Je partirais d’une première thèse qui, de prime abord, peut heurter le sens commun : la subjectivité humaine trouve son fondement dans l’exclusion.
A cette première thèse, j’en adjoins une seconde, encore plus paradoxale en apparence : la subjectivité contemporaine se caractérise par son exclusion de l’exclusion, exclusion de l’exclusion que Lacan conceptualise, me semble-t-il, dans la seconde partie de son enseignement, à partir du terme de "ségrégation".
Je voudrais montrer ainsi que c’est très précisément le passage de l’exclusion à l’exclusion de l’exclusion, bref à la ségrégation, qui fait de l’errance le trait du cas transtructural de la clinique aujourd’hui. L’errance (addictive, sexuelle, professionnelle, familiale, objectale) serait ainsi, sans mauvais jeu de mots, cette zone, ce no man’s land caractérisable comme défaut d’exclusion et excès de ségrégation.
Si l’exclusion implique une mise à l’écart, une mise au ban de quelque chose, la ségrégation, elle, comporte une dimension supplémentaire. Etre ségrégué implique, certes, aussi une mise à l’écart mais à ce temps logique s’en adjoint un autre, celui d’une inclusion dans autre chose : la grégarisation. L’exclusion de l’exclusion débouche sur un mode spécifique d’inclusion : l’inclusion dans ce qui est ségrégué. Alors que l’exclusion singularise en rejetant du groupe – au cas par cas, si l’on peut dire – , la ségrégation exclue parce qu’elle massifie les éléments du rejet en un même ensemble. Ainsi par exemple, la ségrégation ethnique n’est excluante que dans la mesure où elle présuppose la constitution préalable d’une classe d’individus agrégés les uns aux autres dont le trait distinctif permettra, le cas échéant, l’exclusion.
Cette analyse conceptuelle me permet donc de poser une troisième thèse : l’errance est à penser comme effet d’une certaine forme de grégarisation, grégarisation qui n’est évidemment pas sans effet retour sur l’élément ségrégué lui-même.
Enfin, cette analyse fait surgir deux questions que je vais tenter de prendre en charge ici :
L’humain connaît, à la différence de l’animal, une triple exclusion. Exclusion de la nature par le langage qui introduit à la culture. Exclusion du besoin qui, comme Freud l’a montré, fait de l’homme un être traversé par la pulsion (concept à limite entre le psychique et le biologique), ou comme le dit encore Lacan, un être dont la demande, se déchirant du besoin, voit surgir en lui le désir. Enfin troisième exclusion que connaît l’homme (pas sans effet sur les deux précédentes) et qui va le projeter dans un procès de subjectivation : l’exclusion de la jouissance. Je vais surtout m’attacher à caractériser cette exclusion de la jouissance car, c’est précisément elle qui est en panne, si j’ose dire, dans la subjectivité contemporaine et qui modifie le rapport au langage, au besoin et, par conséquent au désir.
La subjectivité, comme le dit Calligaris dans son ouvrage Pour une clinique différentielle des psychoses (1), consiste à se défendre contre la jouissance. Une structure psychique est d’abord une structuration de défense contre la jouissance de l’Autre primordial (la Chose), le sujet étant originairement menacé de se réduire à l’objet de la demande imaginaire de cet Autre, d’être son objet de jouissance et d’être réduit au Réel de son corps, bref, à quelques kilos de chair.
Pour se défendre contre cette jouissance de l’Autre, le sujet en appelle à un certain savoir. Dans la névrose, il en existe "au moins un" qui sait comment cette jouissance de l’Autre peut être traitée. Le savoir est du côté de l’Autre et la fonction paternelle est supposée savoir y faire avec la jouissance de l’Autre. La problématique de défense va donc se construire à partir de et avec cet "au moins un" qui, lui, sait : l’au moins un est celui qui exclut de la jouissance maternelle. Dans la psychose, au contraire, il n’y a pas d’Autre supposé savoir y faire avec cette jouissance, le Nom-du-Père étant forclos. Il y a bien un savoir de défense mais comme ce savoir n’est supposé chez aucun Autre, il doit être produit par le sujet lui-même : ce savoir, c’est le sujet lui-même. On voit dès lors qu’au pari névrotique consistant à s’en remettre à l’Autre s’oppose la certitude psychotique selon laquelle seul le sujet peut produire le savoir.
