En quoi la topologie des noeuds borroméens déplace-t-elle la question du sujet ? (I)
18 juillet 2011

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LANDMAN Claude
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En quoi l’écriture du nœud borroméen, ou la topologie du nœud borroméen, déplace-t-elle la question du sujet ? C’est une question difficile, d’autant plus que je vais me limiter au séminaire que nous avons mis à l’étude cette année, le séminaire Les Non-dupes errent.

Avant d’envisager avec vous en quoi, dans le séminaire que nous étudions cette année, l’écriture du nœud borroméen déplace la question du sujet, je vous propose que nous nous arrêtions sur la tentative qui fut celle de Lacan, d’établir de manière rigoureuse le statut du sujet sur lequel la psychanalyse opère. Tentative qui répond à mon sens à la question que Freud se posait dans les termes suivants : comment situer l’inconscient sans le transformer en une seconde conscience ? Comment rendre compte du sujet de l’inconscient, en tant qu’il fait entendre la dimension du désir articulé dans l’Autre, sans l’identifier au sujet de la connaissance ? C’est-à-dire à un sujet qui serait en mesure d’articuler le désir inconscient dans un énoncé au titre d’un je (j-e, pronom personnel) ? Ou encore, comment situer le sujet De l’inconscient sans lui supposer une substance, sans en faire un sujet dans l’inconscient ?

Ce que je vous dis là a été l’enjeu – vous pourrez vous y reporter à partir de la correspondance qu’ils ont échangé – du débat entre Freud et Jung. Jung a identifié un sujet dans l’inconscient, ce à quoi Freud s’est toujours refusé. Autrement dit, comment distinguer le sujet auquel nous nous référons dans notre pratique de psychanalyste, du sujet qui est celui de la tradition philosophique ou religieuse ? Je vous renvoie sur ce point au texte des Écrits, à Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien.

Afin de marquer cette distinction radicale du sujet de l’inconscient d’avec le sujet philosophique (sujet philosophique qui est le sujet de l’Autre de la connaissance), Lacan opère dans La science et la vérité, autre texte des Écrits, une mise au point décisive. Je vais citer Lacan un peu longuement :

Dire que le sujet sur quoi nous opérons en psychanalyse ne peut être que le sujet de la science, peut passer pour un paradoxe. C’est pourtant là que doit être prise une démarcation, faute de quoi tout se mêle et commence une malhonnêteté que l’on appelle ailleurs objective ; mais c’est manque d’audace et manque d’avoir repéré l’objet qui foire. De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables.

Si vous en êtes arrivés à la troisième leçon (leçon du 11 décembre 1973) – je fais là une incidente – vous savez que Lacan évoque ceci à propos d’un énoncé assez remarquable et un peu énigmatique sur lequel je pourrais revenir – il évoque ceci : c’est que la réponse de l’inconscient implique le sans pardon et même sans circonstance atténuante puisque, nous dit-il : ce que vous faites sait (s-a-i-t), mais on peut l’entendre dans l’équivoque aussi bien c’est (c ’e-s-t), puisque ce que vous faites sait, ce que vous êtes, sait vous. Autrement dit, quoi que vous fassiez, c’est strictement déterminé et ça correspond à une réponse de l’inconscient dont vous êtes responsables. Même si ce que vous faites sait ce que vous êtes, vous-même ne le savez pas, à moins d’être allé au terme d’une psychanalyse. Je ferme la parenthèse.

Quoi qu’il en soit, – je reprends la citation de La Science et la vérité  je pose que toute tentative, voire tentation où la théorie courante ne cesse d’être relapse, d’incarner plus avant le sujet – c’est-à-dire plus avant que dans le sujet de la science –, est errance, toujours féconde en erreur.

Vous entendez bien là ce que je vous disais précédemment, que Lacan poursuit son questionnement, puisque dès la première leçon des Non-dupes errent, cette question de l’erreur et de l’errance, il la repose en distinguant l’iter (voyage) de l’iterare, de la répétition, et le titre même du séminaire renvoie à cette problématique de l’erreur et de l’errance : les non-dupes errent, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas dupes de l’inconscient, dupes de la structure, errent. Dupe de l’inconscient, ça veut dire aussi bien – comme il l’évoque ici – accepter d’être responsable d’un savoir qui nous anime et qui est insu de nous-mêmes. C’est une position éthique forte : accepter d’être responsable d’un savoir qui sait ce que nous sommes et que nous ignorons. Et il poursuit après ce passage donc que je répète :

Incarner plus avant le sujet  que dans le sujet de la science – est errance, toujours féconde en erreur, et comme telle fautive.

