Entre parité et différence dans la relation homme-femme
04 février 2014

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MELMAN Charles
Rue des Archives



Je regardais l’autre jour un livre qui date de 1860, livre de Jules Michelet, le grand historien, qui s’intitule tout simplement, La femme. En 1860, Jules Michelet disait ceci : \ »il se passe un phénomène étonnant mais les hommes et les femmes sont en train de s’organiser en troupes séparées qui se font la guerre et sont hostiles.\ »

Donc, dès 1860, ce phénomène auquel nous assistons aujourd’hui, phénomène de ségrégation entre ceux qui seraient d’une part les bonshommes et de l’autre côté les dames, ce phénomène de ségrégation était déjà à l’œuvre. La question pour nous étant la suivante : estimons-nous, premièrement, que cette ségrégation, cette guerre des sexes à laquelle nous assistons, est susceptible de rendre plus satisfaisantes nos existences et les rapports entre nous ou bien estimons-nous que, au contraire, cette organisation des hommes et des femmes, en troupes séparées rendues homogènes où chacun des membres est devenu identique, semblable, le même que les autres, répond à la difficulté entre les sexes, difficulté manifestement présente dans notre culture depuis que nous avons des traces écrites.

Il suffit de se référer aux auteurs de l’Antiquité et en particulier à ceux qui écrivaient la Comédie, en Grèce, ou bien en Italie, pour savoir que le problème de la guerre des sexes, par exemple avec Aristophane et sa pièce Lysistrata, qui met en scène la grève que faisaient les femmes pour justement protester, affirmer leurs droits face aux hommes, eh bien que déjà dès le départ ce malaise entre hommes et femmes était présent.

La question qui peut se poser à nous aujourd’hui, c’est de savoir si nous avons affaire, ce qui semblerait quand même bizarre, à un fait de nature autrement dit contre lequel nous serions impuissants, ou s’il s’agit d’un fait de culture et d’une culture comme on le voit même ante-religieuse, précédant la religion. Si c’est un fait de culture s’agit-il là encore d’une mauvaise interprétation de la place, de la position, de la fonction de la nature des hommes et des femmes, ou bien s’agit-il d’un dispositif culturel incontournable ? C’est la question qui mérite d’être posée depuis que la psychanalyse, depuis cent ans, existe ; cela à propos de ce thème qui nous rassemble ce matin et sur lequel on peut dire que Freud n’a pas parfaitement conclu.

Il a conclu avec un certain pessimisme et en particulier une conception de la féminité qui n’est pas spécialement à son avantage. Cette position de Freud a été légitimement critiquée par les mouvements féministes qui d’ailleurs souvent sont partis des assertions de Freud, pour les contester. Légitimement. Il se trouve que l’un de ses continuateurs, celui dont se réclame notre école, notre enseignement, le dénommé Lacan, a estimé pour sa part que le malaise, le défaut de rapport correct, compatible, parfaitement satisfaisant entre homme et femme, était la source majeure du malaise dans la culture et qu’un certain nombre de conséquences sociales, latérales, s’en trouvaient ainsi déterminées. Il convenait donc de s’attarder sur le fait de savoir si nous avions à continuer à entretenir cette sorte de préhistoire qui nous condamne au malheur et à la guerre des sexes ou bien s’il est possible, sans pour cela venir prêcher quelque utopie ou bien s’engager comme prophète d’une nouvelle cause, ou bien s’il est possible d’apprécier les conditions structurales qui rendraient possible un meilleur ajustement de la relation entre hommes et femmes.

À propos de la parité, pour commencer par ce terme, il y a une constatation que nous sommes obligés de faire et qui est plus étrange que sa simplicité ne le propose. Cette constatation c’est qu’il n’y a pas de société humaine qui ne soit marquée en son sein par une disparité. Il n’y a pas de société humaine qui ne vienne se séparer non pas, entre hommes et femmes, mais entre ceux qui savent, qui sont les maîtres, et puis les autres, qui écoutent comme vous ici aujourd’hui, par exemple, et qui auraient à être enseignés. Et cette disparité est constitutive de façon parfaitement imprévisible mais cependant permanente, constante, dans tout groupe humain. Autrement dit, la parité, l’homogénéité de ces groupes humains, y compris monosexués, cette parité n’est jamais, jamais, à l’œuvre. Voilà ce qui semble-t-il est assez surprenant. Vous pouvez constituer n’importe quel groupe que ce soit et avec quelle force, même lorsque ce groupe au départ est animé par un projet identique et des intentions semblables, une volonté commune, un objectif bien défini,  inévitablement ce groupe va se diviser entre d’une part les maîtres, les dépositaires du savoir, et puis les autres qui sont là dans l’attente justement d’être enseignés, d’être guidés ou bien qui sont contents d’être ainsi guidés.

