ÉTUDE DU SÉMINAIRE XI LES FONDEMENTS DE LA PSYCHANALYSE, J. LACAN - SÉANCE PLÉNIÈRE DU 30/01
27 février 2023

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JESUINO Angela
Le Collège de l'ALI
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Collège de l’ALI 2022-2024
Lecture du séminaire XI de Jacques Lacan, Les Fondements de la psychanalyse    

Séance plénière du 30 janvier 2023 (Leçon VI du 19 février 1964)

 

Angela Jesuino : Bonsoir à tous. Alors, j’ai pris l’habitude de faire des petits préambules à chaque fois, ça m’amuse… Donc j’ai choisi en préambule une citation de Lacan, publiée dans Les Temps Modernes en octobre 61. En fait c’était un numéro d’hommage à Merleau-Ponty à la suite de son décès. Lacan a écrit un petit texte, à cette occasion, vous allez le trouver, si ça vous intéresse dans les Autres Ecrits, et vous allez voir pourquoi j’ai choisi ces quelques lignes.

Je cite Lacan donc : « Avons-nous besoin du robot achevé, de l’Ève future, pour voir le désir pâlir à son aspect, non qu’elle soit aveugle, comme on le croit, mais de ce qu’elle ne puisse pas ne pas tout voir ». Je trouvais ce petit morceau, très intéressant à plusieurs titres. D’abord par son actualité, par son actualité criante, et pour vous montrer que les questions que nous traitons sont de plein pied avec notre contemporanéité, et je ne sais pas si vous souffrez de ce désir de transparence, dans lequel nous sommes baignés actuellement, où il faut tout savoir, et tout voir. Et ce désir de transparence est devenu un dictat, même dans nos échanges avec nos partenaires, dans les travaux institutionnels et autres, il faut montrer patte blanche, il faut tout voir, il faut tout savoir. Et Lacan nous signale que ça peut avoir un effet sur le désir, et j’ai trouvé ça très opportun de le rappeler. D’une part par rapport à son actualité et aussi parce que cette petite citation nous met sur les rails de ce dont il va s’agir dans cette leçon et même dans les suivantes parce qu’on aborde là… on démarre un bloc de leçons du séminaire qui vont parler du regard et de l’objet. De l’objet regard plutôt. Donc ça nous met sur les rails de ce dont il va s’agir, à savoir de la fonction du regard, mais aussi la fonction de la tâche – il ne faut pas tout voir, il y a une tâche – et le rapport de ce regard, de cette tâche, avec le désir.

Si dans la leçon précédente, comme Stéphane (NDR : Thibierge) l’a montré très clairement et très précisément, la question était le « réel », c’était aussi la question de savoir où nous le rencontrons ce réel, et sous quelle forme, et aussi cet écart que Lacan creusait lors de cette leçon entre le réel et la réalité. Si la leçon V était centrée là-dessus, moi j’ai envie de dire que la question qui va traverser la leçon VI sera plutôt : qu’est-ce que cette rencontre avec le réel, la tuché, va produire chez le sujet ? Donc pour vous donner tout de suite le fil que je vais prendre, je dirais que le mot clé de cette leçon est donc la « schize », qui comme vous le savez veut dire coupure, disjonction, et vient du grec fendre. C’est de ça dont il va parler, c’est de ça dont il va essayer de déplier l’importance.

Donc ça c’est le fil que je vais essayer de prendre ici avec vous ce soir, pour présenter cette leçon, mais il est important de voir à partir de quoi Lacan va introduire cette schize et comment. Cette leçon c’est une espèce de passage parce qu’il va encore une fois démarrer par la question de la répétition. Je pense que là il y a un cap dans le séminaire. Et il va partir de la répétition pour la situer comme carte forcée. « Carte forcée » dans l’ensemble de la batterie signifiante et soutenir encore une fois « le sujet comme sujet du signifiant et déterminé par lui ». Le sujet est pris dans la structure même de ce réseau qui implique le retour des signifiants. Automaton, compulsion de répétition liée au fonctionnement de la chaîne en tant que telle. La chaîne fonctionne et se répète. Le sujet étant déterminé par elle, même dans sa syntaxe, qui se constitue, nous dit Lacan, en rapport avec certaines réserves inconscientes. Le sujet est parlé plus qu’il ne parle et je pourrais même, pour forcer le trait, dire, « ça se répète sans lui », automatisme de la chaîne.

