Extrait du séminaire de Charles Melman, Nouvelles études sur l’inconscient (I)
22 octobre 2014

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MELMAN Charles
Lire Freud et Lacan
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Comme nous le savons, Freud fut à l’évidence la proie d’un transfert, et cela, sur la personne de son ami Fliess. Mais ce qui résolut ce transfert, ce qui fit que Freud ne se mit pas à cultiver ce qu’il découvrit ensuite comme névrose de transfert, ce ne fut pas la mise en évidence des insuffisances ou des excès paranoïaques de son interlocuteur. Nous savons que faire une telle expérience, centrée sur les qualités présumées de l’analyste, peut conduire soit le plus souvent à changer de Heu d’adresse, à changer d’analystepar exemple, soit, et ceci n’est pas moins important, incite le sujet à ne s’en remettre qu’au sujet supposé animer son propre savoir, à lui. Il est tout à fait clair que de nombreux élèves de Freud, que ce soient Adler, Rank, Jung ou Reich, le quittèrent sur l’affirmation, non pas d’une résolution du transfert, mais d’une prévalence exacerbée du savoir dont ils voulaient maintenant s’autoriser, c’est-à-dire sur un affer­missement de la référence faite au sujet supposé animer leur propre savoir.

Si la rupture ne se fait pas dans de telles circonstances, on peut supposer de la part des élèves des divergences quant aux opinions théoriques, avec discussions et disputes, mais il n’y a effet de séparation que lorsque ces divergences se supportent d’oppositions éthiques qui mettent en cause le rapport de chacun au père. Aujourd’hui toute éthique, mise à part l’éthique analytique, met foncièrement en cause le rapport de chacun au père. De ce fait, une séparation opérée dans ces conditions témoigne non pas de ce qui serait une résolution du transfert mais au contraire de sa perduration, même s’il s’agit bien sûr d’un désaveu de celui qui en était jusque-là le support.

Ce qui nous intéresse, c’est que ce ne fut pas là le mode de rupture de Freud avec Fliess, même si Freud avait pu faire l’expérience des insuffisances de celui qu’il avait mis en place d’analyste. Comment en avons-nous le témoignage ? Nous le trouvons dans ce qui fut sa pratique qui est pour nous fort intéressante : Freud intervenait en effet auprès de ses patients en exposant sa théorie. Il essayait chaque fois de faire la jonction du cas particulier auquel il avait affaire, avec ce que supposait de général, de commun, la théorie qu’il avait élaborée.

Mais cette théorie il ne l’avançait pas tant parce qu’elle était la sienne, c’est-à-dire celle qu’il aurait pu aussi autoriser de ce sujet supposé animer son propre savoir, sa propre référence paternelle. Au contraire, cette théorie valait pour lui, Freud, parce qu’elle lui avait permis de liquider tout transfert en reconnaissant les impératifs de la structure qui s’imposent à tous, même si par ailleurs il ne pouvait rendre compte de ces impé­ratifs et de cette structure que grâce au matériel singulier, privé, qui était le sien. En quelque sorte, ce que Freud proposait à ses patients n’était pas de se réaliser comme sujets qui enfin s’accompliraient en prenant conscience, en assurant sa connaissance de cet inconscient, mais d’advenir comme sujets qui consentiraient à se trouver abolis, d’être divisés par le savoir qui les constitue. C’est là une différence tout à fait essentielle. Ce qui a valu pour Freud, était cette abdication à ce que nous pouvons appeler la prétention subjective, reconnaissant de ce fait que le sujet est aboli par le savoir qui le constitue. Dans cette opération, le sujet est loin de s’assurer la possession de ce savoir par quelque maîtrise et encore bien moins de s’accomplir par la dite maîtrise; ce sujet se révèle non pas être le produit de quelque créateur mais au contraire ce qui se trouve simplement divisé, expulsé par le système de ce savoir, dès lors qu’il est consistant. C’est ce à quoi Freud avait consenti, en ce qui le concernait; il avait consenti à cet acte. Nous ne nous contenterons pas cette année de mes affirmations, en cette matière, je tâcherai de vous en donner la démonstration.

