Entretien de Camille Laurens avec Jean-Pierre Lebrun
05 mai 2012

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LAURENS Camille,LEBRUN Jean-Pierre
Textes
Nouvelle Economie Psychique



En mars 2011, à la librairie Point-Virgule à Namur, Jean-Pierre Lebrun avait invité Camille Laurens, à échanger autour de son dernier ouvrage, Romance nerveuse (paru chez Gallimard).  Dans ce roman, Camille Laurens décrit un personnage de paparazzi qu’elle-même appréhende avec sa lecture de L’homme sans gravité et de La perversion ordinaire.

Rappelons que Camille Laurens sera l’invitée de la journée organisée par l’école psychanalytique de Bretagne le 2 juin à Nantes et  intitulée : « Désir et engagement de l’analyste face à la clinique actuelle : dix ans après la publication de L’homme sans gravité. »

Nous publions ici des extraits de cette rencontre. L’entièreté de l’entretien est accessible sur le site de l’Association Freudienne de Belgique, http://www.association-freudienne.be 

 

Jean-Pierre Lebrun : On peut dire que votre livre Philippe, paru en 1995 et qui a été récemment réédité chez Stock, est au départ de votre dernier récit, Romance nerveuse. Vous êtes considérée comme un des auteurs majeurs de l’autofiction, à tort ou raison, on peut en discuter, mais vous préférez, quant à vous, parler d’écriture de soi. Non pas écriture du moi, non pas autofiction mais écriture de soi. Pouvez-vous nous en dire un peu plus de ce qui vous fait préférer cette appellation ? 

Camille Laurens : Le mot d’autofiction en soi ne me déplaît pas, je trouve même assez intéressante cette imbrication de l’autobiographie et de la fiction ; c’est une façon de dire que toute autobiographie contient une part de fiction. Dès qu’on emploie la langue écrite, même si, à la manière de Rousseau, on prétend parler de soi de façon complètement sincère et autobiographique, il y a toujours une part de re-création. Je trouve donc cette notion d’autofiction, qui date de 1977 – c’est Serge Doubrovsky qui a inventé le mot – intéressante. Simplement, c’est devenu ces dernières années tellement négatif – c’est presque une injure – qu’aucun écrivain n’a envie d’être logé à pareille enseigne. Moi, je veux bien être rangée sous cette bannière parce que j’y mets quelque chose de positif : la question de l\’écriture de soi, précisément. Là aussi je me démarque de ce que, parfois, on appelle l’écriture du moi- qui revient à dire qu’il s’agit de gens qui déballent leurs petites histoires intimes et privées, qui gomme tout l’aspect littéraire, tout le travail du style, de la langue, bref cela réduit ce type d’écriture à quelque chose de finalement très narcissique et voyeuriste. Ce n’est évidemment pas du tout ma démarche. Ce que j’aime dans l’écriture de soi, c’est que soi c’est tout le monde. C’est ce que disait déjà Victor Hugo : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous ». C’est repris par Doubrovsky : « Quand je parle de moi, je parle des autres ».

J-P L : Au-delà même de la question de savoir si c’est une fiction ou si au contraire ce n’est que la réalité, cela met de suite le doigt sur la question de l’écriture. Vous l’écrivez : « Dans mes livres les faits sont vrais, les choses sont arrivées. Il existe un pacte de vérité auquel je tiens énormément ; c’est l’idée du livre intérieur tel que le conçoit Proust. Ce qu’il faut chercher, c’est à restituer ce que la réalité a imprimé en vous. Mais le résultat est une fiction ».

CL : Le travail d’écriture fait que cela devient un texte qui n’est pas un journal intime. Il y a une fiction à partir du moment où il y a un travail avec les éléments du roman – ellipse, contraction de plusieurs scènes en une seule, travail du rythme, de la phrase, de la syntaxe, c’est cela qui est important. Pour moi, les étiquettes ne sont pas très intéressantes, il y a de très mauvais romans comme il y a de très mauvaises autofictions, et inversement.