L’une de nos revendications bien générale est celle de la liberté. Si vous faites un peu attention – j’espère que je ne viendrais contrarier sur ce point trop d’auditeurs dans notre assistance –, mais si vous faites un petit peu attention à ce point, vous constatez que, en réalité, la liberté  est volontiers vécue de façon redoutable. Le fait d’avoir à disposer de sa vie selon ses propres critères à soi n’est pas facile et le plus souvent c’est bien exceptionnel. Nous constatons plus souvent cette aspiration à trouver celui dont le savoir ou la maîtrise ou le talent ou le charisme, ce que l’on voudra, sera susceptible d’indiquer la voie à suivre. Et puisque nous nous intéressons évidemment aux jeunes, nous pouvons voir très facilement comment un certain nombre de jeunes aujourd’hui se trouvent, du fait du déclin des idéologies et du déclin du pouvoir familial, se trouvent livrés à leur liberté. Ils sont libres, et ça n’est pas pour eux source de facilitation dans l’organisation de leur existence et en particulier quant à la détermination de ce qu’ils veulent, de ce qu’ils souhaitent, du chemin qu’ils voudraient prendre. Donc, j’en reviens à ce qui était mon point de départ : cette disparité constitutive dans tout groupe humain se trouve pour des raisons qui sont aujourd’hui éclairées, en tout cas  cette disparité entre maîtres et sachant et puis ceux qui écoutent, les élèves, les adeptes, ceux qui suivent, cette disparité est automatiquement produite chaque fois que se constitue un groupe humain. Cela  n’empêchera pas les membres dudit groupe humain de revendiquer la parité c\’est-à-dire de supporter cette disposition comme une injustice, comme un dol, comme un dommage et sûrement à juste titre. Mais cette réclamation, cette contestation, fait elle-même partie d’un dispositif qui ne cesse de se répéter. Je raconte souvent, je donne souvent cet exemple que certains d’entre vous doivent avoir pu vérifier dans leur entourage ou dans leur pratique, si vous prenez des jumeaux homozygotes, parfaitement identiques, indiscernables, la maman doit leur mettre un ruban de couleur différente pour arriver à les discerner, eh bien entre eux, entre eux, il y aura une disparité : l’un se présentera, sera vécu en position de maîtrise et puis l’autre sera présenté, se vivra comme le suivant, comme celui qui est en position d’obéissance au premier. Le plus étrange c’est que celui qui aura le plus à souffrir de la disparition de son semblable apparent, semblable en apparence, sera non pas celui qui est en position d’infériorité, dans le cas de ces couples homozygotes, mais celui qui est en position de maîtrise, le chef. Si son frère, sa sœur, vient à disparaître, c’est lui qui s’engage dans un épisode de malaise, d’épisode dépressif, comme s’il avait besoin pour faire reconnaître sa maîtrise, comme s’il avait besoin justement de ce témoin.

Aujourd’hui, où la question vient, fait débat social, fait débat public, dans les couples homosexués, autrement dit réputés justement organisés par la similitude des partenaires, cette disparité est incontournable, autrement dit pas moins dans les couples homosexués ne va s’établir cette différence, entre l’un qui sera dominant et l’autre le dominé pour prendre ces qualificatifs qui viennent de l’éthologie, qui viennent du monde animal, mais c’est ainsi que ça se distribuera. Et je dis bien, aujourd’hui, nous sommes éclairés sur les raisons qui font, qui organisent ce type de destinée.

