désir n’est pas infini contrairement à ce qui se conclut de l’enseignement de Freud. L’objet du désir n’est pas infini, il a sa limite, et d’une certaine manière il y aurait presque une invitation chez lui de dire à ses névrosés, en tant que le névrosé se targue volontiers du fait qu’il pourrait devenir pervers, autrement dit aller jusqu’au bout, il leur dit : « Mais allez-y ! Allez-y vous verrez bien ! », vous verrez quoi ? Parce que le phallus dans la conception freudienne organise le type de perversion la plus ordinaire, càd fait du phallus l’objet-cause du désir. C’est ça la père-version, le fait que chez une femme, ce qui sera recherché, ce sera son phallicisme, ce sera à la limite la condition capable d’en faire un objet de désir. Et c’est l’un des paradoxes auxquels une femme se trouve confrontée : on attendait qu’elle soit une femme, qu’elle soit Autre, et en même temps on attendait que surtout elle l’ait, parce que sinon ce serait angoissant, qu’elle soit Autre, d’un seul coup !
Et donc l’objet a vient introduire là, vient défaire cette espèce de perversion qui est centrale dans l’organisation de nos cultures, et révéler ce qu’il en serait pour Lacan. A vous de démontrer éventuellement que ce n’est pas le cas – c’est à la portée de qui a envie de s’attacher à ce type de travail – que ce n’est qu’un objet, le plus inattendu qui soit. Est-ce que vous le vérifiez en clinique, cette histoire d’objet a ? Non plus dans cette espèce d’abstraction, de généralisation, mais dans son caractère littéral ?
Il y a un type de névrose qui assurément vous permet de le vérifier à tous les coups, car c’est chez lui, chez ce névrosé, que l’objet a se révèle dans sa pureté d’être pure concrétion littérale, c’est une petite crotte faite de quelques lettres. C’est évidemment l’obsessionnel. Dans mon séminaire de jeudi dernier, j’essayais de montrer à propos de L’Homme aux rats comment il part dans sa névrose avec une trinité faite de trois lettres : Z,W,I, et vous le retrouvez dans les notes prises par Freud à tous les moments de ce qui vient déterminer son symptôme : il est Zwechen entre deux officiers au moment où…, L’instrument qu’il perd c’est un Zwicker, un lorgnon… Tout son grand problème va être que les gens à qui il doit rembourser la somme, ils sont deux, Zwei, et lui-même se présente sans cesse dans son être comme étant coincé entre deux, comme une crotte. Il est coincé entre deux signifiants, l’objet là qui reste coincé n’a pas été évacué. Et son analyse se termine sur une autre trinité qui est devenue étrangement celle-là, W, L/, K, qu’il rapporte dans un rêve. Comment lisez-vous cela ? Alors, ce serait un nom, un toponyme sur une carte géographique polonaise, Freud d’ailleurs se trompe sur ce que ça peut signifier, Wielka, il hésite entre vieille et grande. En tous cas nous les lacaniens, d’avoir la barre sur le L/, quand même c’est plus qu’il nous en faut ! Vraiment cet Homme aux rats, il était vraiment sympa avec les lacaniens à venir !
Mais Freud se dépêche d’aller coller là-dessus toute une série d’interprétations, et l’Homme aux rats se marre ! Il est content comme tout parce qu’il est bien évident que ces trois lettres ne signifient rien d’autre que leur propre littéralité, même si elles sont à rapprocher d’un toponyme. Freud qui s’est montré extrêmement savant tout au long de cette cure, il a injecté de l’Œdipe tout du long, et l’Homme aux rats est d’une humeur vraiment excellente de constater que Freud avec ça… il ne sait plus rien ! Et c’est en constatant que chez Freud, il y a un défaut absolument radical, que ce savoir parfait chez Freud là devant, tout ce qu’il peut dire, c’est des sottises. C’est là-dessus qu’il termine sa cure et c’est là-dessus que semble-t-il il se met à fonctionner un petit peu mieux.
Donc Φ, -φ, a.
Le titre que j’avais donné à mon exposé, c’est « Fafs », parce qu’en français fafs désigne les fascistes. Or dans les diverses manifestations politiques et sociales auxquelles nous somme confrontés, il est bien certain que tout cela en particulier la place accordée à Φ – et ce n’est assurément pas un hasard si Lacan a prononcé sa conférence en allemand, il le fait remarquer d’ailleurs – cette place accordée par chacun d’entre nous et par une société à Φ est évidemment essentielle dans les conséquences sociales puisque Φ c’est le fédérateur, l’unificateur. Chaque fois que Φ est forclos, comme on pourrait penser que notre culture actuelle y tend – tout ce qu’on constate c’est qu’on parle du « déclin du père » – une jouissance en quelque sorte promise à tous les débordements, sans limite, le fait que le manque ne nous manquerait plus (si ce n’est dans la figure des gens qu’on appelle les exclus et qui sont chargés de supporter, eux, cette figure du manque) chaque fois que Φ est exclu, forclos, nous pouvons savoir en tant qu’analystes qu’il reviendra dans le réel. Et son retour dans le réel fera du bruit et fera payer du sang, nous retomberons là dans la dimension du sacrifice.
C’est l’une des raisons pour que Φ, -φ, a, que Regula a eu l’amitié pour nous de mettre au programme, ce sont de petites lettres, des symboles, des signifiants, qui ont un rapport étroit avec notre réalité actuelle, notre réalité du moment, et ils devraient nous permettre de nous y orienter, de nous servir d’outils pour savoir comment être effectivement du côté du progrès, si en tant que psychanalystes nous en sommes les partisans.
