Eteindre le feu
03 février 2024

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BON Norbert
Séminaire d'hiver
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Que l’on se rassure, mon titre ne fait pas référence à une ultime chanson de Johnny Halliday mais à la longue note ajoutée par Freud dans la troisième partie du Malaise dans la civilisation (Freud, 1930, p. 85-86), relative à sa considération de la domestication du feu « en tant que conquête tout à fait extraordinaire et sans précédent » dans le processus de la civilisation de l’espèce humaine. Je vais donc suivre cette note avec quelques excursions dans des textes connexes, antérieurs ou postérieurs, abordant les mêmes questions.

 

Une hypothèse fantaisiste ?

Dans cette note, Freud fait une hypothèse qu’il qualifie lui-même de « fantaisiste d’allure » (« phantastich klingende ») quant à l’origine de cet exploit. (Ibid., p. 85). Il tiendrait en effet au renoncement par l’homme préhistorique à satisfaire l’envie infantile d’éteindre le feu en urinant dessus. Notons ici, au passage, le parallélisme que fait Freud entre le développement de l’humanité et le développement de l’enfant, avec ce qu’il implique de questionnement sur la transmission phylogénétique. Parallélisme qu’il a déjà évoqué, précisément à propos du lien entre l’urinaire et le feu, dans le cas de l’homme aux loups, qui se dit « violemment remué » par l’histoire de Jean Huss qui « meurt par le feu et devient par-là, comme tous ceux qui remplissent la même condition, le héros des personnes ayant été sujettes autrefois à de l’incontinence d’urine. » Histoire associée à l’épisode de l’émission involontaire d’urine du petit Sergueï regardant la servante Grouscha en train de laver le plancher à genou. Et pour laquelle Freud note que : « … le rapport régulier existant entre l’incontinence d’urine et le feu donne à réfléchir. Il est possible que, dans ces réactions et ces relations, se retrouvent des résidus de l’histoire de la civilisation humaine, émanés d’une couche plus profonde que tout ce que le mythe et le folklore nous ont conservé à l’état de vestiges. » (Freud, 1914-15, p. 395) Thèse qu’il développe clairement dans un autre texte fantaisiste d’allure et qu’il n’a pas publié, adressé en 1915, au pas moins fantaisiste Ferenczi et inspiré sans doute par lui, publié en 1985 par D. Jéromin sous le titre : manuscrit sur les névroses de transfert. Texte dans lequel, dixit Lucien Israël dans sa préface, Freud renonce pour un temps « à son esprit critique pour se laisser aller à la poésie, au charme, à l’intuition dont était pétri l’ami » auquel le sténogramme était adressé. (Freud, 1915, p. 3.)

 

Je reviens à la note du Malaise où cette conquête, qualifiée donc d’exploit par Freud, consiste bien en une limitation de l’excitation sexuelle qui a permis à celui qui en fut capable d’emporter le feu et de l’asservir. Je cite Freud : « Cette grande conquête de la civilisation serait donc la rétribution du renoncement à une pulsion. » Pulsion complexe puisque Freud y voit une compétition du jet urinaire avec la flamme qui se dresse, et dont les légendes attestent le caractère phallique, compétition qu’il n’hésite donc pas à qualifier de « joute homosexuelle. »  Il rappelle là les exploits des enfants gigantesques de Jonathan Swift, Gulliver, et de Rabelais, Gargantua, lequel, du haut des tours de Notre Dame, hélas quelques sept siècles avant l’incendie, « compissa si allègrement les parisiens qu’il en noya 260418, sans compter les femmes et petits enfants. » (Rabelais,1542, p. 88). Il aurait pu, plus prosaïquement, évoquer les concours d’enfants pour savoir qui pisse le plus loin, mais il n’avait sans doute pas connaissance de La guerre des boutons, roman publié en 1912 par Louis Pergaud au Mercure de France. Et peut-être s’agit-il là plutôt de prendre acte de la mesure ou plutôt de la démesure entre ce phallus imaginaire qu’est le petit zizi et le phallus symbolique, venu du lieu de l’Autre, tombé du ciel, foudroyant, puisque c’est sans doute le feu des incendies causés par la foudre qu’il s’est agi, pour l’homme préhistorique, de domestiquer. C’est dans ce sens que Freud développera cette analyse, en réponse à certaines critiques, dans « Sur la prise de possession du feu » (Freud, 1932), avec notamment le vol du feu aux dieux dans le mythe de Prométhée. Le voler puis le conserver et apprendre à le reproduire.