En ce qui concerne cette disparité entre homme et femme, elle a une singularité qui mérite à mon sens d’être relevée et d’être mieux étudiée. On oublie, c’est étrange que si facilement on l’oublie, que jusqu’au début du xxè siècle, il n’y a pas bien longtemps, les femmes étaient cantonnées dans un espace préservé, elles ne figuraient pas dans l’espace public, sur l’agora ; elles avaient leur espace à elles qui était l’espace domestique où elles avaient la charge, les charges que l’on sait, et en particulier celui de l’élevage des enfants. Et cette séparation dans l’espace, des hommes et des femmes, est présente déjà dès l’Antiquité grecque et romaine et il est remarquable que nos religions n’aient rien changé à cette affaire. Quand aujourd’hui, par exemple, nous sommes amenés à nous interroger sur la question de la légitimité du port du voile dans les espaces publics, nous sommes simplement devant le rappel de ce fait que pour une religion issue du monothéisme, là encore les femmes ont leur espace réservé et n’ont pas à paraître dans l’espace public, elles doivent y être effacées, invisibles, ne pas attirer le regard, à la limite ne pas être vues en tant que femmes. Il y avait donc cette séparation de l’espace, entre un espace public réservé aux hommes qui sont là non seulement pour palabrer mais qui sont là aussi éventuellement pour prendre leur plaisir sexuel avec les courtisanes, avec les étrangères, etc. et puis la charge domestique, la charge de cet espace, réservé aux femmes. Un événement qui a été la Première guerre mondiale, a fait qu’il a fallu mettre les femmes à la charrue et à l’usine, où elles se sont montrées vaillantes et tout aussi capables que leurs bonshommes qui, eux, étaient en train de se faire tuer sur le front. À la fin de la guerre 14-18, on les a renvoyées à leur foyer dans la mesure où cette fois-là il fallait repeupler la France, 4 millions d’hommes, la France dépeuplée, manquait cruellement d’hommes, on les a renvoyées dans leur foyer. Et puis, peu de temps après est survenue cette Seconde guerre mondiale qui a entrainé un formidable boom économique, après la guerre, ce que l’on appelle chez nous les Trente glorieuses, et où il fallait de la main d’œuvre ? Ce qui est plus à portée de main mais ne nécessite pas, n’entraîne pas les difficultés de l’immigration de travailleurs étrangers, il était évidemment plus facile de sortir les femmes de leur espace et, cette fois-là, de les introduire de plain pied dans l’espace public. À partir de ce moment, dans lequel nous sommes toujours, où les femmes se trouvent accomplir les mêmes tâches, les mêmes devoirs, les mêmes obligations, les mêmes contraintes, avec des réussites évidemment parfaitement semblables à celles des hommes, sauf que l’on pouvait profiter, si je puis dire, de leur ingénuité sur le marché du travail pour les payer moins. Mais ceci mis à part, il est bien évident qu’elles allaient se montrer tout aussi capables que leurs compagnons. Dès lors la question du féminisme, la question de la légitimité de leur présence, de leur parité, qui se trouvait dans le domaine, dans le champ du travail, parfaitement accomplie, réalisée, et maintenant dans le champ politique bien sûr, allait se poser de façon tout à fait nouvelle. Une façon nouvelle c\’est-à-dire bien entendu l’attente et l’exigence d’avoir des droits communs, ce qui est bien légitime, et surtout que soit abolie la différence entre homme et femme.

Il faut reconnaître que, venant d’un tout autre horizon, la question de cette différence entre homme et femme se trouvait alimentée par ce qu’il faut appeler, car c’est vérifiable quotidiennement, le déclin de la référence paternelle, du patrocentrisme. Notre religion, nos religions veulent que nous nous référions à un père organisateur, non seulement supposé organisateur non seulement de nos relations familiales et sociales, mais aussi de notre vie subjective.

Nous assistons à un long travail alimenté par, en particulier, des philosophes. Par exemple, pour en citer un, Michel Foucault dont toute l’œuvre, pour ceux d’entre vous qui vous y intéressez, dont toute l’œuvre a consisté à défaire cet arbitraire de l’autorité paternelle, avec un grand succès bien que jamais ce projet ne soit explicitement figuré dans ses œuvres, mais c’est ce qui alimente toutes ses œuvres. Il s’agit d’un déclin qui a commencé bien sûr avant lui et je rappelle à cette occasion  l’auteur que Lacan cite lui-même c\’est-à-dire Paul Claudel et sa trilogie, au théâtre, du père humilié et donc l’on peut attribuer à cette référence paternelle, le fait que homme et femme se trouvent engagés vis-à-vis de lui dans un même devoir, celui d’entretenir et de célébrer sa postérité.

Le devoir de tout couple est de perpétuer la lignée et cela en référence à cette autorité première à qui il est prêté de se réjouir de voir ses enfants croître et prospérer. Le fait de la mise en cause de cette autorité, et donc de ce devoir, se trouvait fatalement remettre en cause ce que homme et femme pouvaient reconnaître comme constituant pour eux-mêmes une loi morale, autrement dit de s’unir afin justement de perpétuer la lignée.