Au regard de ces deux types de savoir de défense, deux types d’organisation psychique se dessinent :
Côté névrose, le sujet faisant confiance à la fonction paternelle, à ce savoir d’un au moins un, va déployer un monde dont les significations sont organisées, hiérarchisées : c’est la référence à un centre qui va permettre de décider de la valeur à conférer à chaque point. Un des prix à payer de cette organisation c’est qu’elle produit aussi la dimension étriquée, relativement rigide et close du névrosé qui tourne toujours un peu autour des mêmes choses. Avec le névrosé, tous les chemins mènent désespérément au père puisque le régime métaphorique que ce dernier instaure renvoie inéluctablement le sujet à ce point d’origine de toutes les substitutions signifiantes qui égrènent sa vie de sujet.
Côté psychose, comme il n’y a pas de point d’ancrage en un Autre, pas de point de capiton, il n’y a pas d’organisation centralisée du monde et du savoir du sujet. A défaut d’un au moins un qui sait, le sujet psychotique va lui-même tisser un réseau total, si possible complet, du savoir permettant de se protéger de la jouissance de l’Autre. Donc le sujet psychotique va circuler dans une figure ouverte, sans orientation, avec de multiples chemins qui le mènent partout et donc nulle part. Sans métaphore paternelle, le sujet psychotique vit en régime métonymique. C’est le glissement perpétuel, tant du point de vue du langage que de l’existence elle-même. C’est en ce point précis que l’on peut faire surgir la question de l’errance, apparemment si caractéristique de la psychose. Comme il s’agit de tout parcourir, d’aller partout, l’errance se généralise aussi bien au plan du savoir intellectuel qu’aux plans psychique et géographique et, elle s’articule très souvent à une problématique d’auto-engendrement comme tentative de régler par soi-même et à partir de soi-même les questions du point d’ancrage et de l’origine. Parfois, la construction d’une métaphore délirante permet une forme de localisation qui fait arrêt à l’errance.
A cette errance psychotique, s’oppose l’erreur névrotique. En effet, ce qui caractérise le névrosé vis-à-vis de l’au moins un qui sait, c’est qu’il entretient avec lui une relation de méconnaissance : il méconnaît l’origine de sa dette et de sa structuration. En un sens, il sait bien qu’il s’organise d’un autre, mais quand même, il n’en veut rien savoir et, de cette méconnaissance, il souffre. Pour parer à la souffrance et à ce qui l’occasionne, il tient le discours de la liberté (finalement il aimerait bien être comme le psychotique, c’est-à-dire libre), ce qui dans une certaine mesure peut le plonger dans une forme d’errance ou tout au moins de quête. Mais le névrosé étant toujours rattrapé par le père – parce que ce qui tient chez lui, c’est bien ça – le discours de la liberté retombe comme un soufflé et à nouveau, il souffre. Telle est l’erreur du névrosé, dont on pourrait dire qu’il s’agit d’une errance en attente de résolution (une errance dans le champ des signifiants qui organisent son monde), bref d’une attente de rectification et l’on devine bien la prise que l’analyse peut avoir ici. Je pense ici à une vignette clinique qu’expose Abdelhadi Elfakir dans un article intitulé "L’erreur est humaine". L’errance entre névrose et psychose (2) où il présente le cas d’un jeune homme qui s’installe régulièrement dans un train sans jamais viser de destination précise et qui laisse le hasard faire un choix à sa place. C’était, selon les dires du jeune homme, une manière de s’opposer au père et au conformisme bourgeois de sa famille. Une intervention de l’analyste qui lui montra qu’en modifiant l’ordre des lettres de son patronyme, on obtenait le mot "cheminot", vint lui signifier que lorsqu’il se pensait le plus libre de l’ordre paternel, il en était en fait le plus dupe. Son errance était donc organisée et, correction faite, l’insu porté au savoir, elle prenait l’allure d’une simple erreur.
Erreur névrotique, donc, d’un côté, comme conséquence de l’exclusion de la jouissance de l’Autre à partir de ce point d’organisation qu’est le père ; errance psychotique, de l’autre côté, comme impossible exclusion de la jouissance à partir du père : ici la distribution nosologique semble claire, évidente. Pourtant, je sème le trouble puisque j’affirme que la subjectivité contemporaine, en général, se caractérise par l’errance comme effet de l’exclusion de l’exclusion de la jouissance. En effet, en soutenant une telle thèse, ne suis-je pas en train d’affirmer que la psychose se généralise et que l’errance psychotique devient, tout simplement, le paradigme de la clinique contemporaine ? Ou bien encore que la névrose se psychotise, ce qui serait contradictoire avec ce que je viens de développer, puisque si l’errance dans la névrose est en fait une erreur en attente de rectification, on ne voit pas pourquoi elle pourrait se psychotiser, sauf à faire du psychotique en acte un névrosé en puissance.