Merci beaucoup pour votre attention.
Jacqueline Hiltenbrand : Vous nous aviez dit à une autre occasion que la lettre entre en jeu lorsqu’on passe du signe au signifiant. Est-ce que ces propriétés du signifiant, de renvoyer forcément à un autre signifiant, de ne pas pouvoir se signifier lui-même, est-ce qu’on peut dire que ces propriétés parlent de cette perte de la lettre. Est-ce qu’on peut dire ça ?
Ch. M. : Le signifiant ignore totalement la perte de cette lettre. C’est pourquoi il faut la pathologie dans laquelle nous baignons, dans laquelle nous sommes, voire la place que peut occuper la lettre dans l’économie de chacun, y compris d’ailleurs dans la cure psychanalytique où évidemment la lettre peut fort bien figurer comme objet de jouissance. La jouissance que procurent les manifestations de l’inconscient est évidemment liée à la présence de la lettre, mais la difficulté, c’est que justement cette lettre ne se manifeste pas comme telle, avec son pouvoir, dans le champ de l’imaginaire ni dans le champ du symbolique. Il faut cette irruption particulière en tant que réel.
Le problème actuel, c’est qu’il est vraisemblable – et c’est proposé explicitement par des romanciers, l’un d’eux a été cité par Regula dans son exposé – que nous ayons affaire à des lettre désérogénéisées. Parce que la lettre n’a pas besoin du phallus pour fonctionner comme perte, mais il lui faut la référence au manque introduite par le signifiant pour que cette perte devienne support d’érogénéité. Donc nous pourrions avoir un maniement de la lettre comme celui d’un matériel, comme n’étant plus vectrice d’aucune valeur libidinale. Et peut-être y a-t-il un désinvestissement de ce qui est littéral, du mode de communication dont la lettre est le support, peut-être dans un certain rapport avec ça ; avec ça, qui nous illustre ce que Lacan disait : « savoir se servir du Nom du père pour pouvoir s’en passer ». Peut-être peut-on entendre ce « savoir se servir du Nom du père » comme étant justement […] le fantasme avec éventuellement une sortie qui serait de ne plus être déterminé par cette concrétion littérale comme les symptômes semblent l’illustrer.
J. Prasse: Moi je crois que c’est tout à fait important et que c’est la culture moderne qui pour nous, vieux, est nouvelle, et que le manque d’une lettre ou de trop dans l’ordinateur ça ne fait rien aux jeunes, mais vraiment rien ! Tandis que pour nous, la faute de frappe, vraiment tout l’ennui que ça comportait lorsqu’on écrit à la main, mais dans l’ordinateur, ça ne fait vraiment rien du tout, même plus après quand c’est imprimé.
Ch. M. : Oui… sûrement…
Jean-Marc Faucher : C’est avec prudence que je vais essayer de formuler une question à propos de ce signifiant phallus comme présent ou pas présent dans le symbolique. Il m’avait semblé pouvoir comprendre en poursuivant le travail de Lacan dans son développement sur à peu près huit ans qu’effectivement il était parti d’une conception du phallus comme d’un signifiant qui représentait dans leur ensemble les effets du signifiant, et qu’il était arrivé à dire que ce signifiant, on ne le trouvait pas dans le symbolique. Alors que ce soit une solution pour le névrosé, pour d’autres également, de s’en remettre au grand Autre pour ce qui est de ce manque, et donc de se mettre à l’abri de ce signifiant, entre parenthèses, au lieu du père… est-ce que… je ne vois pas très bien comment formuler la question, est-ce que le fait que ceci soit à l’abri au lieu du père, a-t-on le droit de le qualifier à proprement parler de signifiant ? Est-ce que, si cet abri se trouve tout d’un coup levé par cette histoire que vous évoquiez, qu’est-ce qui va se mettre à courir, est-ce que ça va être un signifiant ou quelque chose de l’ordre du trou, d’un abîme, ou d’un désir qui ne trouvera justement plus un signifiant pour…
Ch. M : Jean-Marc, juste une toute petite réserve sur ce que vous dites : ce signifiant phallus, il ne devrait pas être là, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y soit pas puisque… nous nous en servons. Nous nous en servons parce que Lacan l’a introduit. Donc il est bien présent. Ce que Lacan fait remarquer, c’est qu’en tant que tel, pour être homogène avec justement ce qu’il vient spécifier comme effets du signifiant, il devrait lui-même ne pas être là. Ceci dit bien sûr, nous nous en servons, nous nous en servons dans notre pratique, mais tout en sachant que lui-même aurait à rester voilé, bien entendu ! Maintenant pour le reste de ce que vous évoquez je suis un peu embarrassé pour vous répondre, pardonnez-moi si je ne me trouve pas en mesure de le faire maintenant.
Marc Caumel : Je voudrais vous demander si, à partir de ce que vous avancez aujourd’hui, nous pouvions considérer que l’automatisme de répétition concernerait plus la question de la lettre que le signifiant.
Ch. M. : Ce dont l’automatisme de répétition nous met à l’abri, c’est de toutes manières de l’échec de ce qui est habité, de l’échec donc de notre mise à distance d’un lieu qui est habité, d’une instance qui a un corps. Alors que ce soir un signifiant ou que ce soit la lettre, ça ne me semble pas à dire vrai, fondamental. On peut très bien imaginer des situations où ce soit un signifiant qui par le biais de sa structure littérale a pris, pour un sujet donné, cette valeur privilégiée. Donc je ne les exclurais pas, si vous le permettez.