Il se trouve que c’est également dans ce contexte que les progrès remarquables de la biologie, la maîtrise des processus de fécondation, ont montré qu’alors que jusqu’ici il était universel que les groupes humains célèbrent une instance tutélaire supposée gardienne de la fécondité, cette fois cette fécondité, la capacité, la maîtrise de la fécondité, se trouvait attribuable non plus à un ancêtre, à un dieu mais se trouvait là tout bêtement dans les salles blanches des laboratoires et qu’aujourd’hui eh bien il est parfaitement possible de se dispenser de cette référence puisque nous sommes devenus les maîtres de la fécondité, de la fécondation, que nous n’avons à cet égard plus de devoir à rendre, plus de sacrifice à célébrer, y compris souvent celui de sa propre existence et de se résigner à avoir une existence serve, parce qu’il faut accomplir là son devoir à l’égard des Anciens. Tout ceci peut se régler par des procédures de laboratoire, y compris bien entendu quant au choix de l’âge où un couple ou une femme aura un enfant. Il y a aujourd’hui, et pour ceux d’entre vous qui avez une pratique thérapeutique il est fréquent que vous ayez affaire à des femmes, vaillantes, qui là se sont sacrifiées non pas à leurs tâches domestiques mais à leurs tâches économiques et sociales et qui, arrivées à l’âge de la quarantaine, s’inquiètent soudain de la possibilité qui leur resterait d’être mère et s’engagent dans des démarches souvent difficiles, souvent compliquées, pour pouvoir l’être. Ce progrès de la science a contribué à nous influencer ; comme souvent la science joue un grand rôle finalement dans nos déterminations éthiques, dans nos déterminations morales, elle rend possible ce que hier la morale interdisait, par exemple, du moment que c’est possible techniquement, on ne voit plus très bien pourquoi il subsisterait l’interdit moral.

Revenons à cette question de la distinction entre l’espace public, l’agora, et l’espace domestique, et le droit des femmes à paraître dans l’espace public. Là surgit une bizarre question. Ont-elles le droit, dans l’espace public, dans le champ de la réalité, dans le champ des représentations,  ont-elles le droit d’y paraître en tant que femmes ? En tant que mères, oui, elles sont légitimées. Mais en tant que femmes ? C\’est-à-dire en tant que susceptibles de provoquer et d’entretenir le désir. Ont-elles le droit d’y figurer en tant que telles alors que l’espace public semble justement construit sur le fait que ceux qui y figurent y fonctionnent comme si justement ils avaient fait le sacrifice du désir, comme s’ils étaient neutres, neutralisés à cet égard.

Il y avait, car ça appartient au passé, cette règle fondamentale qui était la pudeur et qui voulait donc qu’on ne se produise en société, dans l’espace public, qu’abstraction faite de ce qu’il pouvait en être de ses désirs sexuels ; l’espace réservé à ceux-ci étant un espace latéral, nocturne, en tout cas nullement exhibé. La question pour une femme, et qui reste assurément une question difficile, étant celle des insignes par lesquels elle peut se faire reconnaître dans l’espace public, sans pour autant risquer d’apparaître comme provocante, mais en même temps marquant son appartenance au registre de ce qui est le désir, de ce qui est désirable. Il y a là évidemment pour les femmes mais aussi bien pour leurs compagnons, une difficulté qui d’ailleurs n’est toujours pas forcément résolue, sauf peut-être chez des jeunes qui semblent avoir à cet égard franchi un pas. Mais en tout cas même pour ces jeunes, même pour ces jeunes-filles, une difficulté à faire que la légitimité de leur présence dans l’espace public ne soit pas confondue avec ce qui serait une attitude provocatrice et une invitation.