C’est là, me semble-t-il, qu’il faut faire intervenir la théorie des discours de Lacan et le concept de ségrégation qui permettent de sortir de cette aporie en déplaçant la question de la structure vers celle du lien social. C’est, en effet, l’apport des discours que de permettre de distinguer entre l’impossible appui du psychotique sur le père pour s’exclure de la jouissance, d’une part, et l’exclusion de l’exclusion comme ségrégation qui caractérise aujourd’hui la névrose elle-même, d’autre part. En effet, si le psychotique ne prend pas appui sur le Nom-du-père pour s’exclure de la jouissance, il tente toutefois la solution d’un appui sur lui-même, sur son propre savoir. A tel point d’ailleurs que dans le second enseignement de Lacan, dans la clinique borroméenne, le classique Nom-du-Père n’a aucun primat particulier pour fonder cette défense contre la jouissance : avec la question du nouage, les Noms du Père se pluralisent, les solutions pour faire tenir la structure se singularisent. Mais, en dépit de ses trouvailles ou de sa tentative précaire ou ratée, voire parfois dramatique (comme dans le passage à l’acte) de s’exclure de la jouissance, le psychotique reste hors discours. Qu’est-ce à dire ?
Dans le discours, au sens où Lacan l’entend comme mode d’assujettissement au lien social, le sujet est séparé de la jouissance ou, plus exactement, de l’objet-plus-de-jouir (je mets à part le discours de l’analyste). Chaque discours est choix d’un d’agent organisateur du lien social : soit des signifiants maîtres, soit le savoir, soit le sujet divisé, soit l’objet plus de jouir. Dans la psychose, les signifiants maîtres étant rejetés du fait du non fonctionnement de la métaphore paternelle, le savoir étant du côté du sujet qui n’est pas un sujet divisé par le signifiant et dès lors pas séparé de l’objet plus de jouir, rien ne peut être agent et le sujet psychotique ne peut s’insérer dans le discours, c’est-à-dire dans le lien social. La névrose au contraire peut trouver un point d’insertion en se distribuant dans l’un des quatre discours (maître, hystérique, universitaire, analyste) et parfois même dans plusieurs. L’insertion dans le discours repose sur et assoie l’exclusion de la jouissance qui caractérise le névrosé. On peut donc dire que l’assujettissement au lien social renforce le pare-errance, déjà inhérent à la névrose. La névrose trouvait d’ailleurs traditionnellement sa place dans un monde et un lien social hiérarchisé où des Idéaux (politiques, religieux, philosophiques) lui servaient de boussole. Dans ce système traditionnel, le manque à être névrotique se structurait autour de l’Idéal, dont le primat sur l’objet de jouissance (comme impossible à rejoindre) permettait au désir de se constituer. Il y avait donc une congruence entre la structure névrotique et le lien social dans lequel elle venait s’inscrire.
Or, c’est précisément cette congruence entre la structure névrotique et le discours comme assujettissement au lien social qui est mise à mal aujourd’hui, par le triomphe de ce que Lacan introduit comme étant un 5ème discours : le discours capitaliste, que des siècles de science galiléo-cartésienne ont fait émerger. Il s’agit d’un discours un peu particulier puisqu’il présente un type de lien social où le sujet n’est pas séparé de l’objet-plus-de-jouir (d’une manière très différente, donc, de ce qui se passe dans le discours de l’analyste où le sujet travaille) et où la division subjective se surmonte sans reste. Dans le discours capitaliste, tout tourne, tout est possible. Dans les discours traditionnels au contraire, ça ne tourne pas rond, ça achoppe toujours sur quelque chose : le savoir, la division, la jouissance, les signifiants. Le discours capitaliste donc entre en concurrence avec les autres discours puisqu’il propose un lien social où le sujet est en prise sur l’objet-plus-de-jouir : il est donc une promesse de complétude, de dépassement de la division et l’on devine l’attrait dont il peut faire l’objet.