J-P L : Vous dites : « Ce n’est pas sans misogynie que certains dénient à l’autofiction sa dimension littéraire ». Y a-t-il quelque chose dans l’autofiction que d’emblée vous situez du côté du féminin ?

CL : Pas moi, mais en discutant avec Annie Ernaux, on était tombé d’accord là-dessus : certains hommes – Carrère, Le Clézio, Sollers et d’autres, font de l’autofiction, mais comme ils récusent le terme, ou que personne ne veut les vexer, on ne les range sous cette catégorie. C’est très souvent associé par les journalistes à quelque chose de féminin, avec ce que cela peut avoir de misogyne dans leur esprit, c\’est-à-dire que ce sont des femmes qui mettent leur corps sur la table en quelque sorte, et qui parlent de leurs humeurs, de leurs sentiments, de leurs petites émotions amoureuses. C’est très condescendant souvent. J’ai même entendu une fois, dans la bouche d’un journaliste, parler d’ « ouvrage de dames » ! Pas vraiment dame patronnesse car c’est souvent associé à quelque chose d’un peu exhibitionniste, impudique. Tout cela est très désagréable.

J-P L : Vous mettez néanmoins, vous, une limite à l\’autofiction : vous ne tenez pas à ce que cela induise des effets négatifs à l’égard de quelqu’un. Il est évident que, cette limite, certains ne la respectent pas, Christine Angot, par exemple, ne semble que peu s’en soucier. Ce n’est pas tant une question de morale ou d’éthique mais il s’agit du rapport même à l’écriture : il me semble que la limite que n’arrive pas à se mettre Christine Angot – jusqu’à avoir tout le monde y compris les tribunaux à dos pour son dernier roman, Les Petits – ce n’est même pas nécessairement à entendre comme délibérément voulu mais plutôt comme la conséquence de ce que cette manière de rester collé au réel est telle que c’est comme si la fiction ne pouvait plus s’en dégager.

Cl : Annie Ernaux, par exemple, dit qu’elle ne peut pas se dégager du tout de la réalité, à tel point que si c’est arrivé à 17 heures à tel endroit, on ne peut pas changer cela dans le roman; si elle doit décrire un lieu où elle a vécu enfant, il faut qu’elle y retourne pour le décrire.. C’est une différence avec moi. Moi, je peux ressentir cela parfois : vous allez me dire que c’est un exemple extrême, mais le prénom Philippe, je ne peux pas le changer. Alors que je change le prénom de son père, de sa sœur. Du coup, je me trouve avec des sensations étranges parfois. Il y a Philippe et autour, des personnages.

J-P L : C’est comme si il y avait une palette de variations possibles dans les rapports entre le réel brut et ce que cela devient dans la fiction. Vous ne pouvez pas vous dégager du prénom Philippe, Christine Angot ne peut peut-être plus se dégager de rien du tout ! C’est vraiment une question de possibilité d’écart. Comment le faire ? Est-il encore possible ou pas ? 

CL : C’est le problème principal, oui. A chaque instant, c’est cela qui est en jeu.

J-P L : Avant de parler du contenu de Philippe, je trouve qu’il y a quelques points que j’ai envie de relever comme cela, entre autres sur la langue. Il me semble que vous campez très bien le cruel des mots. Quand vous écrivez : « Il n’y a pas de malheur dans le mot « malheureux ». Tous les mots sont secs, ils restent au bord des larmes. Le malheur est toujours un secret ». Tout de suite, on pressent le poids de ce que parler implique une perte énorme par rapport à l’émotion. On retrouve cela aussi évoqué dans un ouvrage remarquable de Yves Bonnefoy Le siècle où la parole a été victime, où il dit par exemple que le mot « fade » n’a pas de fadeur. Vous exprimez très bien la perte, voire même la douleur qu’implique le fait de devoir mettre en mots. L’avantage aussi, certes, mais il y a un travail de perte qui est très présent dans votre écriture. C’est pour cela, je trouve, que ce petit ouvrage Philippe, écrit après la perte d’un enfant à peine né, à la suite d’une négligence médicale, est à la fois très accroché au réel de l’évènement, et en même temps, au travers ce que vous payez comme prix aux mots, ce livre transcende l’événement vécu auquel il est puissamment accroché. Il y a des phrases d’une force impressionnante : « Il y a une chose infiniment plus douloureuse que de ne pas serrer dans ses bras un homme qu’on désire, c’est de bercer dans ses bras un bébé mort. Le corps ne comble rien, le corps manque ».  