Sur ce sujet, existe une étrange difficulté dont le point, que je vais rapidement essayer d’aborder avec vous, peut être développé de la manière suivante. Ce point marque une rupture dans l’histoire de notre culture avec les conceptions traditionnelles ordinaires. Ce point, ce n’est pas moi qui l’invente, est tiré des enseignements de la psychanalyse post-freudienne, en particulier lacanienne. Il repose sur la constatation suivante : nous sommes tous persuadés, évidemment, qu’il y a deux sexes. C’est facile ça. Ça appartient au monde animal. Dans le monde animal, c’est le mâle et la femelle. Chez les humains, ça ne se présente pas ainsi pour les hommes et les femmes, même s’il pourrait y avoir tendance à projeter sur leur propre organisation ce modèle animal. Il y a donc cette idée que nous sommes séparés en deux sexes. Il est facile aujourd’hui de montrer qu’en réalité ces deux sexes ont évidemment le même référent ; ils ont le même agent, ils ont la même cause. Et ces deux sexes ne sont que deux distributions différentes de cette cause unique. Qu’on l’appelle paternelle, ou pas, ou qu’on l’appelle instance gardienne du désir, peu importe, qu’on l’appelle, comme Freud, libido ou qu’on l’appelle, comme Lacan, phallus. En tout cas, il y a une seule cause et qui fait que homme et femme sont tout simplement les deux figurations, les deux représentations de cette cause unique. Il serait d’ailleurs à ce propos tentant de penser, mais c’est une excursion que je ne vais pas mener bien loin, je la signale juste au passage, que l’invention du monothéisme a un certain rapport avec ça. Quand vous allez à Rome, vous avez le temple de Vesta et puis, à quelques centaines de mètres, vous avez le temple de la fortune virile ; il y a deux dieux différents pour les hommes et pour les femmes. Pour nous, il n’y en a qu’un. Et de telle sorte qu’à l’endroit de cette instance à laquelle, je viens de le dire, on peut donner le nom que chacun souhaite, selon sa propre détermination culturelle, selon son engagement religieux ou laïque, ça n’a pas d’importance, les deux sexes se trouvent à parité dans leur responsabilité à l’égard de cette instance, même s’il y a entre ces deux sexes une disparité des charges et une disparité des places. Il faut donc là penser tout simplement que cette disparité n’est que la représentation figurée d’une parité fondamentale. Autrement dit qu’homme et femme n’appartiennent pas à des troupes homogènes, éventuellement hostiles entre elles, ou pas hostiles, peu importe, mais qu’homme et femme sont les représentations identiques quant à leur accès au désir sexuel, représentations identiques d’une instance unique, d’une instance une. Autrement dit qu’il y a entre homme et femme une solidarité qui n’est pas seulement imaginaire, rêvée, utopique, etc., mais qui est une solidarité de structure. À cet égard, là encore ceux d’entre vous qui vous êtes penchés, introduits dans l’enseignement de Lacan, peuvent mieux saisir, mieux comprendre, tous les travaux de topologie qu’il a pu exhiber, à l’étonnement de ses élèves, ou à l’étonnement de jeunes psychiatres, de jeunes psychanalystes, de psychologues, des littéraires, des philosophes. On les plonge dans une géométrie surprenante qui ne correspond en rien à la géométrie intuitive, spontanée, qui est euclidienne car nous pensons tous sur le modèle euclidien. Et voilà ce bonhomme, Lacan, qui nous plonge, plonge ses élèves dans l’étude d’une géométrie surprenante, nouvelle, née avec le début du xxè siècle, la topologie, et qui va justement montrer le type De solidarité foncière dans leur relation au désir, à ce désir en tant qu’instance qui en est gardienne et une, de l’homme et de la femme. Autrement dit, le fait qu’ils ne soient pas des étrangers l’un pour l’autre, mais qu’une dimension originale, et dont l’importance n’a pas encore été pleinement appréciée, une dimension originale est ici nécessairement évoquée, c’est la dimension de l’altérité. Une femme pour un homme peut être Autre, ce qui ne la rend pas pour autant le moins du monde étrangère mais qui fait que son admission se heurte à ce fait qu’il y a pour les hommes une peur de l’altérité, de ce qui viendrait témoigner qu’ils n’ont pas une maîtrise parfaite de l’espace, qu’il y a des zones fondamentales essentielles, et en particulier justement gardiennes du désir, qui leur échappent, dont ils ne sont pas les maîtres, quelles que soient leurs prétentions, quelles que soient leurs exigences à cet égard. Ils préfèrent se servir du fait que les lois de l’échange des femmes font que, dans un groupe donné, une femme vient toujours de l’extérieur. C’est ça la loi, la condition humaine et qui la distingue radicalement de tout rapprochement avec le monde animal. On n’a jamais vu une société animale se livrer à l’échange des femelles ; le jour où vous verrez ça, vous serez fortement angoissés, vous vous direz : ils vont vraiment pas bien ceux-là, ils sont fous, mais qu’est-ce qu’il leur prend, c’est des malades, pourquoi ne prennent-ils pas les femelles qui appartiennent à leur propre groupe, c’est des détraqués, ça va à l’encontre de tous les principes d’une satisfaction simple et immédiate. Eh bien, justement, la condition humaine fait que nous sommes ces détraqués c\’est-à-dire que pour nous, l’humanité est liée au fait que les femmes ne sont pas prises dans le groupe familial mais viennent d’un groupe extérieur.

À partir de ce fait, il est évidemment très facile de vivre, aussi bien pour l’époux que pour l’épouse, une situation qui fera que ce sera le sentiment, l’idée que c’est la relation avec un étranger qui s’est imposée là, au détriment de la reconnaissance de cette altérité constitutive en réalité de la position féminine puisque dans les figurations idéales que nous pouvons avoir, une femme a à renoncer à servir la filiation de sa propre lignée à elle, celle de son père ; c’est bien ce qui rend complexe sa relation à son père, c’est une complexité que l’on retrouve en permanence chez toute femme, qu’elle a à renoncer à servir la filiation de son propre père pour venir servir la filiation, la poursuite de la lignée d’un autre.