Freud, avec une naïveté très sympathique, c’est le moins qu’on puisse dire, attendait que la révélation de ce fait amène ses patients à accomplir le même acte. Ce ne fut pas tout à fait le cas. Il est intéressant, en ce qui nous concerne, de reconnaître la façon qu’avait Lacan d’opérer, d’exercer sa tentative par la double voie de la cure et d’un enseignement — nous pouvons le considérer ainsi — qui ne visait pas moins à amener son auditoire aux mêmes conséquences. Les patients de Freud se plaignaient que durant leur séance Freud leur expose sa théorie. Il leur faisait in situ cet enseignement qui n’était rien d’autre que le rappel de ce qu’il avait pu éprouver pour lui-même comme conséquence, c’est-à-dire ce que Lacan a conceptualisé par la destitution subjective, à l’occasion de ce qu’il avait pu ainsi mettre à jour.

Ce terme d’inconscient laisse subsister pour nous un inconvénient majeur, en tant qu’il participe évidemment de ce qui est notre idéal des Lumières, en nous laissant croire à la faculté de maîtriser le réel dès lors que nous en aurions percé la structure. Cela se reproduit chaque fois de façon manifeste avec les analysants qui viennent nous voir parce qu’ils veulent se comprendre ou parce qu’ils attendent de l’analyse un accès à la maîtrise. On peut penser que ces patients agissent là avec la meilleure bonne foi, avec des espoirs tout à fait légitimes, s’ils se guident et se laissent porter par le terme d’inconscient. Mais il est bien clair que cet idéal d’une maîtrise qui pourrait être exercée par le savoir sur l’inconscient participe d’un autre discours que le discours psychanalytique; il participe du discours universitaire.

Ce terme d’inconscient est d’autant plus inadéquat que c’est en ce lieu que gît le savoir. Or le savoir n’est pas du côté du sujet. Il s’agit, en ce lieu de l’inconscient, non seulement du savoir de la jouissance mais aussi, plus primordialement, du savoir qui règle toutes nos perceptions. Nous aurons à revenir cette année sur ce trait et nous pouvons déjà noter que dans le couple d’opposés Conscient — Inconscient, c’est le conscient ou ce que nous appelons ainsi qui est régi par l’inconscient. Du coup l’énig­me, le mystère, l’obscur serait plutôt du côté de ce qui accède à notre conscience, de ce qu’il nous est permis de savoir et dont, après tout, la somme peut sembler chaque fois fort énigmatique.

Que nous apprend l’expérience analytique au sujet du conscient? Nous pouvons dire que si la conscience se définit par la somme des connaissances dont un sujet fait son alibi, c’est-à-dire en se posant comme étant en quelque sorte celui qui disposerait d’une certaine somme de savoir et donc s’aliène en tant que sujet de ses énoncés, l’ex­périence analytique nous apprend que ladite somme de ces connaissances est réglée par ce qu’en autorise l’inconscient. Nous sommes partis de ce point l’année dernière : il y a des représentations qui sont unver-tràglicby incompatibles; le sujet ne peut les accepter et, de ce fait, ces représentations se trouveront refoulées. Donc la conscience, en tant que somme de nos savoirs, est bien plutôt méconnaissance — pour reprendre le terme de Lacan — que connaissance, s’il est vrai qu’à partir de cette somme de connaissances le moi assure son assiette, justifie son assise.

Faisons tout de suite un tout petit pas de plus, en remarquant ceci : la faculté de perception qui serait le propre de la conscience, cette faculté de perception qui interroge beaucoup les psychologues, les neurophysiologistes, nous permet en tant qu’analyste d’en dégager quelques traits. Nous pouvons par exemple faire remarquer ceci : à l’état naturel, normal — ce qu’on appelle notre état de veille — nous sommes dans un état qu’il faut bien qualifier de neutralité perceptive; nous ne percevons rien si ce n’est simplement la familiarité du monde qui nous entoure. Si nous retenons évidemment que c’est le fantasme qui organise pour chacun le champ de la réalité de son monde, nous voyons effectivement le caractère très limité des perceptions qui nous sont permises. La seule chose que l’on perçoit, si je puis dire les yeux grands ouverts, est que la réalité est là, familière, c’est-à-dire du même coup usée, non angoissante et de ce fait il n’y a plus rien à attendre, à voir.