CL : Ce texte, ce sont des notes, des bribes. Je n’étais pas du tout dans l’idée de publier au départ ; c’est vraiment le lendemain de la mort de Philippe que j’ai fait l’expérience que le recours à l’écriture pouvait, à moi, me sauver la vie. Avec le recul, je pense que cela m’a vraiment permis de passer cette épreuve ; et, en même temps, c’était une épreuve car il y avait une impuissance des mots, quelque chose que je ne pouvais pas faire passer. Ceux qui vont lire ne pourront pas à travers les mots que j’écris avoir la sensation de ce que je ressens. Il y a quelque chose qui est de l’ordre du manque à l’intérieur même des mots, mais c’est à double face : c’est aussi ce qui m’a permis de supporter la perte de cet enfant. 

J-P L : Autant dans Philippe que dans Romance nerveuse, j’ai l’impression que l’écriture inscrit quelque chose qu’il n’était pas possible d’inscrire. Cela vaut pour le paparazzi qui est le personnage de votre dernier livre, mais aussi pour la mort de votre enfant. Quelque chose qui vous atteint mais dont vous ne pouvez acter la densité ; ne reste alors que l’écriture, grâce à ce qu’elle va impliquer de travail de la langue. Vous allez d’ailleurs, à propos de la mort de Philippe, jusqu’à indiquer que les gens autour de vous sont pris dans la même torpeur, ils ne savent plus que dire. Alors, vous écrivez : « Il y a ceux qui font comme si il ne s’était rien passé, comme si ils ignoraient tout, mais ils savent pourtant, puisque me revoyant le ventre dégonflé, ils ne demandent pas de nouvelles du bébé. Ceux qui me rencontrant au marché me parlent du prix des tomates et des vacances prochaines. Par eux, à leur insu, Philippe souffre mille morts, en faisant comme si de rien n’était, ils font comme si il n’était rien. Il était venu au monde et le monde n’avait de cesse de l’oublier, de l’annuler, de n’en pas même garder la trace tel un nom sur une tombe, dans une minute de conversation, dans l’hommage d’une phrase. Les semaines qui ont suivi sa naissance, chaque fois qu’on m’a parlé d’autre chose, il est mort à nouveau. Les Marocains sont plus simples devant la mort, ils en parlent, surtout les pauvres. Miloud m’a dit : il va en venir un autre, tu verras, en montrant le ciel comme s’il en pleuvait. Il y a ceux qui ont couru le risque d’être banals, et bien sûr ils l’étaient mais nous aidaient à vivre. Claudy, Louis-Jo, Michel et Luc, ceux qui ne savaient pas quoi dire et qui l’ont dit, ceux qui nous ont offert cela : leur maladresse, leur bégaiement, leur impuissance accotée à la nôtre, ceux qui nous ont donné ce qu’ils avaient, ce qu’ils étaient. » Vous faites bien entendre comment l’impossibilité d’inscrire l’épreuve et la douleur est partagée par les gens autour de vous. 

CL : C’est un passage sur lequel on me reprend parfois en disant : c’est difficile de parler à quelqu’un qui vient de perdre un enfant. C’est vrai, je le sais. Mais je traduisais le sentiment de détresse quand vraiment on ne m’en parlait pas du tout.