Si nous nous intéressons à la philosophie à ses débuts avec Platon, il nous dira que la démarche philosophique et scientifique, c’est de transformer ce qui est autre, l’altérité, dans le même, le même à soi. C’est une exigence qui tient à la position de maîtrise, dont j’ai évoqué tout à l’heure comment elle venait spontanément se ressusciter dans tout groupe humain, et comment il y aura cette vocation de faire que l’autre se reconnaisse comme semblable au maître, identique à lui. Vous savez le type de problèmes moraux que cela peut poser à ceux qui expérimentent la situation de savoir s’ils seront bien justement fidèles à celui qui a été le maître de leur propre lignée. Mais vous trouvez cette exigence d’emblée présente au départ de la pensée philosophique, transformer l’autre dans le même à soi. Et vous voyez donc comment d’emblée se manifeste, on peut l’interpréter comme ça sans être trop abusif, cette angoisse du maître, de constater qu’il n’est pas maître de tout. Il y a un espace, l’espace Autre qui lui résiste. À cause du dispositif que je relevais tout à l’heure, une femme est éminemment représentative de cet espace Autre. Je crois que les quelques éléments que j’ai essayé de rassembler pour nous ce matin rendent compte de cette difficulté qui va être vécue par chacun pour résoudre, tenter de résoudre, ces hiatus, ces exigences réciproques, ces insatisfactions réciproques. Avec en outre puisque j’évoque le terme d’insatisfaction, vous faire remarquer ceci : nous sommes ainsi fabriqués, nous, dans l’espèce humaine, nous sommes des gens bizarres, nous sommes des gens bizarres parce que l’animal, – c’est bien ce qui nous fascine chez lui, c’est ce qui fait qu’on s’intéresse à lui – quand on a un animal domestique par exemple, ce qui nous fascine c’est qu’il nous donne la représentation parfaite d’une satisfaction accomplie et réussie. On ne va pas dire que l’animal a jamais rencontré ce qui serait … Il a tout le savoir et tous les moyens pour être parfaitement satisfait y compris dans le champ sexuel, champ dans lequel il est habituellement introduit de façon beaucoup plus mesurée que nous, de façon périodique tout à fait espacée, et puis une fois que c’est passé, que l’agitation est passée, il est tranquille, il dort. Et puis il ne se pose pas beaucoup de questions sur son identité, il est en général sûr de son identité.

C’est toujours amusant quand on voit le matin les braves maîtres être sortis par leur chien, comment les chiens se rencontrent avec une aménité qui est beaucoup plus grande, beaucoup plus sympathique que celle des maîtres entre eux n’est-ce pas ; ils sont contents de se rencontrer, de se saluer, vous me direz reconnaissants leur identité, mais quand il y a un petit chien et l’autre un molosse, ils se reconnaissent comme semblables, ils ne sont pas autre l’un pour l’autre, et puis ils se saluent, ils se félicitent.  

En ce qui nous concerne, notre système de communication n’est pas fondé de la même façon, il n’est pas fondé sur le signe. Un signe c’est ce qui représente quelque chose. Voilà. Et quand vous promenez votre chien, vous voyez tout de suite que ce qui l’intéresse, c’est les signes des choses qui viennent lui rappeler, justement, son existence, le fait que le monde canin existe, il y a du monde canin, il n’est pas seul, d’accord, il y a les traces, il y a les signes du monde canin qui sont là. Nous, notre système de communication est fondé sur le signifiant, c’est les mots. On nous apprend toujours le rapport du mot et de la chose. Ce n’est pas compliqué, c’est comme ça qu’on apprend le langage aux enfants. Les enfants comprennent très vite, parce qu’ils sont intelligents avant qu’on les abrutisse, ils entendent très vite que les mots veulent dire autre chose, beaucoup plus que la chose qui est là présente. Et c’est ce qui est susceptible de développer leur intelligence c\’est-à-dire que nous, en tant qu’animaux, nous avons affaire au signifiant. Et le signifiant n’a pas de rapport avec, je peux dire, l’objet. Le signifiant renvoie à un autre signifiant de telle sorte que – et c’est ce que la psychanalyse a pu montrer – il y a du même coup une perte fondatrice de l’objet, une perte fondatrice puisqu’elle va être celle, cette perte, qui va entretenir le désir, justement. Le désir n’est pas un besoin, un besoin de satisfaction, n’est pas une demande de satisfaction, ça a son caractère propre et en particulier ça peut être le désir d’un désir par exemple, le désir de désirer. Et ce qui fonde le désir c’est l’insatisfaction.