Ceci est tellement exact que les gens qui sont les professionnels de la chose, non pas du côté de la neurophysiologie ou de la psychologie, mais du côté de ce qui porte à d’autres conséquences, c’est-à-dire la police ou la magistrature, savent très bien qu’on ne peut pas se fier à un témoignage Il ne vaut rien. Pourquoi ? Il s’agit d’une raison extrêmement simple. Le témoignage concerne ce qui est une rupture dans le champ de la réalité pour le sujet, c’est-à-dire ce qui est le surgissement d’un réel, quelque chose qui vient brusquement zébrer cette espèce de somnolence dans laquelle le sujet se trouve habituellement et qui règle son rapport à cette réalité : quelque chose là se passe. Il peut s’agir de ce que vous voudrez : un fait divers, un accident, un meurtre… Il est avéré que lorsque se produit un tel phénomène, au sens propre du terme, il est en général méconnu, c’est-à-dire perçu selon les facultés d’intégration du moi. Chacun des spectateurs est en mesure d’en faire un mythe, chacun mythifie ce qui est venu de la sorte zébrer son écran.

Autrement dit, lorsqu’émerge quelque chose de l’ordre du réel dans le champ de la réalité, le sujet l’intègre comme il peut dans ce qu’il sait déjà. On ne peut pas dire que ce soit pour lui une acquisition qui puisse être nouvelle. C’est au point même que l’on célèbre comme de grands savants ceux qui à l’occasion d’une expérimentation en laboratoire ont été capables de voir autre chose que ce qu’ils attendaient. Celui qui a été capable de reconnaître dans ses petites boîtes des taches de moisissures qui n’avaient rien à y faire et qui, au lieu de les jeter à la poubelle, s’est dit «ça m’intéresse», celui-là est considéré de façon très spontanée et un peu naïve comme portant la marque d’un grand esprit.

Ceci vient donc rappeler que dans ce couple d’opposition habituel Conscient-Inconscient, le conscient est non seulement ce qui peut nous interroger mais en outre il est ce dont nous avons à bien percevoir les conditions tout à fait restreignantes. Ce qui nous intéresse aussi à propos de ces émergences du réel dans le champ de la réalité, est que Freud ne s’est intéressé qu’à ça. Car le symptôme hystérique est évidemment l’émergence du réel sous la forme du symptôme, en tant que l’image du corps est là ce qui vient se défaire, ce qui vient peser et que le corps émerge en tant que réel. Freud ne s’est intéressé qu’à cela, en tant que ce réel s’avérait pour lui être non pas la manifestation de quelque pouvoir surnaturel mais la manifestation d’un réel en tant que lieu d’un savoir. C’est cela qui a passionné Freud.

Nous avons la surprise de constater que dans Les quatre concepts fondamentaux Lacan va privilégier cette pulsation temporelle de l’inconscient, c’est-à-dire ce caractère d’émergence, de zébrure, d’instantané et la possibilité que l’inconscient aurait ensuite de se refermer, voire le risque dès lors de se taire à jamais, de disparaître. Durant cette année, nous allons nous intéresser à ce fait que le voile que vient ainsi déchirer ce réel, ce voile est lui-même tissé par l’inconscient puisqu’il est soutenu par le fantasme ; que le voile qui donne accès à la conscience est lui-même régi par l’inconscient et de façon d’autant plus large qu’il n’y a pas de manifestation de l’activité psychique ou de notre activité pratique qui échappe à cet inconscient. Nos ratiocinations sont évidemment réglées par l’inconscient.

En mettant l’accent sur ce caractère pulsatile de l’inconscient, Lacan avait manifestement souhaité souligner cette coupure qui est corrélative de son émergence, coupure à entendre au sens topologique et dans la mesure où ses lèvres sont ensuite capables de venir se rejoindre, au point de pouvoir passer pour une fente presque invisible.

Nous pouvons penser que si l’hystérique est privilégiée en quelque sorte dans la production de ces irruptions de l’inconscient, de ces déchirures du voile, c’est sans doute parce que ce voile de la réalité ne lui paraît pas être le sien, puisqu’elle se plaint de ne pas y voir projeté son propre cinéma. C’est sans doute pour cela qu’elle est amenée à en faire un petit peu. Comment d’ailleurs pourrions-nous souligner ce côté ponctuel, instantané des manifestations de l’inconscient quand il nous faut rappeler que le sommeil, la nuit, constitue le temps privilégié et inévitable de ses expressions, et cela bien entendu, par l’intermédiaire des rêves ?

Extraits des « Nouvelles études sur l’inconscient », séminaire de Charles Melman, hôpital de la Salpêtrière, 1984/85.