J-P L : Je ne peux pas, depuis la place que j’occupe, ne pas être sensible au fait que votre livre est aussi une interpellation de la médecine.

CL : C’est la première raison qui a fait que j’ai accepté de le publier. J’avais un peu peur puisque je n’avais pas écrit en vue d’une publication, par rapport à un éventuel exhibitionnisme. C’est mon éditeur de l’époque qui m’a convaincue et je ne le regrette pas puisque j’ai reçu énormément de lettres ; donc, une des premières raisons qui m’a fait accepter une publication, c’est que je me disais qu’au-delà de mon cas personnel, cela posait des questions à la médecine.

J-P L : « Il testait un nouvel appareil, un technicien lui en expliquait le fonctionnement. Il appuyait sur des boutons, multipliait les essais en déplaçant la sonde sur mon ventre. Qu’était-ce à ses yeux que ces tâches mouvantes où j’ai cru saisir un moment, en l’absence de tout commentaire, un geste de la main, coucou mon amour ? Quelle valeur attachait-il à cette forme pirouettante qui n’avait pas de prix pour moi ? A-t-elle été jamais autre chose qu’un cobaye peu docile à l’expérience dont il fallait bien pourtant «  prendre les mesures », et à propos duquel il s’écriera finalement d’un ton exaspéré : « mais enfin, il bouge tout le temps », pendant que j’essaierai en vain, secrètement fière, de calmer mon nageur. » Ce passage se situe à la fin de la dernière échographie, où le médecin aurait déjà dû diagnostiquer qu’un problème se préparait.

CL : Ce qui m’a frappé dans tout cela, c’est l’absence de contact humain, même après la mort de Philippe.

J-P L : Il n’a pas pu vous dire qu’il s’était trompé.

CL : Jamais.

J-P L : Vous terminez d’ailleurs ainsi : « La médecine, après tout, est une science humaine. Une épreuve sélective par la littérature, la psychologie ou même comme autrefois la version grecque permettrait d’éliminer à la fois les polards et les brutes, ce qui serait déjà beaucoup. » Je ne sais pas si vous serez suivie par ceux qui décident du programme des études médicales, je crains que non, mais néanmoins, il faut le dire ! Car c’est vrai que d’être pris dans la technicité, si cela a des conséquences heureuses pour les performances thérapeutiques, cela entraîne aussi que la dimension spécifiquement humaine de la relation en médecine est de plus en plus oubliée.

CL : Je pense que cela serait bien qu’au moins au début de la médecine il y ait des sciences humaines, de la littérature.

J-P L : Depuis longtemps on alterne : il y a ce constat, et puis on remet cela au programme, et puis on le supprime à nouveau ; et puis on y revient… Mais cela n’est plus aujourd’hui l’aspect essentiel de la formation médicale ; le problème, c’est le médecin ainsi produit sous la prévalence de la connaissance techno-scientifique pendant sept ans : un professionnel formaté, au savoir certes essentiel, mais insuffisamment préparé à l’enjeu de la subjectivité humaine. C’est d’ailleurs très difficile d’être à la hauteur des deux côtés, c’est l’enjeu du médecin généraliste qui devrait encore pouvoir être cette personne-là, mais qui lui-même ne sait souvent pas très bien comment se situer.

Jean-Pierre Lebrun : Précisons pour être bien compris, qu’il y a dans Romance nerveuse une astuce littéraire très judicieuse : vous vous divisez entre vous et vous-même, votre voix intérieure nommée Ruel, qui vous rappelle régulièrement à la raison, qui vous prévient, reprend, commente ce qui vous arrive. On a tous une Ruel à la maison. Cette Ruel est beaucoup plus perspicace que vous, bien que ce soit vous en même temps !

CL : Il faut dire que Ruel lit les livres de Jean-Pierre Lebrun !