S’en suit à ça une note clinique importante concernant le travail de la remémoration et de la résistance,

pour différencier la soi-disant « résistance du sujet » liée à l’ego-psychologie, de ce qui est  au fond, une « résistance du discours » à approcher un « noyau », le noyau que Lacan va dire qu’il doit être désigné comme réel. C’est intéressant de voir comment Lacan procède, la façon dont il introduit, par exemple, la question de la résistance, ça opère une dé-psychologisation. Ce n’est pas de ça dont il s’agit, ce n’est pas la résistance du sujet comme on peut entendre la résistance du moi, il le dit ça : c’est la résistance d’approcher ce noyau du réel.  Ce n’est pas aisé.

Je suis en train de suivre à la lettre cette introduction de Lacan, car je trouve toujours important de marquer comment à chaque fois il va rentrer dans son propos. Donc il rentre dans le propos en appuyant sur l’automaton, répétition automatique du réseau signifiant dans lequel le sujet est pris et de l’autre, serrage du discours, travail de remémoration, autour de ce noyau, de ce réel qui se présente d’abord comme traumatique, tuché. Et de là, il va poser, il va revenir au rêve et ce n’est pas pour rien. Il va reprendre un peu le fil des questions qu’il avait dit dans la leçon précédente, pour poser cette question : quelle réalité détermine l’éveil ? Et il ouvre deux options :

– « Un bruit léger contre lequel l’empire du rêve et du désir se maintient ? Rêve pour prolonger le sommeil, pour satisfaire le désir ?

– Ou autre chose, la rencontre manquée entre père et fils, échec, tuché.

Je voulais m’arrêter un tout petit peu sur ces deux options qu’il ouvre là. Parce que le texte de Freud lui-même est beaucoup plus complexe par rapport à ce désir de dormir, de prolonger le sommeil. C’est très touchant de voir comme Freud dans ce chapitre 7 de L’Interprétation des rêves… (Je vous invite vraiment à faire toutes ces lectures parallèles – il faut que nous aussi nous fassions notre retour à Freud – ça rend la lecture de Lacan plus incisive. Ce n’est même pas que ça éclaire, mais ça rend la lecture de Lacan plus incisive) va dire : ce rêve est facile à interpréter par rapport au désir de maintenir l’enfant vivant, etc. Mais il va dire des choses très précises en même temps : » il y a une préséance de la réalité du rêve sur la réalité de l’état de veille » C’est très important ça par rapport à ce qu’il va amener là.

L’autre chose – Freud dit des choses très importantes par rapport à ce qui nous intéresse : « le désir de dormir soutient le désir inconscient ». Ce n’est pas le désir de dormir tout seul, il soutient quelque chose du désir inconscient. Et il va dire cette chose très jolie, il va dire :  le rêve vient enrober le stimulus, à sa façon. Je vais trouver la phrase exacte parce que c’est très joli ce qu’il dit : « le désir de dormir vient enrober dans le rêve le stimulus sensoriel extérieur de façon telle qu’il soit dépossédé de toute possibilité de venir rappeler quelque chose du monde extérieur ». C’est le travail du rêve qui vient enrober ce qui se passe dehors.