 Je m’amusais l’autre jour à faire remarquer que le mot « désir », savez-vous d’où il vient. Y a-t-il parmi vous quelqu’un qui a fait un petit peu d’étymologie ?  Desideratio.  Desideratio, veut dire  « de », le « de » privatif et puis le mot qui en latin veut dire « astre ». Et le désir, c’est ce qui veut dire qu’on a perdu l’astre, ce qui était l’objet le plus brillant, le plus beau, le plus cher, ce que Freud a cru devoir théoriser avec le complexe d’Œdipe fondateur justement de toute l’organisation subjective et des rapports humains. Donc si le désir a pour étymologie la perte de l’astre, vous voyez que la traduction du désir c’est le désastre. Autrement dit, quelque chose qui lie l’entretien de l’insatisfaction à l’entretien du désir. Ça c’est très embêtant. Puisque nous nous plaignons en quelque sorte en permanence de la condition qui est justement celle qui se trouve entretenir le désir. Et si en plus ce lieu d’entretien du désir se trouve être sacré c\’est-à-dire réputé habiter par le dieu ou les dieux auxquels on attribue bien entendu le fait de régir, d’être le gardien du désir, eh bien il est bien évident que nous sommes amenés à entretenir l’insatisfaction comme sacrée et comme nécessaire à cela dont même nous venons nous plaindre, mais en tant que c’est la condition du désir. C’est très embêtant.

Pour vous livrer une confidence, il y avait de nombreuses particularités dans le comportement de Lacan et, pour ceux qui l’approchaient, des surprises dans ce qui était son comportement, son attitude. Mais il y a une chose qu’il ne supportait pas, au premier degré, c’était justement l’entretien de l’insatisfaction. Pourquoi ? Est-ce que ça veut dire qu’il était un libidinal, un jouisseur, quelqu’un qui estimait qu’il y aurait à s’offrir tous les plaisirs, accomplir tous ses désirs ?

C’était pourtant quelqu’un dont on peut reconnaître qu’il a passé sa vie de façon très bénédictine c\’est-à-dire en la consacrant intégralement à son travail ; il avait de  rares pauses pour ce qu’on appelle les vacances. Le jeune qui arrive comme ça et l’observe, le jeune qui vient avec bien entendu une fraîcheur morale s’étonne de voir de quelle manière Lacan qui cependant était respectueux des lois, ne se comportait absolument pas de façon méprisante ou anarchiste, etc., pas du tout, il respectait parfaitement les lois de la cité et aussi les lois morales, mais cependant vis-à-vis de l’entretien de l’insatisfaction, il estimait que c’était un abus, cet entretien de l’insatisfaction, pour la raison suivante puisque l’entretien de l’insatisfaction c’est la présence permanente du sacrifice chez chacun d’entre nous, même si ce sacrifice n’est plus socialement codifié.

On sait que dans les sociétés antiques, pour le sacrifice, on prenait les douze plus beaux jeunes gens de la ville et puis hop on les envoyait périr pour satisfaire le dieu, et voilà. Le sacrifice laïque n’a absolument pas cessé dans notre société, il opère chez chacun. Et l’attitude de Lacan était là pour dire en quelque sorte : mais vous n’avez pas besoin d’entretenir le sacrifice parce qu’il s’entretient de lui-même ; il s’entretient de lui-même dans la mesure où vous êtes des créatures parlantes, donc des créatures prises par le langage et que le langage, du fait même qu’il est votre système de communication, porte avec lui ce sacrifice, c’est à  l’intérieur de lui que vous fonctionnez et ainsi il suffit que vous parliez, pour ce sacrifice le célébrer, et en quelque sorte lorsque vous en rajoutez, c’est que justement vous ne faites pas confiance à la loi, aux lois du langage.

Ces points sur lesquels vous voulez bien là ce matin m’entendre sont en quelque sorte ceux qui font la leçon, s’il y a une leçon à tirer de l’enseignement de Lacan. Car il est inévitable que, comme tout enseignement, il provoque des réactions ordinaires dans la constitution des groupes qui se réclament de cet enseignement et qui voudront spontanément reconstituer cette division entre maître et serviteur, entre sachant et puis élève. C’est vrai qu’il y en a dans un groupe ceux qui savent plus que les autres, il est possible que par exemple en ce qui me concerne et compte tenu d’un parcours qui se trouve déjà prolongé, qui se trouve déjà un peu long, il est possible que j’en sache plus que d’autres, mais le problème c’est la façon dont à l’intérieur d’un groupe ça vient fonctionner. Je sais par exemple, d’expérience, puisque ça fait plus de cinquante ans que je me trouve participer – je prends un terme neutre –, participer au milieu psychanalytique, j’ai pu voir comment dans ce groupe qu’on pourrait penser informé et élitiste, formé des plus avertis, formé des meilleurs, se reproduisaient inévitablement les phénomènes sociaux dont je parlais tout à l’heure. Comment ce groupe va se porter à la recherche d’exigences d’un savoir qui le guiderait de façon automatique et sans qu’il ait besoin de réfléchir ni de se situer ni d’analyser comment va se reproduire cette distinction entre maître et Et puis comment dès lors ce qui constitue l’apport parfaitement original et fragile de la psychanalyse, ce que je viens très rapidement de parcourir avec vous, va se trouver effacé, va se trouver aboli, et qu’on va se trouver dans un groupe pris dans la dynamique ordinaire du conflit pour les places, pour les honneurs, pour la reconnaissance, pour la dignité, pour les médailles.