J-P L : Il est décrit là un personnage très proche de ce que Melman a appelé (et dont j’ai continué l’analyse à ma façon dans La perversion ordinaire) un homme sans gravité, arrimé à rien ; tout flotte, c’est sans limite, tout y est possible. J’ai été évidemment très intéressé de lire, de votre point de vue de romancière, la description d’un personnage comme cela. Le métier de paparazzo exercé par votre personnage pourrait encore faire penser que c’est son métier qui détermine son fonctionnement, mais on rencontre aujourd’hui de plus en plus de personnes qui vivent sur un tel schéma. Je dirais plutôt que le choix de sa profession est conséquent avec son fonctionnement psychique.

Face à ce personnage, on retrouve la question de la non inscription, au sens où on pourrait dire que, pour lui, rien ne s’inscrit. Ruel, en revanche, introduit l’écart. Vous vous installez en personnage divisé, et qui donc d’emblée tracte avec cet écart. Cela m’a semblé très intéressant car je crois que, si vous n’étiez que Ruel, vous n’entendriez pas ce personnage. Il y a entre vous et lui une proximité. Il vous inclut d’ailleurs dans sa manière de fonctionner, notamment quand, en vacances, il se sert de vous pour filmer en douce Christophe Maé. Ce que j’ai trouvé très intéressant, c’est la façon dont votre propre division que vous mettez en scène dans le livre, fait que vous n’êtes pas sourde à ce personnage. Vous êtes des deux côtés à la fois : arrimée d’un pied et harponnée de l’autre. Aujourd’hui, comment le diriez-vous, ce personnage ?

CL : L’élément principal, c’est cette impression que rien n’a de sens au fond. Le point de départ, c’est une fascination, une tentation d’amour – car on peut aussi ressentir l’époque sous cet angle désespéré : plus rien n’a de sens, tout se vaut, on passe d’une relation à l’autre et on oublie aussitôt, les paroles n’ont pas de sens, on dit une chose et on fait le contraire, on ne tient pas ses promesses. Tout cela, c’est quelque chose que je pouvais ressentir comme un besoin de liberté, l’absence de limites, c’est aussi un peu en chacun de nous, ce désir-là ; une partie de moi est sensible à cela, à cette enfance, en fait.

J-P L : Il est touchant, il n’est pas que négatif. Il a des mouvements extrêmement spontanés, très forts, mais il n’y a rien qui tient.

CL : C’est ça, il n’y a rien qui tient. Mais dans l’instant, il y a des moments de grâce.

J-P L : Il est dans l’instant, d’ailleurs. 

CL : Il y a là quelque chose d’émouvant. Et puis, l’autre aspect, c’est l’angoisse que cela provoque. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme lui. Pour le coup, c’était une poule qui rencontrait un couteau !! Il y avait une fascination, en même temps le désir de comprendre, mais cette angoisse a été presque colmatée par les lectures que fait Ruel : La perversion ordinaire, L’homme sans gravité… C’était une façon de colmater une angoisse parce que je me disais : ce n’est pas moi qui suis folle, ça existe. C’est très bizarre comme sentiment : l’impression de ne pas être toute seule devant ce phénomène, parce que c’était pour moi un phénomène. C’est très angoissant quand rien ne s’inscrit, qu’il n’y a pas de temporalité, que tout est emporté dans le flot.

J-P L : Rien que la façon dont il vous rappelle après vous avoir vue à Djerba : « J’étais en train de pleurer sur mon canapé. Salut, c’est Luc. On s’est rencontré à Djerba le mois dernier, j’avais perdu ton numéro. Je sais pas où je l’ai fourré mais je t’ai googleisée, et voila je t’ai retrouvée. Tu te souviens de moi ? Tu es libre pour demain, on pourrait faire un tennis ? » 

CL : Le portrait de ce personnage, ce que j’ai voulu reconstituer, passe d’abord par le rythme de la phrase. Avec lui, on est tout le temps dans un tempo d’accélération, comme un zapping permanent ; et donc, il y a des phrases qui sont arrêtées net, on passe tout d’un coup à autre chose. Je voulais restituer le rythme, c’est pour cela que j’ai mis en exergue la phrase de Mallarmé : «  Toute âme est un nœud rythmique ». Pour moi, c’était d’abord la rencontre de deux nœuds rythmiques, la narratrice et lui, avec des points communs, des traumatismes d’enfance, mais aussi des rythmes complètement différents. C’est vraiment comme une cacophonie, d’une certaine manière.

