ÉTUDE DU SÉMINAIRE XI LES FONDEMENTS DE LA PSYCHANALYSE, J. LACAN - SÉANCE PLÉNIÈRE DU 13/03
09 juillet 2023

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JESUINO Angela,THIBIERGE Stéphane
Le Collège de l'ALI
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Collège de l’ALI 2022-2024
Lecture du séminaire XI de Jacques Lacan, Les Fondements de la psychanalyse    

Séance plénière du 13 mars 2023 (Leçon VIII)

 

Angela Jesuino : Je vais donc commenter ce soir la troisième leçon sur le regard.

Pourquoi une telle insistance alors que l’objet regard est le plus évanescent, le plus caché, le plus méconnu, le plus élidé y compris dans le champ de la vision ? Pourquoi Lacan s’acharne autour du regard si ce n’est justement qu’au niveau scopique nous nous sommes plus au niveau de la demande orale, anale, mais au niveau du désir, du désir à l’Autre ? Voilà ce qui fait le prix particulier de cet objet. Lacan nous disait cela autrement dans la leçon précédente. Je vais le citer, c’est important : « Peut-être y aurait-t-il moyen de repérer dans le champ de la vision même auquel il appartient si évidemment, ce regard comme objet : objet dans la fonction dont il s’agit, à savoir dans ce rapport à l’inconscient, pour autant qu’il nous permet, pour la première fois dans l’histoire ,de situer la relation du désir (p.98) Ce que Stéphane n’a pas manqué de souligner d’entrée de jeu lors de la dernière plénière, mais je voulais le rappeler pour qu’on comprenne cette insistance de Lacan autour du regard, et autour de cette question de la vision.

Il me semble que tout le travail de Lacan au cours de ces leçons, et plus particulièrement de ces deux dernières leçons, consiste justement à extraire cet objet regard du champ de la vision tel qu’il est ordinairement conçu par les philosophes. « Extraire » n’est peut-être pas le bon terme, disons plutôt « creuser » pour le faire « émerger ».

Ce faisant, Lacan interroge le champ géométral­—c’est la question particulière de ces deux dernières leçons­—et il approfondit et donne toute sa dimension au regard comme objet a. C’est donc un double mouvement.

Donc, pour vous présenter la leçon 8 qui est un peu aride mais par moment très poétique, je vais commencer par vous présenter un tableau de Vieira da Silva avec un texte qui l’accompagne. Stéphane m’a fait remarquer que la photocopie était bien en-dessous de la reproduction qui se trouve dans le catalogue que je vais donc vous montrer.

Le vrai tableau est encore plus beau, bien sûr.

Je voulais vous montrer ce tableau qui s’appelle Jardins suspendus de Viera da Silva, peintre que j’affectionne particulièrement, c’est une peintre d’origine portugaise, et donc j’ai fait paraître derrière la photocopie du tableau ce texte d’Edmond Jabès sur ce tableau.

Edmond Jabès, vous savez, est un poète, écrivain très intéressé par le manque et le vide dans l’art contemporain, l’absence et la présence qui hantent l’œuvre de Vieira da Silva. Ce choix donc n’est pas un hasard. Alors pourquoi commencer mon topo en vous présentant un tableau ? Pour plusieurs raisons : d’abord parce que Lacan dans cette leçon procède comme un peintre, au pinceau, par touches, par reprises successives et j’espère arriver à vous le rendre sensible. Et je trouve très remarquable que dans cette leçon Lacan va introduire la notion du tableau en procédant comme un peintre qui peint un portrait.

Ça dit quelque chose du style de Lacan. Ensuite, il s’agit pour Lacan d’introduire la fonction du tableau et la relation du sujet au tableau, sans oublier la place du désir dans cette dialectique. Il nous annonce pratiquement ce qui pourrait être un programme au tout début de la leçon. C’est à la page 107 : « Quel est-il, le désir qui se prend, qui se fixe, dans tableau ? Mais qui aussi bien le motive, à pousser l’artiste à mettre quelque chose, et quoi, en œuvre ? Tel est le chemin où nous allons essayer de plus nous avancer aujourd’hui. » Donc Lacan donne ici la perspective, si j’ose dire.