Il se trouve, et je vais conclure là-dessus – ce sera peut-être un petit rappel pour ceux qui ont entendu parler de cette histoire – Lacan avait fondé une procédure pour déterminer ce qui pouvait être considéré comme fin d’une cure psychanalytique. C’est une question qui n’est pas facile. À quel moment estime-t-on que quelqu’un effectivement a fait une analyse de telle sorte qu’il se trouve avoir accompli l’acte par lequel, non pas, ce n’est pas un problème de guérison, mais par lequel il se trouve avoir accès, indépendamment de sa névrose ou des fixations de sa névrose, à ce qui est justement la spécificité tout à fait singulière de l’enseignement que je viens cursivement d’évoquer pour vous. 

Habituellement, cette reconnaissance de celui qui a fait, accompli une analyse et qui donc peut prétendre à la position d’être psychanalyste lui-même, se fait ordinairement par une espèce d’accord tacite entre les responsables du groupe : oui, on trouve ce gars-là ou cette dame, sympa, bien, pas trop agité, pas trop excentrique, disant des choses raisonnables, pas embêtant, il ne faut pas être embêtant dans un groupe, normal quoi. Lacan a fondé, avait fondé une procédure qu’il appelait la procédure de la passe, c’est ça le nom, la passe. La passe. Ce n’est pas beau, le terme “passe”. Les équivoques. Faire une passe. La procédure de la passe. Elle avait pour originalité la chose suivante :  le candidat qui venait faire état de ce qu’il estimait être la fin de sa cure,  en faisait état non pas directement à un jury élu par le groupe ; il en faisait état auprès d’un autre membre du groupe, un autre analysant, qui lui-même s’estimait être en état d’avoir terminé sa cure et c’était cet autre analysant à qui le premier avait fait état de ce qu’il estimait, des éléments qu’il estimait représentatifs de sa fin de cure, c’est cet autre analysant qui allait en faire l’exposition devant un jury donc élu par le groupe. Il a fait cette proposition en octobre 67, le 9 octobre 67. Ça s’est passé dans les caves de l’hôpital Sainte Anne parce que la chapelle qui était le lieu ordinaire des réunions – à Sainte Anne il n’y avait pas d’autre salle collective que la chapelle, c’était comme ça, la chapelle était en réfection –, donc ça s’est passé dans les sous-sols, ce qui pour des psychanalystes est évidemment un endroit privilégié. Lacan a présenté son projet devant le groupe, ça a soulevé dans toute la nomenclatura Du groupe, qui s’appelait l’Ecole Freudienne de Paris – Lacan n’avait pas dit association, mais école, c\’est-à-dire un lieu où tout le monde s’enseigne, où tout le monde a à s’enseigner – ça a provoqué parmi donc l’élite de cette école, un tumulte, une révolte, une insurrection, puisqu’elle faisait perdre à cette élite le privilège de la nomination. Et je dois dire que c’était très instructif, c’était à la fois déplaisant, bien sûr, voire douloureux parce que cette révolte était souvent suscitée par des collègues, des amis très proches, des gens avec qui l’on travaillait, etc. et qui ont donc préféré scissionner, se séparer, partir, plutôt qu’accepter une procédure qui se trouvait les priver de ce pouvoir de nomination, c\’est-à-dire pour chacun d’entre eux de pouvoir nommer ses propres élèves, pouvoir entretenir sa propre écurie. Eh bien, je peux vous dire, c’est à la fois, évidemment des expériences douloureuses, ça l’a été pour Lacan, mais en même temps passionnantes, passionnantes parce qu’elles étaient en quelque sorte la vérification expérimentale, c’était les travaux pratiques, qui montraient la force des structures traditionnelles. Et donc la difficulté, effectivement, à faire que ce qu’apporte la psychanalyse, car elle apporte des changements, des ouvertures, des déplacements, que soit accepté, dès lors que ça vient déranger, ce qu’il faut bien appeler l’ordre social spontané et exigé.

Voilà. Je vous remercie pour votre attention et j’espère que je n’ai pas été trop spécialiste et que j’ai pu, enfin j’ai tenté en tout cas de vous faire entendre ce qui est en jeu dans cette affaire qui n’est pas encore tout à fait terminée.