J-P L : « On se voyait de façon irrégulière. Luc n’aimait que l’imprévu, la chose dont on ignore qu’on va la faire dix secondes avant de la faire. Il était impossible de programmer une sortie, une partie de tennis, un dimanche ensemble. Luc préférait arriver à l’improviste, après un bref coup de fil, c’est quoi ton adresse déjà ? Il imputait cette incapacité à son métier, à l’urgence aléatoire du terrain, mais en toutes circonstances il niait la chaîne du temps, ses maillons dont l’un mène à l’autre, il niait le flux du temps, ses ports, ses balises, ses amers. Jamais ne serait fétu charrié, barque docile. Il ne s’arc-boutait pas contre la puissance supérieure de son fleuve, il en ignorait simplement le flot ou se réservait la possibilité infinie d’en détourner le cours au gré de son humeur ou de ses besoins. » Il y a de nombreuses pages où vous le décrivez avec beaucoup de justesse. « Il appuyait sa vie sur le possible et la limite n’était pas nettement marquée avec l’impossible. Tous ses projets étaient présents, ombres de parasol, ils se projetaient sur place, donnaient forme à ses journées comme à ses nuits, il ne leur demandait pas d’avoir un destin mais d’exister, de le faire exister ». Vous faites bien entendre comment, à travers l’aspiration à entrer dans son rythme, se joue la reconnaissance de ce qu’il existe. On dirait qu’il vous dit tout le temps : dis-moi que j’existe.

CL : Oui, oui, bien sûr. D’ailleurs il me demande d’écrire le livre ; il m’apporte un cahier à spirale en me disant que je pourrai ainsi arracher les pages quand je ne dis pas la vérité, et que je dois l’appeler «  Journal de toi ».

J-P L : Ce qui est beau, c’est que, petit à petit, vous commencez à lui renvoyer ce que vous attendez et ne rencontrez pas. « Luc, ce n’est pas de sexe que je suis demandeuse, c’est de désir. Mais tu ignores ce que c’est. Tu n’as pas de désir, ni de moi ni de rien. Tu as des rêves, des besoins, ce n’est pas pareil. Tu t’ennuies, c’est tout. Rien ne tient longtemps et tu démolis tout ce qui pourrait tenir. Il y a eu quelques moments, malgré tout, entre toi et moi. Je cherche à les retrouver, admettons. Mais je ne suis pas de taille à lutter contre l’incommensurable ennui que t’inspire le monde assez vite. C’est ce qui m’angoisse, l’impuissance où je suis envers toi. Un jour j’ai eu un enfant mort entre les bras, alors je sais ce qu’est l’impuissance. Je ne ressuscite pas les morts. Restons en là, donc. J’ignore pourquoi tu agis ainsi, pourquoi tu te fais haïr, pourquoi tu repousses ce que tu attires, mais quoi que ce soit, on devrait avoir honte de se rendre si malheureux.»

CL : Ce qui me frappe, c’est l’absence de désir. 

J-P L : Vous soulignez quelque chose qui est, je pense, très souvent en jeu aujourd’hui : le grand désarroi d’une femme devant ce type de fonctionnement.

CL : Vous pensez que ce sont surtout les hommes qui fonctionnent comme cela ? 