Mais arrêtons-nous donc quelques instants sur ce texte poétique d’ Edmond Jabès qui pourrait, si on y prête attention, nous esquisser quelques réponses à la question de Lacan :

« Y a-t-il pour Vieira da Silva un lieu ?
Il y avait un lieu. C’est dans ce « il y avait »
qu’elle se situe ; dans cette absence à explorer, qui est une réalité autre.
Je regarde et je ne vois, d’abord, rien et puis, je vois dans ce Rien,
Comme un édifice.
Peut-on bâtir sur le rien, dans le Rien ?
Nous sommes au cœur de la transparence.
Nous l’ignorions.
Cette transparence, à notre insu, se veut miroir.
Le miroir, à son tour, sous nos yeux étonnés, se brise.
Ne voyons-nous plus que ses brisures ?
Ce sont des traits d’oubli. L’oubli a sa mémoire.
La mémoire du Rien ; justement de ce rien sur lequel repose l’édifice.
Je lis la légende : Jardins suspendus. Etait-ce donc cela qu’il fallait voir ?
L’image secrète de ce qui n’est plus que le secret d’une image ?
Ce secret qui est, lui-même, miroir ?
Miroir brisé. Secret brisé.
Ne voyons-nous que la brisure d’un secret ?
Je relis la légende : Jardins suspendus.
Est-ce possible que la couleur puisse, à ce point, rivaliser avec le parfum ?
Couleur du secret, d’avant et après le secret.
Couleurs des horizons de l’œil.
Porté par l’éternité, repoussé par la mort.
Qu’est ce qui a souffert, qu’est-ce qui a rayonné, qu’est-ce qui a saigné ?
Qu’est-ce qui a été saisi de cet insaisissable ?
De il y avait à il y a ; tout le trajet de Vieira da Silva. »

A mon sens, ce texte condense beaucoup de nos questions sur l’œil, le regard (il fait la disjonction) le miroir, le rien, le lieu, la couleur le secret de l’image, mais je voulais souligner cette dernière phrase de Jabès qui, me semble-t-il, pourrait participer à une esquisse de réponse : « De il y avait à il y a ; tout le trajet de Vieira da Silva » d’une absence, de l’insaisissable, du rien, à ce qui est saisi, un trajet qui passe par le miroir brisé de l’image, par son secret pour nous proposer quoi ? Des brisures justement, des traits suspendus dans le vide, des traits de l’oubli, mémoire sur le rien sur lequel repose l’édifice de l’œuvre.

Jardins suspendus. Les questions qui nous intéressent fusent dans le texte même.

« Qu’est-ce qu’il fallait voir ? » C’est tout de même une question qui à trait à la leçon.

« Ne voyons-nous que la brisure du secret ? » En effet, ce doute sur ce qu’il faut voir nous laisse comme dans un vertige d’où surgit une question impérieuse voire angoissante :

Qu’est-ce qui nos aspire littéralement dans ce tableau, qui nous laisse nous aussi en suspend ? Quel désir, quel objet, quel regard ?

Il m’a semblé que ces quelques mots étaient une bonne introduction à ce que Lacan va mettre en œuvre dans cette leçon.

Mais procédons, nous aussi, par touche.

Comment Lacan ouvre la leçon ? Vous savez que j’accorde une importance à la façon dont Lacan procède.

Avec la question de la fonction de l’œil, de la fonction de l’organe, en nous précisant que le rapport du sujet à l’organe est au cœur de notre expérience.

Je ne sais pas si ça vous a étonné mais moi ça m’a surpris, Lacan fait la liste des organes significatifs : « sein, fèces, et d’autres encore … », pour attirer notre attention sur l’œil, en disant que « l’œil remonte aussi loin, dans les espèces qui représentent l’apparition de la vie » p.105

Ce n’est pas une liste banale qu’il nous fait là. C’est la liste des objets a.