Le capitalisme produit donc des individus, c’est-à-dire des in-divisés complétés par leur plus-de-jouir. Or, c’est très précisément, me semble-t-il, au point de jonction entre structure et discours, au point de rencontre entre sujet divisé et individus ou, pour le dire autrement, au point de recouvrement du sujet par l’individu que le processus de ségrégation peut se mettre en place et l’errance se généraliser.
Le discours capitaliste produit donc du Un. Individus, Un, unité, complétude par le plus de jouir, tel est selon ce que dit Lacan dans son intervention intitulée La troisième, ce dans quoi s’origine le prolétaire comme seul véritable symptôme social de notre temps : "Il n’y a qu’un seul symptôme social : chaque individu est réellement un prolétaire, c’est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social c’est-à-dire semblant". Le prolétaire, c’est l’Un, l’individu, qui par sa non-division ne trouve pas d’inscription dans le lien social. Or, c’est la science (aidée en sous-main par le discours universitaire) qui promeut le discours capitaliste et, par suite, l’unité sur laquelle se fonde la ségrégation de l’individu. Ainsi, dit Lacan dans sa "Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole", "comme conséquence du remaniement des groupements sociaux par la science et nommément de l’universalisation qu’elle induit (… ) notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation" (3).
Alors, pourquoi l’Un ségrègue-t-il, prolétarise-t-il ? L’un, s’opposant à la division, s’oppose à la séparation : en cimentant, c’est-à-dire en comblant la division du sujet, le discours capitaliste interdit cette séparation et l’absence de séparation produit la ségrégation. Lacan, opposant les impérialismes (mode d’organisation du capitalisme) à l’Empire (mode d’organisation de la civilisation traditionnelle, hiérarchisée) pose, au point de croisement de la structure et du lien social, la question suivante : "comment faire pour que des masses humaines, vouées au même espace, non pas seulement géographique, mais à l’occasion familial, demeurent séparées ?" (4). C’est le défaut d’Empire, c’est-à-dire le défaut du père qu’il soit divin, politique ou philosophique qui interdit la séparation et donc ségrègue. Il faut être sensible au vocabulaire que Lacan emploie dans ces différents textes : impérialismes au pluriel (au lieu d’Empire), universalisation (au lieu de singularité), temps planétaires (5) (au lieu de civilisation et donc de profondeur historique), marchés communs et masses humaines (au lieu de groupes et d’organisation). Tout indique que le discours capitaliste substitue à une organisation verticale fondée sur l’au-moins-un (le Père), l’horizontalité du réseau dont la toile à parcourir est le bouillon d’a-culture de l’errance. L’horizontalité ségrègue parce qu’elle interdit toute inscription en un lieu et par conséquent isole en un nulle part : elle fait se développer des relations de latéralité, en réseau, des agrégats dont le liant n’est que de l’ordre du collage, de l’adhérence. C’est ainsi que la masse s’oppose au groupe en ce qu’elle décrit un rassemblement sans hiérarchisation, tandis que le groupe s’organise autour d’un idéal ou d’un conflit. Donc on peut dire que la ségrégation provient du un et du un à un.
A cette horizontalité, s’oppose la verticalité qui s’ordonne (ou s’ordonnait) à partir de signifiants maîtres, d’une transcendance quelle qu’en soit la nature, verticalité où s’ordonnaient donc ceux qui acceptaient d’être dupe du Père par opposition à ceux qui non-dupes, errent. En travaillant cette question j’ai pensé au phénomène de masse contemporain que représentaient à l’origine les Teknival ou les Rave Party, autour de la musique Tekno : certes, ces rassemblements se faisaient autour de la musique que l’on pourrait voir fonctionner, de prime abord, comme signifiant maître venant structurer le groupe ou comme une sorte de trait unaire prélevé sur l’Autre et entraînant un phénomène d’identification. Pourtant, ce qui me fait pencher pour l’idée d’un mode d’organisation horizontale c’est, d’une part, le fait que le processus de rassemblement relevait de l’agglutination avec des effets de collage, d’adhérence, et d’autre part, le fait de l’extinction relative du mouvement lorsqu’un semblant d’organisation de type hiérarchique se dessina. Tout d’abord, donc, on prévenait les copains par la bande, de bouche à oreille, on tenait secret jusqu’au dernier moment le lieu du rassemblement : on ne savait ni qui il y aurait ni où cela aurait lieu