J-P L : Non, il n’y a pas que les hommes qui fonctionnent comme cela. Encore que ! Je me demande quand même si le fonctionnement est le même chez ce qui devrait alors s’appeler « une femme sans gravité ». La division qui est d’emblée toujours la sienne, la met peut-être un peu à l’abri. Pour le dire en termes analytiques : sa dimension « pas-toute phallique » la met un peu à l’abri de devoir être dans ce phallicisme forcené en même temps qu’inopérant pour ce qui est d’y trouver sa consistance. Il faudrait développer cela mais ce qui est certain, c’est que, quand une femme a un rapport à un homme pris dans ce processus, ce n’est pas simple pour elle, parce qu’elle ne sait pas où il est, ni donc non plus où elle se trouve.

CL : Je vous le confirme ! 

J-P L : Alors que lui, il peut s’y retrouver. On évoque souvent, par exemple, que sur internet, ce sont les femmes qui se font, davantage que les hommes, piéger dans les rencontres. Ca tient à cela. Les femmes attendent quelque chose d’un engagement même minimal ; alors que l’homme qui fonctionne comme cela n’attend qu’une chose : avoir son attente assouvie. Un point, c’est tout ! L’absence de non-rapport sexuel est renforcée, évidemment, dans ce type  de dynamique. « Luc était arrivé saoul chez moi. T’es qui ? je ne me souviens plus de ton nom, m’avait-il répété avant de s’écrouler sur mon canapé où il avait passé la nuit à zapper tandis que je ruminais ma soirée ratée. En réalité, c’est le contraire a-t-elle repris. Ce qu’il voudrait passionnément, c’est garder quelqu’un avec lui pour toujours, fusionner. Mais comme il a le souvenir sauvage ou mélancolique jamais oublié du moment où il faut se séparer, où on ne peut pas faire autrement, il l’anticipe, il le suscite, il le provoque. Oui, c’est cela, un provocateur, c’est ce qu’il est, un provocateur de sa propre ruine. Un stimulateur de rien. Il ne fuit pas le rapport avec autrui, pas exactement. Il cherche l’absence de rapport qui suivra. Tout ce qui pourrait marcher, il le paralyse, tout ce qui pourrait s’épanouir, il l’étouffe, tout ce qui pourrait demeurer il le chasse. Il trahit tout, sa parole, ses amis, ses proches. Ses proches ? Il n’a ni proche ni prochain, il n’est fidèle à rien qu’à son malheur. Il entraîne les autres dans sa chute mais sans le vouloir, sans le décider, comme dans cet accident qu’il a raconté. Si il a tué quelqu’un, il ne l’a pas fait exprès, il n’a pas de volonté de nuire aux autres, simplement il n’y pense pas. La place du mort, c’est la sienne. On peut comprendre qu’il veuille y échapper. Il fuit en avant, il bouge tout le temps, il déplace la frontière du néant, il passe, oui, il ne fait que passer, il outrepasse, il passe outre, il outrage sans cesse, rien ne l’arrête. »

CL : C’est cette question de la limite, de passer outre. 

J-P L : Je suis presque un peu gêné de trouver tout cela dans un roman ! Et puisque vous vous situez du côté de l’autofiction, ce n’est pas un personnage inventé ! C’est d’autant plus intéressant. Vous avez rencontré un « homme sans gravité » !

CL : Je crois même que j’en ai enlevé un petit peu. Parce que j’avais peur que cela ne soit pas vraisemblable. Déjà ainsi, beaucoup de lecteurs me disent que ce n’est pas possible.

J-P L : Il y a deux choses pour aller un petit peu plus loin, deux traits fondamentaux : l’enfant. C’est un enfant dans un corps d’adulte. Et c’est un sujet qui a surtout rapport à la mère et qu’à la mère.

CL : C’est aussi cette enfance qui fait son charme.