Et il fait cette hypothèse : « il se peut que ça soit seulement de dedans – de ce qui se passe seulement au-dedans – qui vient menacer le sujet et le sortir de son rêve ». C’est-à-dire que Freud lui-même, même s’il n’a pas les nominations dont va se servir Lacan, va faire cette distinction entre ce qui est la réalité de l’extérieur et la réalité psychique. Et d’ailleurs, c’est dans ce texte, rappelez-vous, qu’il va citer Fechner en disant : « la scène des rêves est une Autre scène que celle de la vie des représentations à l’état de veille. »

Donc, il introduit déjà – on pourrait même dire cette schize déjà, – par rapport à cet autre pan qu’ouvre Lacan. Il dit : est-ce que c’est le bruit qui va l’éveiller ou autre chose ? Si on se tient au texte de Freud, on est déjà dans l’idée que c’est autre chose, n’est-ce pas ? Parce que le procédé même du rêve va empêcher ce réveil.

Alors, Lacan va être très… – je raccourcis – quand il dit : « la rencontre manquée entre père et fils » – échec, tuché. Freud va être beaucoup plus prolixe par rapport à ça et il va être prolixe à partir du texte même du rêve : le mot de fièvre, le fait qu’il vienne parler de cette façon au père, est-ce que ça n’a pas un rapport avec des affects qui ne sont pas méconnus ? Il dit : « il déconstruit cette évidence du rêve en s’appuyant sur le mot même du rêve ». Et ça c’est très précieux pour le travail que nous avons à faire comme analystes.

Alors, Lacan part du rêve et il fait cette autre notation clinique qui me parait très importante, qui concerne le transfert. Et il pose la question : « comment le transfert peut nous conduire au cœur de la répétition » ? Et là encore, il va déconstruire cette psychologisation. Il va dire – il ne faut pas lire ça à l’aune de la situation actuelle… 

Moi, j’ai envie d’avancer – ce sont des choses que l’on va voir plus loin – mais, j’ai envie d’avancer, de faire l’hypothèse à ce moment-là du travail où nous sommes, que ce qui se répète dans le transfert est à lire comme un point de réel. Quoiqu’avec un sens voilé peut-être par l’amour du transfert lui-même. Mais pas à ramener forcément dans la situation actuelle, mais comment rendre le réel présent dans le transfert.

Alors, il dit qu’avant d’avancer sur le transfert, il dit ça, je cite : « mais d’abord il est nécessaire de fonder, d’insérer cette répétition ». J’étais très interrogée par ces termes : d’insérer, fonder, « d’insérer cette répétition dans cette schize même qui se produit dans le sujet à l’endroit de la rencontre du réel, […] conçu comme originellement malvenu » et pour signaler que c’est par là qu’il se trouve, le réel,  le plus complice de la pulsion chez le sujet ».  J’ai voulu citer ça d’une façon plus précise pour deux raisons : parce que c’est là dans ce moment-là du texte où il va introduire la question de la schize et aussi parce qu’il va introduire la pulsion. Et vous voyez, il nous dit ça comme ça et il nous laisse en attente, il ne développe pas. Et c’est là où on perçoit dans la tessiture même du texte comment il est en train de tisser, tramer encore une fois inconscient, répétition, transfert, pulsion à travers du réel, autour du réel.

Donc, il va dire lui-même « alors qu’il soit bien entendu que ce sur quoi j’ai voulu articuler les choses la dernière fois, c’est de pointer où est cette schize du sujet ». Et c’est pour répondre à ça, pour commencer à répondre à ça…C’est ce qui va l’occuper : où passe la schize du sujet ? Il revient au rêve encore une fois pour distinguer la schize après le réveil entre réalité du rêve et la conscience qui se retrame, de cette schize plus profonde et éludée entre ce qui dans le rêve révèle le sujet et d’autre part ce en quoi le sujet choit, qui est de l’ordre de la voix, de l’invocation et du regard, en se référant toujours au rêve de l’enfant qui brûle. Donc dans cette phrase même, il fait le même travail que Freud pour dégager d’autres choses : « Père ne vois-tu pas que je brûle ? » pulsion invocante : voix, pulsion scopique : « ne vois-tu pas » ? Une schize donc déjà ici nommé entre le sujet et l’objet : coupure-disjonction-fente.