parce que la masse se constituait au gré des déplacements. A l’origine, le Teknival se fonde dans l’iti-nérance, dans l’errance. D’autre part, dès lors que les pouvoirs publics ont identifié les raveurs comme de dangereux drogués (bref comme des jouisseurs sans entrave), des processus d’organisation et de contrôle se sont mis en place pour des raisons sanitaires et d’ordre public : identification claire des organisateurs, dortoirs, gestion de la mixité, toilettes, informations sur la drogue, présence d’associations… Or, lorsqu’on interroge les Raveurs, "ce n’est plus comme avant" et la génération fondatrice voyant le mouvement se dénaturer, l’errance se structurer, a décidé de l’abandonner. Ce que je trouve intéressant, dans cet exemple de mouvement de masse, c’est l’articulation entre l’agglutination latérale des individus, l’horizontalité, l’errance et la ségrégation. La ségrégation est double. A l’intérieur de la masse, l’individu ignore tout de ce qui se passera pour lui car rien n’est vectorisé (il se livre à un glissement métonymique, au déplacement non capitonné) et de ce fait on peut à peine dire qu’il appartient à cette masse ; enfin, la masse des raveurs elle-même est ségréguée parce que les pouvoirs publics l’ayant identifiée comme concentration potentielle de jouissance effrénée la transforme en une masse à dissoudre. La ségrégation articule toujours une grégarisation, d’une part, à l’imputation à l’Autre qu’est la masse d’une jouissance sans entrave, d’autre part. Pour illustrer cette articulation dans sa dimension extrême et perverse, on peut penser ici à la référence que fait Lacan, dans sa Proposition du 9 octobre, aux camps de concentration et à la ségrégation des juifs, par les nazis, comme jouisseurs à exterminer : on crée une masse grégaire, on lui impute une jouissance dont on ne jouit pas soi-même, ceci servant à expliquer cela puis on la ségrègue et l’extermine (6). J’ai pris l’exemple du Teknival, mais j’aurais pu prendre aussi celui d’Internet, où l’on se promène de clic en clic par glissement métonymique sur la toile ce qui n’est pas sans donner une tonalité particulière aux rapports à l’Autre voire à l’amour qui devient un consommable parmi d’autres mais laisse seul, tout un, devant son écran. Avec Internet et le Teknival, on a, sur une échelle continuiste, les deux extrêmes de la ségrégation et par suite de l’errance : l’un individuel et l’un de la masse.
On voit bien, par conséquent, à quel point la clinique peut être perturbée lorsque le lien social passe de la verticalité où viennent s’ancrer la discontinuité des structures subjectives classiques à l’horizontalité qui accueille le continuisme de l’inclusion dans l’Un. Ce continuisme n’est pas sans effet, non pas tant, peut-être, sur les structures en elles-mêmes que sur leur expression et, par suite, leur saisie. Ainsi est-il plus aisé, sans doute, pour le psychotique de s’inclure dans l’Un d’un lien social inexistant que de trouver une place (nécessairement vide) dans un lien social où l’Idéal paternel confronte à de mauvaises rencontres (rencontre d’Un-père). Dans un lien social désorganisé par le discours capitaliste, en effet, les phénomènes psychotiques deviennent plus ordinaires et moins bruyants tandis que la névrose, elle, semble emprunter des traits à la psychose. Je ne sais pas comment la psychanalyse peut s’y prendre avec ces remaniements. Mais il me semble, en tous cas, qu’il y a quelque chose à interroger dans le fait que les TCC et la clinique de l’évaluation se fondent, précisément sur l’Un numérique, l’Un-dividu : elles ne tombent pas, telle une main invisible, d’un ciel idéologique mais répondent à ce que le non-lien social capitaliste renvoie de la structure. Alors, peut-être que la contre-attaque de la psychanalyse face à ces cliniques de l’Un-dividu prolétarisé, ségrégué, est à entrevoir du côté d’une clinique plus continuiste qui se demanderait ce que fait chaque Un de son inclusion, nécessairement bancale, dans un non-lien social présentant la jouissance comme toujours déjà donnée.
Notes :
(1) Calligaris C., Pour une clinique différentielle des psychoses, Point hors ligne, 1991
(2) Clinique méditerranéenne, n°72, 2005. Il s’agit d’une vignette clinique empruntée par Elfakir à Philippe Bouillot.
(3) "Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole", Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p.257
(4) "Allocution sur les psychoses de l’enfant" (22 octobre 1967), Autres écrits, p. 362-363
(5) Autres écrits, p. 362
(6) Autres écrits, p. 257