 

A Hommes ou à Dames ?

Et, dans la même note du Malaise, Freud n’hésite pas à situer là l’origine d’une distinction de genre puisque c’est à la femme qu’est revenue la tâche de veiller sur le feu, son anatomie lui interdisant « de céder à la tentation d’un tel plaisir ». C’est aussi la ségrégation urinaire qu’évoque Lacan pour illustrer la disparité sexuelle, avec ces deux enfants assis l’un en face de l’autre dans un train s’arrêtant à une gare, devant les toilettes : « Tu vois, dit le frère, on est à Dames ! Imbécile, répond la sœur, tu ne vois pas qu’on est à Hommes. » (Lacan, 1966, p. 500) Destin de l’anatomie, donc, la voici attachée au foyer, limitée par le réel de son corps tandis que lui l’est, en principe, symboliquement par son surmoi dans ses pérégrinations à travers les vallons et les plaines. A quoi il faut ajouter la sublimation qui permet de dériver une partie de l’énergie pulsionnelle vers des buts apparemment non sexuels. Ce à quoi, par conséquent, l’homme serait plus apte que la femme. Je passe sur le fait que cette représentation de la division sexuelle des tâches a été quelque peu remise en cause par les recherches paléo anthropologiques récentes. Aussi, les femmes ne sont pas moins concernées par l’érotisme urétral mais sur le mode peut être plus passif du laisser couler. Encore que je me souvienne de cette petite fille qui voulait faire pipi debout et à qui sa mère expliqua que ce n’était pas possible. Si, c’est possible, mais ce n’est pas confortable ! Je me suis d’ailleurs laissé dire qu’on trouve sur internet des prothèses, genre entonnoir, pour le permettre. Et, dans la clinique freudienne, souvenons-nous du premier rêve de « la petite suçoteuse » mais aussi énurétique Dora, voyant son père debout devant son lit et la réveillant parce qu’il y a un incendie dans la maison. Freud lui demande si elle sait pourquoi on interdit aux enfants de jouer avec des allumettes. Réponse : « Eh bien, on craint qu’ils ne mouillent alors leur lit. Voilà qui est probablement fondé sur le contraste entre l’eau et le feu. A peu près ceci : ils rêveront de feu et essaieront alors de l’éteindre avec de l’eau. (Freud, 1905, p. 52)

 

Freud ne parle pas de stade urinaire mais lie l’érotisme urinaire au phallique, à l’époque où l’enfant assimile la puissance sexuelle au jet urinaire. Il est d’ailleurs rare que les énurésies tardives persistent au-delà de la puberté. Illustration de cette assimilation chez l’adulte par cette scène du film d’Henri Verneuil Les Morfaloux (1984) : alors que l’un des protagonistes vient de s’électrocuter dans une gerbe d’étincelles en urinant sur un fil électrique dénudé, sa toute nouvelle veuve, incarnée par Marie Laforêt commente : « c’est bien la première fois qu’il fait des étincelles avec sa bite. »  D’où l’on peut avancer que le jet urinaire n’est pas un objet a, sécable, mais un prolongement, en continuité, du phallus.

 

Plus haut, plus loin !

Je poursuis avec la note du Malaise que Freud termine en indiquant que, je cite : « Il est également remarquable que les expériences analytiques témoignent régulièrement des relations entre ambition, feu et érotisme mictionnel. » Déjà, en 1908, dans « Caractère et érotisme anal », il se demande s’il n’y aurait pas aussi un complexe caractériel lié à l’érotisme urétral : « Jusqu’à présent, je ne connais que l’ambition démesurée et « brûlante » de ceux qui furent autrefois des énurétiques. » (Freud, 1908, p. 148) Ce lien avec l’ambition est assez clair dans tout ce qui est compétition sportive, où il s’agit de dérouiller l’adversaire, ou sociale, où il faut aller plus haut, plus loin que ses concurrents, mais aussi dans le domaine de l’écriture, où le stylo à plume venait à propos. Ainsi Buffon, dans son discours d’admission à l’académie française distingue-t-il les écrivains dont « le style, c’est l’empreinte divine, la patte du créateur. » Si l’écrivain en suit le modèle, soit sa propre nature, « son activité fécondante » va s’apparenter à un laisser-couler urétral, sans secousse : « le style sera naturel et facile, la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout et donnera la vie … ». A quoi il oppose ces jets sporadiques, « étincelles », « traits saillants » et « autres pointes » au brillant éphémère. » (Buffon, 1891, p. 411, et Bon, 1991, p. 69) Précisons qu’en latin « stilus » désigne les objets pointus puis le poinçon pour écrire mais aussi l’organe copulateur des araignées !