Ce qui nous amène à nous poser la question de savoir ce que c’est que l’organe pour

la psychanalyse, et pourquoi le rapport du sujet à l’organe est au cœur de notre expérience.
Quel organe ? De quoi s’agit-il ? Cette question ne va se résoudre qu’à la fin de la leçon.

Mais il laisse ici une première touche. C’est tout de même un point capital. Et c’est à partir de ce point qu’il reprend la question de la vision, et de comment y situer le sujet.

On pourrait dire également que ces petits dessins qu’il amène dans la leçon, autour desquels il va tourner, on pourrait dire que c’est de chaque terme de ces schémas qu’il va s’agir dans cette leçon.

Pour revenir à la question de la vision et de pouvoir y situer le sujet, cela implique une critique de la dimension géométrale qui correspond au premier schéma, où selon Lacan, le sujet qui nous intéresse est amené en quelque sorte à être pris, manœuvré, capté dans le champ de la vision.

Il met en exergue donc l’usage de cette dimension géométrale de la vision pour captiver le sujet : « rapport évident à ce désir qui pourtant reste énigmatique. » nous dit Lacan.

Donc première note de Lacan qui traite la vision sur le plan géométral, avec la question du désir qui reste énigmatique. C’est très important. Comment articuler ce rapport au désir ?

Il commence la leçon en disant : « j’espère tenir la ligne », avec son équivocité. Car justement ici la ligne, les fils, le portillon de Dürer, tout ça ne suffit pas.

Je ne sais pas si ça vous a rendu curieux cette histoire de portillon de Dürer, mais j’ai trouvé une petite image marrante sur internet de cette histoire et qui montre bien les difficultés que cela posent quant à la place du sujet, la question du manque et la question du désir évidemment. Vous voyez, sur cette image, celui qui regarde se trouve ici. Il regarde à travers un écran quadrillé, il y a des lignes qu’il faut qu’il reproduise, et ce qui est très étonnant c’est que ce qui est proposé à celui qui regarde à travers cette image en perspective, c’est la vulve d’une femme, autrement dit la béance. Il y a le monsieur qui regarde, de l’autre côté l’objet qui est la vulve, et l’image doit être produite ici.

Mais la façon dont c’est organisé, vous voyez bien là par le quadrillage de la ligne, il y a une correspondance de point entre l’image et l’objet… Ce qui fait que celui qui est là, il a l’impression qu’il a la totalité de l’image et la totalité de l’objet : il n’y a rien qui manque dans cette affaire, rien. Il n’y a rien qui vient troubler ce sujet censé se trouver au point géométral que Lacan fait coïncider avec le sujet cartésien, et on dirait que ce sujet-là, à part reproduire ce qu’il est supposé voir, à part son œil, on ne sait pas où il est, on ne sait pas non plus par quel désir il est animé. Justement parce qu’ici l’image est pleine, comme l’œil de la caméra, par exemple.

Alors, je ne sais pas si on peut parler d’une opposition, d’une superposition, c’est la question. Mais en tout cas Lacan ne va pas se contenter de ce chemin premier qui est le chemin du philosophe qui pose la question du sujet cartésien.

Lacan va proposer autre chose. Et cet autre chose commence avec le fait qu’il va introduire la question du fil. Il dit : « c’est la lumière qui nous donne le fil ».

Donc il continue à jouer avec les mots. S’agit-il ici du fil du désir ?

Il va privilégier le point lumineux par rapport au point géométral repère du sujet cartésien.

Là, je me permettrais de parler d’une opposition. Pourquoi ? Parce que le rapport du sujet à la lumière nous montre que sa place est autre chose que la place du point géométral.

Il y a là comme un déplacement du sujet et je pense que Lacan va essayer de rendre compte des conséquences de ce déplacement qu’il propose. C’est pour ça que j’ai dit tout à l’heure qu’il va procéder par touches. Ensuite pour illustrer cette question du point lumineux, il va prendre l’apologue de la boîte de sardines. Et c’est là qu’il introduit la question de la tache, autrement dit quelque chose qui vient trouer cette image dite pleine de tout à l’heure.