A partir de là, de cette schize, comment penser le chemin du sujet ? Est-ce qu’il y a une recherche de vérité ? Où la situer ? Où la frayer ? Où est-il localisé ? Et c’est là que Lacan va rentrer en dialogue, en discussion avec Merleau-Ponty. Alors ce chemin du sujet, est-ce que c’est à chercher du côté d’une dialectique classique, du vrai et de l’apparence ? Vous avez compris que ce n’est pas la pente que Lacan va prendre, mais ce qui me semble important, c’est que pour penser le chemin du sujet, il va partir de la schize que le rêve ramène. Et la question est : où la faire passer cette schize ?

Et il va prendre, un peu à contre-courant, Merleau-Ponty. Est-ce que cette schize il faut la faire passer entre le visible et l’invisible ? Ce qui est formidable, c’est qu’il va prendre cette discussion avec Merleau-Ponty pour amener quelque chose d’une dimension nouvelle, la dimension du regard, du regard comme objet dans son rapport à l’inconscient, pour autant qu’il nous permet de situer la relation au désir. Mais allons-y doucement. Une des thèses de Merleau-Ponty, c’est que l’inconscient se confond avec la structure de la perception. Dans Le Visible et l’invisible, il va définir l’inconscient comme « imperception au cœur de la perception », par exemple. C’est ce qui introduit cette « idée de l’inconscient comme envers d’un phénomène, doublure du visible pour l’invisible, de la présence par l’absence ». Vous savez, ce sont des choses qui passent dans le lien social, qui restent. J’écoutais la radio ce matin, il y avait une dame qui posait la question : est-ce que l’inconscient c’est de l’ombre ? Mais oui, mais c’est intéressant : est-ce qu’on peut dire que l’inconscient c’est de l’ombre ? Je serais dubitative, mais c’est joli comme formule. C’est une métaphore.

Mais Lacan va prendre le contre-pied de cela, dans le sens que « la phénoménologie, on peut dire, est Imaginaire, en ce qu’elle produit un sujet unitaire ». Et vous voyez, ce que va amener Lacan, c’est la schize du sujet. Il va rompre avec ça. Mais il va dire quand même, que de la Phénoménologie de la perception – c’est un des titres, c’est une des œuvres de Merleau-Ponty – où il est question de « la régulation de la forme à laquelle préside l’œil du sujet, qui se présente dans une unité, une intentionnalité totale ».  Donc, de cette première étape, de la Phénoménologie de la perception, au Visible et Invisible, Lacan dit que Merleau-Ponty fait un pas. Il met la dépendance du visible à l’égard de ce qui nous met sous l’œil du voyant. Mais qu’en est-il de la fonction régulatrice de la forme ? Et là, je dois vous faire un aveu personnel. Quand j’ai écrit cela, j’ai fait un lapsus calami et j’ai marqué « régalatrice » au lieu de « régulatrice ». Et la question que je me suis posée, face à ce lapsus, car il faut rendre compte de ce que l’on raconte, n’est-ce pas ? J’ai pensé cela, en tout cas, c’est ce que je peux rendre public, c’est que ce dont la philosophie ne rend pas compte, c’est justement du fait que dans la perception, il y a déjà de la libido en jeu. Ce « régalatrice », c’est jouissif. De ça, la philosophie ne veut rien savoir et c’est de ça aussi dont la psychanalyse va essayer de rendre compte. Donc je trouvais que mon lapsus n’était pas si mal que ça !