 

Mais, surtout, on peut entendre là, chez Buffon, quelque écho de cette croyance infantile que relève Freud dans « Sur la prise de possession du feu », que : « les enfants sont produits par le fait que l’homme urine dans le corps de la femme. » (Freud, 1908, p. 196) Croyance qui prévaut chez l’enfant dans ce stade que Freud qualifie de phallique. Tandis que, ajoute-t-il, « l’adulte sait que les deux actes sont en réalité incompatibles- aussi incompatibles que le feu et l’eau. » (Ibid., 1908, p. 196) Sauf, j’ai pu l’entendre, chez certains pervers qui parviennent ainsi à humilier la femme.

 

Une pulsion d’agression ?

Ce qui nous amène à la question de l’agressivité que Freud soulève plus loin, dans la partie V, mais en la rattachant essentiellement à l’érotisme anal. Déjà la partie III se termine sur le refoulement de l’érotisme anal et sa transformation nécessaire en qualités mises au service de « l’ordre et de la propreté [qui] font partie des requêtes essentielles de la civilisation ». (Malaise, p. 51) S’ensuit la longue note de la partie IV sur la station debout qui aurait retiré à l’arrière-plan le pouvoir excitant de l’odeur expliquant « l’effort vers la propreté imposé par la civilisation. […] Ainsi donc l’érotique anale succombe la première à ce « refoulement organique » qui ouvrit la voie à la civilisation. » (Ibid., p. 50) Mais pas seulement, puisque c’est aussi à l’éloignement des odeurs des organes génitaux et notamment de celles des menstrues que conduit ce redressement et à leur visibilité qui transfère leur pouvoir excitant de l’odorat à la vue. C’est pourquoi nous ne sommes pas tant portés comme Don Juan à rechercher l’odor di femina, sinon sous celle des parfums qui la magnifie, qu’à tenter de voir L’origine du monde sous les jupes des filles puisque c’est, comme le chante Alain Souchon, la seule chose qui tourne sur terre.

 

Freud n’évoque donc pas explicitement l’idée d’un lien entre agressivité et érotique urétrale pourtant patente. Ainsi, cette infirmière qui arrive de chez un homme dont elle assure des soins. « Il est diagnostiqué, bipolaire », me dit-elle, « il était agressif, très excité, j’ai essayé de le tempérer, il m’a dit : ‘’ je te pisses au cul !’’ » » Ce lien, d’autres après Freud le relèveront, Melanie Klein, notamment, qui souligne le rôle « trop peu reconnu jusqu’ici du sadisme urétral dans le développement de l’enfant » Elle précise : « Les analyses d’adultes aussi bien que les analyses d’enfants m’ont mise constamment en présence de fantasmes où l’urine était imaginée comme un agent de corrosion, de désagrégation et de corruption, et comme un poison secret et insidieux. Ces fantasmes de nature sado-urétrale contribuent pour une large part à l’attribution inconsciente d’un rôle cruel au pénis, et aux troubles de la puissance sexuelle chez l’homme. » (M. Klein, 1932, p. 143)

C’est néanmoins à cette l’étude de l’agressivité que seront consacrées les parties suivantes du Malaise. Avec cette question de savoir s’il existe une pulsion agressive autonome pour expliquer cette hostilité primitive de l’homme envers son semblable. Freud finalement s’en tient « à ce point de vue que l’agressivité constitue une disposition instinctive primitive et autonome de l’être humain. » (Malaise, p. 77) et « est la descendante et la représentation principale de la pulsion de mort que nous avons trouvée à l’œuvre à côté de l’Eros et qui se partage avec lui la domination du monde. » (Ibid., p. 78)   Et, c’est contre cette tendance destructive qu’a dû lutter le processus de civilisation : « Nous ajoutons maintenant que ce processus serait au service de l’Eros et voudrait à ce titre, réunir des individus isolés, plus tard des familles, puis des tribus, des peuples ou des nations, en une vaste unité : l’humanité même. » (Ibid., p. 77) Comment ? en érigeant au plan collectif, ce qui est d’abord au plan individuel et familial : le sentiment de culpabilité qui vient réprimer l’agressivité résultant inévitablement du renoncement à la satisfaction pulsionnelle. Lequel sentiment est ainsi transféré de l’angoisse devant l’autorité à l’angoisse devant le surmoi. Freud fait là, explicitement, le parallèle entre « le processus de civilisation de l’humanité et le processus de développement ou d’éducation de l’individu. » (Ibid., p.  100) Et pour cela, « le problème consiste à écarter l’obstacle le plus grand rencontré par la civilisation, à savoir l’agressivité constitutionnelle de l’être humain contre autrui : d’où l’intérêt tout particulier du plus récent des commandements du surmoi collectif : ‘’ aime ton prochain comme toi-même.’’ » (Ibid., p. 104)