Donc, la boîte de sardines miroitait dans le soleil= point lumineux. Ensuite Petit-Jean lui dit : « Tu vois cette boîte, tu la vois ? Eh bien, elle, elle ne te voit pas ! », ce qui contrarie Lacan. Il rajoute : la boîte ne me voit pas, elle me regarde. Elle me regarde au niveau du point lumineux, là où est tout ce qui me regarde. Ce n’est donc pas le sujet-œil qui voit et qui traduit l’objet qu’il voit en image mais c’est le point lumineux qui regarde le sujet.

Lacan dit : moi, je faisais tableau et tache dans le tableau.

Nicolas Dissez dans son livre sur Les apologues de Jacques Lacan, fait un commentaire que je trouve pertinent. Il dit : « La remarque de Petit-Jean offre l’espace d’un instant la vision d’un tableau dans lequel le sujet fait tache mais ceci du fait de son désir. Cela dévoile d’où Lacan se sent regardé et qui lui révèle son propre désir. » Cette notation me semble importante, et je voulais vous rappeler la définition du point lumineux par Lacan. C’est là où je dis qu’il parle des descriptions très techniques de la question de l’œil, de la façon dont cela est construit. Il parle de téguments, de pigments… Il fait des recherches précises sur tout ça.

Il dit aussi du point lumineux qu’il est point d’irradiation, ruissellement de lumière, source jaillissante de reflets : c’est éminemment poétique lorsqu’il parle du point lumineux. La lumière nous dit-il se propage sans doute en ligne droite, mais elle se réfracte, elle diffuse, elle inonde, elle remplit cette coupe qu’est notre œil. Ça, ça dit aussi quelque chose du style de Lacan avec cette alternance entre ce langage poétique où on entend quelque chose du sujet qui est là, et cette recherche précise qu’il va mener dans le champ de l’optique.

J’avais envie de dire pour forcer le trait que face à ce schéma du point géométral-image-objet, Lacan va proposer autre chose : point lumineux- écran-tableau.

Et dans cette nouvelle trilogie vont s’articuler objet-sujet-désir.

Il dit p111 : « Je ne suis pas simplement cet être punctiforme qui se repère au point géométral d’où est saisie la perspective. » Donc c’est comme vous voyez l’image du portillon.

« Au fond de mon œil se peint le tableau. Je suis ici dans une entière ambiguïté : le tableau, certes, est dans mon œil, mais moi je suis dans le tableau » Ce qui est lumière me regarde ! Et, grâce à cette lumière, quelque chose au fond de mon œil se peint qui n’est point simplement le rapport construit…mais qui est impression, qui est ce ruissellement d’une surface. Cela introduit la profondeur du champ élidée dans la relation géométrale qui fait du paysage quelque chose de bien autre qu’une perspective, ce que Lacan appelle Tableau.

Voilà ce que Lacan appelle le tableau. Comment le définir ? Il définira plus précisément dans la leçon 9, mais il commence à déposer quelques touches ici en disant ceci : « La référence du tableau, celle qui est à situer à la même place, c’est-à-dire au dehors, c’est le point regard. »

Comment situer le rapport du sujet avec le tableau ?

Si le sujet est dans le tableau, c’est sous la forme de l’écran, de la tache. Il est dedans, il est dans le tableau, il n’est pas en dehors en train de regarder.

Comment comprendre cela ?

Lacan va prendre une voie que je trouve étonnante, qui est la voie du mimétisme pour parler de la place du sujet dans le tableau comme tache.

« C’est dans ce domaine, en effet, que se présente la dimension par où le sujet a à s’insérer dans le tableau. » nous dit-il.

Comment le sujet s’inscrit dans le tableau ? Lacan va déplier ce qu’il a trouvé chez Roger Caillois : par camouflage, se faire bigarrure, tache, par travestisme, déguisement, mascarade, par la fonction du leurre, par intimidation, cette « sur-value » que le sujet essaie d’atteindre dans son apparence.