Donc Lacan ici renverse la logique : ce n’est pas entre le visible et l’invisible que nous allons devoir passer pour construire ce chemin du sujet, pour faire passer la schize : « La schize passe ailleurs, entre l’œil et le regard, telle est pour nous la schize dans laquelle se manifeste la pulsion au niveau scopique ». Il faut distinguer donc la fonction de l’œil et celle du regard, car le regard précède l’œil, précède le visible : « Dans le champ scopique, la fonction de la tâche et du regard y est à la fois ce qui commande le plus secrètement et ce qui échappe toujours à la saisie de cette forme de vision qui se satisfait d’elle-même en s’imaginant comme conscience ».

Lacan indique que les modalités dont nous nous représentons le monde impliquent une fonction essentielle et pourtant régulièrement éludée qui est celle du regard. Il y a un lieu d’où ça me regarde, un lieu Autre qui échappe au sujet. Nous sommes avant tout des êtres regardés, et c’est de ce lieu qui me regarde que je vais constituer mon image spéculaire, mon narcissisme, mais là aussi, le regard est éludé. L’image dans le miroir a une tâche : i(a). Elle élude le regard, cet objet pas représentable, qui n’a pas d’image spéculaire qui viendrait faire trou dans la représentation, justement.

 La vision du monde du sujet est refoulée dans un Autre lieu, la fonction du regard lui masquant de ce fait la possibilité d’identifier ce qui constitue son désir, l’objet qui le cause. Alors vous pouvez poser la question : pourquoi je ne vois pas d’où ça me regarde ? Parce que de ce lieu ça me regarde désirer, ce qui peut être dérangeant et provoquer un sentiment d’étrangeté, d’angoisse. Vous savez, Lacan va dire que le monde est omnivoyeur mais pas exhibitionniste. Si on commence à trop sentir le regard, si on se sent trop regardé, ça peut produire deux ou trois petites choses désagréables. Dans l’état de veille, il y a élision du regard, élision de ceci que non seulement « ça regarde » mais « ça montre ». Dans le champ du rêve au contraire, ce qui caractérise les images c’est que « ça montre ». C’est le « ça montre » qui vient en avant et là dans le rêve, c’est le sujet, qui est foncièrement celui qui ne voit pas.

Il ne voit pas où cela mène, il suit, il peut même se détacher, dire que c’est un rêve. Mais il ne saura en aucun cas se saisir dans le rêve, dans cette autre scène. Le sujet ne s’y saisit pas comme pensée comme dans le cogito. Il apparaît comme divisé par cet objet, par le regard.

J’avais envie de vous raconter un rêve. Un rêve de Giacometti, où cette question du « ça montre » est très joliment dite. Et c’est un rêve assez formidable, parce qu’il va raconter ce rêve – je ne pourrai pas tout vous dire – et il va lui-même faire l’analyse de son rêve avec une méthode tout à fait freudienne, en rappelant les restes diurnes, les associations, etc. Mais ce qui va nous intéresser ici, c’est le « ça montre ». Alors je vais vous lire le récit qu’il fait de son rêve. C’est assez beau.

« Effrayé, j’aperçus au pied de mon lit une énorme araignée brune et velue, dont les fils auxquels elle tenait aboutissaient à la toile tendue, juste au-dessus du traversin. Non, non, m’écriai-je, je ne pourrai pas supporter la nuit une pareille menace au-dessus de ma tête. Tuez-la, tuez-la ! Et je dis ceci avec toute la répugnance que je ressentais de le faire moi-même dans le rêve comme à l’état de veille. Je me réveillai à ce moment-là, mais je me réveillai dans le rêve qui continua. Je me trouvais à la même place au pied du lit, et au moment même où je me disais : « c’était un rêve », j’aperçus, tout en la cherchant involontairement des yeux, j’aperçus comme étalée sur un tas de terre et débris d’assiettes ou de petites pierres plates une araignée jaune, jaune ivoire. Bien plus monstrueuse que la première, mais lisse et comme couverte d’écailles, lisse et jaune, ayant de longues pattes minces et lisses et dures, d’apparence comme des os. Terrorisé, j’ai vu la main de mon amie s’avancer et toucher les écailles de l’araignée. Elle n’éprouvait apparemment ni peur ni surprise. En criant j’éloignais sa main, et comme dans le rêve, je demandais de tuer la bête. Une personne que je n’avais pas encore aperçue l’écrasa avec un long bâton ou une pelle. Elle frappa à grands coups violents, et les yeux détournés, j’entendais les écailles craquer et l’étrange bruit des parties molles écrasées. Seulement après, en regardant les débris de l’araignée rassemblées sur une assiette, j’ai lu un nom écrit à l’encre très claire, très clairement, sur une des écailles. C’était le nom de cette espèce d’arachnide, nom que je ne saurais plus dire. Et j’ai oublié, je ne vois plus que des lettres détachées. La couleur noire de l’encre sur le jaune ivoire, des lettres comme on en voit dans les musées, sur les pierres ou sur les coquillages ». (1)