 Ce qui n’est évidemment pas gagné. Près d’un siècle après cette analyse freudienne d’une lucidité remarquable, la question reste pendante de savoir si l’Eros éternel tentera « un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins immortel. » (Ibid., p. 107)  Lequel adversaire nous ferme les yeux et les oreilles devant la course à l’exploitation à outrance des ressources naturelles et ses conséquences : la mise à feu et à sang de l’Ukraine et du Moyen Orient, l’envahissement des mers et des continents sous les déchets et les ordures, le dérèglement climatique provoquant les incendies dans les forêts canadiennes et les inondations en Europe… Partout le feu, selon le titre du roman à dire, homérique, d’Hélène Lorrain où des activistes écolos décident de répondre au feu par le feu,  (Lorrain, 2022). Partout le feu à l’heure où il ne s’agirait plus seulement de l’éteindre mais de « mettre le soleil en bouteille » comme dans ce roman Travail (Zola,1901) où Emile Zola évoque la captation de la chaleur solaire pour pallier à l’épuisement prévisible des mines de charbon. « Dans cette grande fresque optimiste, le romancier imagine la réalisation d’une société harmonieuse, d’inspiration fouriériste, sur la base d’une application généralisée des progrès de la science et de la technique. » (Jarrigue, 2010, p., 85-96). Au lieu de cela, Thanatos clive, divise et dirige notre vindicte contre des prochains que nous ne reconnaissons pas même comme semblables, conformément à cet autre postulat freudien : « Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors pour recevoir les coups. » (Malaise, p. 68) Et, peu importe que l’ordre naturel des quatre éléments, la terre, l’air, l’eau et le feu, dont dépend la vie pour Aristote, soit totalement bouleversé par l’hybris et la pléonexie (Dufour, 2015), la terre continuera à tourner.

Mais sans les jupes des filles…

 

 


Références

Rabelais, 1542, « Gargantua », Œuvres complètes, premier livre, Seuil, 1973, p. 88.

Buffon, G-L., 1891, Discours sur le style – lettres, Henri Gauthier, Nouvelle Bibliothèque Populaire.

Zola E., 1901, « Travail », Œuvres complètes, nouveau monde éditions, 2009, t 19, p. 299-300)

Freud S., 1905, « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora), Cinq psychanalyses, Puf, 1995, p. 1-92.

Freud S., 1908, « Caractère et érotisme anal », Névrose, psychose et perversion, Puf, 1997, p. 143-148.

Pergaud L., 1912, La guerre des boutons, Mercure de France.

Freud S., 1914-15, Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups), 1914-15, PUF, p. 325-420.

Freud S., 1915, manuscrit sur les névroses de transfert, Editions M. Gazzo, 1985, p. 3-4. Publié ensuite sous le titre Vue d’ensemble sur les névroses de transfert, nrf /Gallimard, 1986.

Freud S., 1930, Malaise dans la civilisation, Points, 2010.

Freud S., 1932, « Sur la prise de possession du feu », Résultats, idées, problèmes II, Puf, 1985, p. 191-196.

M Klein, M., 1932, « Stades précoces du conflit œdipien et de la formation du Surmoi », 1932, La psychanalyse des enfants, PUF, 1959,

Lacan J., 1966, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Ecrits, p. 491-528.

Verneuil L., 1984, Les Morfalous, Cerito films, Editions René Château.

Bon N., 1991, « La plume du maître », Le Style, Le trimestre psychanalytique, 1992, 3, Publication de l’Association freudienne internationale, p. 67-77.

Jarrigue F., 2010, « Mettre le soleil en bouteille : les appareils de Mouchot et l’imaginaire solaire au début de la troisième république », Romantisme, 2010/4, n° 150, p. 85-96.

Dufour D.R., 2015, Pléonexie [dict : vouloir posséder toujours plus], BDL éditions.

Lorrain H., 1922, Partout le feu, Verdier.