Il va ensuite faire ce saut en se servant de l’analogie pointée par Caillois entre mimétisme et peinture. Mais qu’est-ce que c’est cette peinture ? « Ce n’est pas pour rien que j’ai appelé tableau, la fonction où le sujet a à se repérer comme tel. »

C’est un changement total de paradigme, car on va se poser la question de savoir où est le sujet ? Dans ce que Lacan propose, entre point lumineux, écran et tableau, où se trouve le sujet ? Et je vais vous dire quelque chose : au fur et à mesure que je lisais la leçon, je me disais que le sujet est là, puis là puis là… C’est assez fort. Dans le schéma du point géométral, le sujet était au point géométral, point. Ça nous pose donc problème de situer le sujet dans le deuxième schéma. Mais il dit tout de même que le sujet a à s’inscrire dans le tableau.

Il reprend la question annoncée au début en se demandant de quoi il s’agit lorsqu’ un sujet humain s’engage à faire un tableau, à mettre en œuvre ce quelque chose qui a pour centre le regard. Lacan dit : « …dans le tableau, toujours se manifeste quelque chose du regard. »

Vous voyez, dans le point géométral il y avait l’œil, dans le tableau, ce dont il s’agit, c’est le regard.

Les peintres le savent bien, ils dialoguent avec le regard. Et la fonction du tableau, il insiste, a un rapport avec le regard. Mais là aussi, je dirais que Lacan procède par touches. Parce qu’ici le tableau n’est plus piège à regard, ni piège au regardant comme il avait dit à la fin de la dernière leçon concernant l’anamorphose. Ici, nouvelle touche, nouveau coup de pinceau.

Le peintre donne à celui qui regarde quelque chose qui pourrait se résumer ainsi : « tu veux regarder ? eh bien, vois donc ça ! ». Disjonction du regard et de l’œil, l’œil va voir mais pas regarder, et c’est le sujet qui est regardé par ce qui est derrière le tableau.

Le peintre donne quelque chose en pâture à l’œil, pas au regard. Au contraire, il invite le sujet à déposer son regard comme on dépose les armes, il appelle le sujet à déposer son propre regard. C’est peut-être un point de manque, là. Et à ce moment-là, Lacan revient au début de la leçon pour boucler la boucle. Et je pense que c’est presque dans un effet d’après-coup que l’on peut comprendre l’architecture de ce qu’il est en train de dire.

Parce qu’il dit : « Qu’est-ce qu’il en est de l’œil comme organe ? ». Il revient à la question du début. Et ensuite il dit : « Pour nous, dans la référence qui est la nôtre concernant l’inconscient, c’est le rapport à l’organe dont il s’agit, quelque chose de particulier, le phallus entant qu’il fait défaut à ce qui pourrait être atteint de réel dans la visée du sexe. »

C’est ça l’organe. Voilà pourquoi le rapport du sujet à l’organe est au cœur de notre expérience, comme il le disait au début. Il s’agit de la relation du sujet au phallus.

Il continue : « …c’est pour autant que nous avons affaire, au cœur de notre expérience de l’inconscient, à cet organe déterminé chez le sujet par une insuffisance, celle qui est organisée dans le complexe de castration, que nous avons à voir dans quelle mesure l’œil est intéressé dans une dialectique semblable…. Dans la dialectique de l’œil et du regard, il n’y a pas de coïncidence, mais leurre. » Lacan développe cette histoire en parlant de l’amour : « …jamais tu ne me regardes là d’où je te vois. », et inversement, « ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir ». Il n’y a donc pas de coïncidence, mais insuffisance, béance, manque, castration.

Lacan va finir la leçon par ce deuxième apologue sur la peinture de Zeuxis et Parrhasios.

Vous savez de quoi il s’agit puisque vous avez lu la leçon.

Il fait valoir avec cet apologue une opposition entre le fait que même l’œil de l’oiseau a été trompé ave le tableau de Zeuxis, alors que ce qui se passe avec le tableau de Parrhasios c’est que l’apparence ne suffit pas. « Il s’agit de tromper l’œil, non pas par l’apparence, mais par ce qui est donné à supposer au-delà de cette apparence, au-delà du voile, que c’est le triomphe, sur l’œil, du regard. » Autrement dit, je vois le voile, mais ce que je veux voir, c’est ce qu’il y a derrière. Et qu’est-ce qu’il y a derrière ? Le regard.