Le récit du rêve continue parce que c’est un rêve complexe, mais j’ai trouvé que c’était très intéressant de montrer comment ça montre, et comment – parce que c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup, ce sont les questions de la figurabilité dans le rêve – la première araignée ne montre pas suffisamment. Il a fallu un rêve dans le rêve et une nouvelle araignée, « jaune ivoire » pour que quelque chose montre de quoi il était question. Et ce qui est génialissime de la part de Giacometti, c’est qu’il va, à travers ce signifiant « jaune ivoire », trouver tous les restes diurnes qui vont venir à partir de ce jaune ivoire : la maladie vénérienne, t la couleur cadavérique d’un homme qui est mort dans son immeuble, et la maladie vénérienne qu’il attrapée dans un certain endroit qui s’appelait le Sphinx.

Stéphane Thibierge : Qui s’appelait… ?

A.J. : Le Sphinx. C’était un grand bordel à l’époque qui avait fermé tout juste avant qu’il fasse le rêve. Donc, « Le rêve, le sphinx et la mort de T. », c’est le titre de ce texte où vous allez voir toutes les lignes que Giacometti va trouver, mais à partir de ce « jaune ivoire ». Que seulement la deuxième araignée montrait. Et pas la première. C’est assez formidable pour penser aussi cette question de la figurabilité du rêve et, je vais juste finir la phrase. Et ce qui est très intéressant aussi, c’est le fait que ça finit en lettres. En lettres ! Parce que à la fin, il voit les lettres noires écrites d’un nom dont il ne se souvient plus. Et c’est vrai que j’avais travaillé ce texte à partir d’une question : est-ce qu’on rêve de l’objet ? Ma conclusion, c’était : est-ce qu’on rêve d’autre chose que de l’objet ? Mais il faut que ça montre. Il faut cette figurabilité où le sujet ne voit pas, il ne se voit pas, ne se saisit pas. Mais ça montre, ça montre quelque chose de l’objet. Et ce n’est pas n’importe quelle image qui est importante.

Bon, je vous parle du rêve de Giacometti, mais il y avait aussi dans cette leçon le rêve du papillon. Vous vous rappelez de cette histoire assez magnifique. Et j’ai trouvé que ce rêve était assez joli parce qu’il faisait état de quelque chose qui n’est pas formulé comme tel, mais je vous donne ma lecture. C’est que dans le rêve du papillon, il manque l’adresse. Il n’est papillon pour personne. C’est quand il est réveillé qu’il est Tchoang-Tseu pour les autres. Et alors il est pris dans leur filet à papillons. Il est pris dans le regard de l’autre. Il est pris comme objet du regard de l’autre, comme papillon. Donc je trouvais que c’était intéressant de restituer cette question de l’adresse, de l’adresse à l’autre.