J-P L : Avec le côté fascinant : c’est encore un enfant. Lacan a dit un jour qu’il était resté un enfant de cinq ans. Oui, c’est vrai, mais je crois qu’en même temps, il était complètement torturé comme tous les adultes. Donc il n’était plus un enfant. Tandis que votre personnage n’est pas un être torturé, mais torturant. Enfin, pas torturé, c’est peut-être aller un peu vite, car il est quand même très mis à mal. Mais c’est un enfant qui n’arrive pas à assumer une peau d’adulte. C’est « un homme sans parole » comme vous l’écrivez : Quel homme aurait-il été sans cette fêlure ? Il n’est pas cassé, il est fêlé. Il n’est pas fou, il est comme fou mais il ne l’est pas. C’est cela qui est d’autant plus troublant, parce qu’alors l’altérité de la folie n’a plus le visage d’une altérité dont je peux me dégager, que je peux rejeter loin de moi tellement elle m’est étrangère. Ici, toutes les choses qu’il pousse à l’extrême, nous les partageons un peu, nous les connaissons. On ne sait donc pas au nom de quoi mettre tout à coup une limite, inscrire une différence.  L’autre jour, par exemple, dans une supervision, on me raconte que des parents amènent leur enfant chez une orthophoniste depuis un an, d’une part jamais à l’heure – l’heure étant une contrainte qu’ils n’avaient pas intégrée – mais en ne sachant même pas à quel thérapeute de l’équipe ils amènent leur enfant (il s’agissait d’une petite équipe). Les parents ne reconnaissaient pas l’orthophoniste ! Vous pensez que les thérapeutes se sentaient annulés dans leur position subjective, voire même méprisés par ces parents. Je crois pourtant qu’il ne faut pas y voir du mépris mais plutôt le signe de gens qui n’ont pas inscrits l’altérité dans leur tête ; ceci a des effets de violence, mais ce n’est pas d’office violent. C’est l’indice de vies qui ont pu se construire sans confrontation à l’altérité, au point de ne pas mémoriser les traits de celui ou celle à qui ils ont affaire. L’autre ne s’est pas inscrit, n’a pas de place. Ils fonctionnaient, ces gens, comme votre personnage ! On rencontre de plus en plus de gens comme cela, construits dans le discours courant.

CL : Pour vous, l’explication tient dans une perte du nom du père, et de ses repères ?

J-P L : Nous sommes en difficulté sur un point très précis : dans son travail pour grandir, l’enfant doit rencontrer quelque chose qui vienne l’entamer, lui mettre une limite, et cette limite ne peut pas être que réelle. Il convient qu’elle soit symbolisée. Pour cela, il faut qu’il rencontre, qu’il en passe par quelqu’un qui incarne la Loi du langage qui est la nôtre. Or ce quelqu’un aujourd’hui est souvent en difficulté pour accepter de donner sa chair à cette Loi, et de ce fait n’est souvent plus effectué le travail d’entame. On a souvent à cette place aujourd’hui des gens gênés, voire empêchés de faire ce boulot. L’enfant pour qui ne s’est pas inscrite cette entame, quand il grandit, il profite de tout le discours social pour récuser celui qui viendra prendre le relais, comme par exemple l’enseignant. On peut donc grandir aujourd’hui dans l’illusion de rester inentamé par l’autre. Conclusion : il ne connaîtra pas l’altérité, l’autorité, n’en parlons même pas ; et, il ne connaîtra pas non plus l’antériorité, la temporalité. Il sera tout à fait en panne du coup de ce côté-là. Je pense qu’il ne faut pas le voir comme quelque chose d’irréversible et d’irrémédiable, mais encore faudra-t-il qu’il rencontre quelqu’un qui soit à même de l’amener à repérer que ce fonctionnement le met dans une impasse.

CL : Et, en même temps, cela n’empêche pas de vivre, de travailler.

J-P L : Pour ce qui est de travailler, il peut très bien se débrouiller car cela peut être compatible à la limite avec certains boulots, par exemple d’ingénierie informatique. Où cela pose problème, c’est dans l’intimité, dans la relation avec l’autre. Je pense que ce type de fonctionnement était plutôt rare avant, alors qu’aujourd’hui il s’avère de plus en plus fréquent.