Ce qui m’a intéressé, c’est ce qui est l’enjeu de la leçon. A la fin de la leçon, on pourrait dire que le champ de la vision organisée par l’inconscient, apparaît tout à fait autre que le champ de la vision organisée par le géométral.

Dans ce champ, l’œil est l’organe phallique, mais l’objet est le regard entant qu’il fait manque. Le manque organise ce champ, et fait la place pour le sujet désirant. Le sujet qui est en cause n’est pas le sujet de la conscience réflexive comme il disait dans la leçon 7 (je me vois me voir) mais le sujet du désir. Ça nous donne une idée du trajet que Lacan fait dans ces deux leçons, en faisant apparaître dans ce champ de la vision la question de l’objet regard et la question du désir qui permet d’organiser la question de la vision et du visible autrement.

Voilà pour moi l’enjeu de la leçon qui est difficile et que je vous soumets à la discussion.

S. Thibierge : Je voudrais te remercier parce que tu as fait un trajet, un dépliage de cette leçon qui a semblé difficile pratiquement à tout le monde, d’après ce que j’ai entendu, tout a fait éclairant. Tu as procédé par touches pour reprendre un des termes que tu as utilisé à propos de Lacan, mais aussi en étant très précise sur le fil de la leçon. Et ta référence au texte de Edmond Jabès à propos du tableau de Da Silva était très bienvenue parce qu’il est évident que dans cette leçon, Lacan nous introduit à une sorte de phénoménologie de la perception qui n’est plus une phénoménologie, mais qui est une approche psychanalytique de la perception qui met au cœur du rapport du sujet à la réalité quelque chose qui distribue les fonctions du point lumineux, de l’écran et du tableau, fonction qui, comme tu l’as très bien dit, à travers laquelle le sujet va chercher à repérer quelque chose de là où il est mais il ne peut pas le repérer facilement alors que toute l’espèce de maîtrise mais qui tient un peu de la prestidigitation. La maîtrise du sujet philosophique c’est de laisser croire, et de se croire à l’endroit du point géométral, alors qu’en réalité on n’est pas du tout situé comme ça dans notre rapport à la perception. Et le texte de Jabès est assez extraordinaire de ce point de vue-là car il écrit sur la manière dont ce tableau « Jardins suspendus » nous fait entendre quelque chose de notre rapport à la fois au réel et au regard. 

« Peut-on bâtir sur le rien ? » écrit-il. C’est ce que nous faisons quand nous fabriquons une œuvre, dans la mesure où nous procédons à partir du symbolique. Cela vaut donc aussi pour une œuvre de peinture ou de quoi que ce soit en rapport au regard. Nous bâtissons sur le rien dans la mesure où la réalité à quoi nous avons affaire est trouée par l’objet a et elle est trouée par le phallus qui vient se superposer à l’objet a dans la fonction de la faille et du trouage.

Donc, quand il dit : peut-on bâtir sur le rien, et que dans le rien nous sommes au cœur de la transparence sauf que nous y sommes à un endroit que nous ne savons pas, et Jabès ajoute tout de suite que nous ignorions que nous sommes au cœur de la transparence. Mais le sujet, l’enfant qui tout d’un coup devant le miroir va soudainement entrer dans la fixation qui va le rendre idiot pour toute sa vie­—et en même temps, on a un peu besoin de cette idiotie mais elle est très invalidante—l’enfant donc va à ce moment-là entrer dans une sorte de transparence : le miroir, le moi…sauf que nous ne savons pas, dans ce champ, où nous sommes, et nous sommes beaucoup plus regardés que regardant. Donc la transparence est évidemment un leurre, miroitement de la lumière.

Angela Jesuino : Oui et ce qui est fort c’est que Jabès dit que ce miroir se brise.

S. Thibierge : Absolument. Il dit : « Cette transparence, à notre insu se veut miroir ». On croirait un commentaire du Stade du miroir. Et le miroir à son tour se brise, écrit-il.