Alors, dernier point important de la leçon et qui concerne cette schize entre l’œil et le regard qui est quelque chose de difficile, mais qu’il faut qu’on essaye d’expliciter. « Pourquoi la satisfaction scopique ? », demande Lacan. Le regard peut contenir en lui-même l’objet a de l’algèbre lacanienne où le sujet vient à choir, et ce qui spécifie le champ scopique et engendre la satisfaction qui lui est propre, c’est que là pour des raisons de structure, la chute du sujet reste toujours inaperçue car elle se réduit à zéro.

Donc on peut se demander pourquoi, comment comprendre ça et qu’est-ce que c’est que cette histoire de chute. Quelle est la chute qui se réduit à zéro ? D’où viendrait la satisfaction scopique ? Autrement dit, le fait que la chute reste inaperçue ?  Alors, je pense que pour qu’on puisse déplier un peu ça… Parce que là, Lacan fait une espèce de condensé de tout ce qu’il a pu développer très largement dans le séminaire précédent, L’Angoisse. Et nommément, la leçon du 22 mai 63. Si vous voulez vous y reporter, ça vous aidera à déplier ça. Dans ce séminaire, il va nous donner quelques indications. Il dit : « l’origine, la base, la structure de la fonction du désir comme telle, est dans un style, dans une forme à chaque fois à préciser, en fonction des objets en cause, cet objet central petit a, en tant qu’il est, non seulement séparé mais éludé, et toujours ailleurs que là où le désir le supporte, et pourtant en relation profonde avec lui ». Donc l’objet pas seulement comme séparé mais éludé. « Et ce caractère d’élusion, dit Lacan, n’est nulle part plus manifeste qu’au niveau de l’œil, au niveau de l’image. Ça veut dire que par sa forme i(a), mon image, ma présence dans l’autre est sans reste. Je ne peux pas y voir ce que j’y perd. C’est cela le sens du stade du miroir ».

Il faut vous reporter à cette leçon du séminaire L’Angoisse, sinon c’est incompréhensible, c’est trop serré ce qu’il raconte ici. « La vision est aveugle à ceci, à l’élision de la castration au niveau du désir, en tant qu’il est projeté dans l’image ». Ça veut dire quoi ça ? Que dans l’image il n’y a pas de castration, pas de castration discernable.

« Rien de plus aveugle qu’une tache. Ce petit a, ce qui manque, est non spécularisable », comme je le disais à l’instant. « Il n’est pas saisissable dans l’image, pas représentable car il est de l’ordre du réel » Cet objet a est par rapport à l’image un point zéro, et c’est par quoi le désir visuel masque l’angoisse de ce qui manque essentiellement au désir, à savoir son objet. Et cet objet, c’est ce qui nous commande en fin de compte ». Comment vous dire ça ? Si nous restons dans le champ de la vision, nous ne saisissons tout être vivant autrement que comme poupée, comme apparence. Parce que l’image, elle cache, elle vient cacher quelque chose de l’ordre du désir. Je suis en train de finir là, pour que l’on ait le temps de discuter un petit peu parce que c’est une leçon difficile.

Alors il va finir la leçon avec ces deux derniers paragraphes. « Dans la mesure où le regard, comme objet a, peut venir symboliser le manque central, exprimé dans le phénomène de la castration, et qu’il est un objet a réduit de par sa nature à une fonction punctiforme, évanescent – il laisse le sujet dans l’ignorance de ce qu’il y a au-delà de l’apparence ». Il laisse au fond le sujet dans l’ignorance du regard, de ce qui organise cette apparence. Et il laisse le sujet dans l’ignorance aussi, du rapport de cet objet regard avec son propre désir. Alors il laisse le sujet dans l’ignorance de ce qu’il y a au-delà de l’apparence, je dirais, avec Lacan, tout comme la recherche philosophique, qui a toujours « manqué le caractère clé du phénomène, entr’aperçu de la castration », de la division du sujet, de cette schize ici entre l’œil et le regard, mais qui traduit la propre division du sujet par rapport à l’objet de son désir. Donc c’est là la schize, qu’il va d’abord situer dans le champ scopique. Voilà, ce que je voulais amener comme fil de présentation avec cette petite promenade avec Giacometti, que j’aime beaucoup.

S.T. : Merci Angela. Merci pour cette présentation très attentive, très fine, très délicate, je dirais, de la difficulté des fils de cette leçon et du fil de cette leçon. C’était très bienvenu, je trouvais, très éclairant. Peut-être qu’avant de donner la parole – vous avez surement des questions, je pense après avoir travaillé cette leçon – c’est important évidemment qu’il termine, Lacan, sur l’aspect particulièrement important du regard pour, comme il le dit, « venir symboliser la castration ». Parce que la castration, bien sûr, n’a pas besoin du regard pour se manifester. La castration se manifeste dès le registre du Symbolique, puisque le Symbolique déploie, organise sa synchronie autour d’un manque central, qui peut suffire à définir la castration. Mais pour que cette castration prenne effet dans l’expérience du sujet, il faut bien qu’à un moment donné cette logique symbolique de la castration trouve un point d’accroche dans le registre disons de la perception. Et c’est ce point d’accroche que la philosophie n’a jamais réussi à attraper. Justement parce qu’elle a du mal avec cette castration. C’est ça, la grande difficulté de théorisation de la philosophie.

Ce que remarque Lacan, c’est que le regard à travers l’imaginaire du visible/pas visible, « il y a et il n’y a pas » – autrement dit l’imaginaire de l’absence et de la présence de l’objet phallique – c’est à travers cet imaginaire que la castration va en quelque sorte présenter son enjeu : il y a ou il n’y a pas ! Mais pour pouvoir être prise dans le symbolique au titre d’un objet en quelque sorte attrapable. D’où l’accent qu’il pose sur le battement d’aile du papillon de l’Homme aux loups ou quelque chose se joue de la Wespe, de la guêpe. Quelque chose se joue justement du caractère entraperçu du « il n’y a pas », « il n’y a pas de pénis ».  Alors ça c’est imaginaire, bien sûr, mais ça vient jouer un rôle, ça vient lester en quelque sorte le dispositif symbolique qui déjà suffit à caractériser la castration.

Merci pour ta présentation vraiment, encore une fois, vraiment par touches délicates et précises. Et ce que tu as dit de Giacometti c’est vraiment remarquable. Bon, c’est écrit en Français ce rêve de Giacometti ?

A.J. : Et bien oui.

S.T. : Evidement ! Donc on peut entendre quand même : le « jaune, jaune y voir » !

A.J. : Exactement ! Je n’ai pas voulu aller jusque-là quand même (rires).

S.T. : Non, mais on entend quand même. Il voit d’abord quelque chose et puis dans un deuxième temps il va voir encore plus loin. Et d’ailleurs le rêve dans le rêve signale souvent une sorte de tension supplémentaire dans le rapport au Réel.

A.J. : Alors ce qui est très intéressant c’est que… je n’ai pas voulu parler de « jaune y voir » parce que ce n’est pas l’interprétation qu’il donne, mais évidemment qu’il est question du regard. La question du regard chez Giacometti c’est fabuleux. Mais le réel qui organise ce rêve c’est du côté du sexe et de la mort. Et tout va tourner, aussi bien le sexe que la mort, autour du « jaune ivoire ». Et d’ailleurs à l’issue de ce rêve, il a fait tout un schéma pour pouvoir voir simultanément plusieurs points dans l’espace. Allez y voir ça !

 (1) Alberto Giacometti, Le Rêve, le sphinx et la mort de T., in Ecrits, Hermann

Transcription établie par : Guillaume BATOT, Virginie BARILARI, Rosa BELLEI, Brigitte BRIQUET-DURONI, Anne FLORENNE-VOIZOT, Léa GRILLIS, Aline LAMARQUE-ROTHERMANN, Mélanie MURACCIOLI, Si SHI, Brigitte SABY

Relecture : David GLASERMAN