Et dans le stade du miroir, une fois que le miroir s’est brisé, et qu’on a reçu le coup de gourdin, on ne voit plus les brisures, on voit Moi. On oublie les brisures sauf si on fait une psychanalyse. Cette œuvre de Vieira Da Silva et ce texte de Jabès sont très appropriés pour nous faire entendre tout cela.

Et le commentaire d’Angela m’a donné un certain nombre de repérages de cette leçon qui n’était pas facile du tout à aborder.

Je ferai juste deux remarques, l’une concernant la place du sujet. Le sujet effectivement cherche sa place. Dans le deuxième triangle, il y a donc le point lumineux, l’écran, et le tableau. Le sujet quand il se cherche, il est forcément du côté du point lumineux, par exemple quand Lacan voit la boîte de sardines, la boîte de sardines c’est un point lumineux qui représente quelque chose du sujet, la preuve, c’est qu’il dit tout de suite « j’étais une tache dans le tableau ». Mais également le sujet est dans l’interrogation qu’il fait par rapport à l’objet du regard, interrogation à la quelle le peintre répond : « Tu veux regarder, eh bien vois-ça. » Autrement dit, je te cale ton œil mais toi, tu seras obligé d’aller te chercher dans le tableau et au-delà du tableau.

Angela Jesuino : Mais en même temps, Lacan va dire que le sujet ne peut être dans le tableau que comme écran et tache. Donc l’écran comme médiation entre le point lumineux et le tableau. Et donc au fur et à mesure que j’avançais dans la lecture, je me disais : mais le sujet, il est là, puis non il est plutôt là, mais non il est ici….

C’est la difficulté et c’est le chemin en même temps qu’il faut parcourir.

S. Thibierge : Oui, et le sujet, comme tu l’as montré, n’est pas situable de façon ponctuelle. Il est en plusieurs points à a fois et simultanément.

Et dernière remarque, c’est que dire que le sujet est dans le tableau c’est très important, et cela se manifeste à nous dans beaucoup de situations, parmi lesquelles, certaines qui pour des psychanalystes sont essentiels : puisque nous vous avons dit que nous travaillerons ensemble des « présentations de malade » telle que Lacan les a ressuscitées d’une certaine façon, car avant Lacan, les présentations de malade c’était pas très loin de l’épinglage du papillon dans la boîte en bois. Lacan les a reconçues entièrement d’une manière tout à fait différente et c’est vrai qu’une présentation de malade dans le sens du tableau que nous a évoqué Angela à propos de Lacan, peut être dite en référence, faire référence à un tableau. Pas un tableau clinique au sens de l’épinglage du papillon, mais un tableau dans la tentative de se repérer par rapport à tout une série de traits qui­—je ne vais pas jusqu’à dire qui font chatoiement—mais qui ne s’organisent pas selon une perspective géométrale dans ce que quelqu’un nous apporte. Et le sujet qui interroge, le sujet qui essaye de se rendre compte, qui est à la fois du côté du patient et de celui qui interroge, mais pas distribué de la même manière, mais en tout cas, ce sujet, il est dans le tableau.

Dans une présentation de malade, le sujet qui questionne est dans le tableau. Mais il ne sait pas exactement où il est. C’est pour ça que la progression d’une présentation de malade est toujours intéressante parce que le patient est en difficulté avec ce qui le tourmente, mais le présentateur prend l’occasion de cette difficulté pour questionner sa propre place dans le tableau, et c’est ça qui fait l’intérêt de la présentation.

La présentation de malade, n’est pas seulement la présentation du malade mais aussi celle de celui qui l’interroge.

Angela Jesuino : C’est très intéressant ce que tu dis parce que vous savez que l’on parle beaucoup d’observations de malade. Et quand on parle d’observations cliniques, on est ici (Point géométral). Mais quand on parle d’une présentation de malade, on est là (Tableau).

Dans l’observation clinique, on va observer sans aucune implication subjective quant à l’objet d’étude. Il est très important de faire la distinction entre l’observation clinique et présentation de malade.