C’est une faute, une faute éthique, surtout qu’il fait référence ici aux psychanalystes qui ont incarné le sujet plus avant que le sujet de la science, et il va le dire tout de suite : Ainsi de l’incarner dans l’homme, lequel y revient à l’enfant.

Comme Lacan l’avance un peu plus loin, le principe est maintenu qu’en psychanalyse, un seul sujet y est reçu comme tel, celui nous dit-il, qui peut la faire scientifique.

Alors peut-on dire pour autant que la psychanalyse soit une science ? Et sinon, si elle n’est pas une science, en quoi se distingue-t-elle de la science dès lors qu’elle opère sur le même sujet ? C’est une question qui mérite d’être posée.

À la suite de Lacan, je crois qu’on peut dire que la psychanalyse n’est pas une science. Pourquoi ? En ceci – c’est la réponse que je vous propose – que ce que la science forclôt, rejette, c’est précisément que le sujet de la science, qui se réduit comme vous le savez à une pure écriture littérale, c’est-à-dire à des formules, à des algorithmes faits de variables, les lettres susceptibles de prendre un certain nombre de valeurs dans les fonctions auxquelles elles se réfèrent… (C’est ça les petites lettres des formules scientifiques, ce sont des variables, j’espère que je ne dis pas de bêtises ? Bon, je vois que quelqu’un qui est ici et qui a une formation scientifique me le confirme. Non mais c’est important, parce qu’après tout, on n’est pas à l’abri de s’engager sur la voie de l’erreur – comme nous le rappelle Lacan – ou de l’errance.) Donc, ce que le sujet de la science…, c’est-à-dire que ce que la science forclôt, c’est que le sujet de la science est un effet dans le Réel de l’articulation signifiante. Ça je crois que c’est forclos par le discours scientifique, c’est rejeté, c’est oublié pour être plus précis, mais c’est un oubli qui a été jusqu’au rejet, à la forclusion de cet effet dans le Réel de l’articulation signifiante, au sens où le sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Ce que la science forclôt, c’est cette référence au sujet qui parle et qui à ce titre introduit, introduit quoi ? Au titre que c’est un sujet qui parle, il introduit la dimension de la vérité. Vérité qui se fait entendre précisément à travers les différences manifestations du sujet de l’inconscient sous la forme du retour du refoulé, et vous savez que Lacan donnera du retour du refoulé la définition suivante : le retour du refoulé c’est la lettre, la petite lettre qui est du même ordre que la lettre des formules littérales de la science, sauf que la lettre en question, quand elle fait retour sous différentes manifestations du sujet de l’inconscient : le rêve, le lapsus, l’acte manqué, le mot d’esprit et le symptôme, eh bien la lettre qui fait ainsi retour, n’est pas moins une variable que dans le sujet de la science, sauf qu’ici la lettre, les lettres, renvoient au désir du sujet.

J’essaie d’avancer, c’est difficile de tenter de situer d’une manière juste, d’une manière correcte, pourquoi Lacan dit que le sujet de la science est le sujet de l’inconscient ? Ce sont les mêmes sujets et en même temps, on voit en quoi la psychanalyse se distingue de la science. Je vous propose cette articulation et cette distinction. Évidemment on pourra en discuter.

Pour Lacan, le sujet qui parle et sur lequel s’éprouvent les effets de la parole tout aussi bien, qui est celui auquel nous avons affaire dans la psychanalyse – je veux dire que concrètement une psychanalyse renvoie à ce sujet qui parle et sur lequel s’éprouvent les effets de la parole – eh bien pour Lacan, ce sujet qui parle est un sujet divisé – contrairement au sujet de la science qui ne l’est pas (il est forclos, mais il n’est pas divisé) ; c’est d’ailleurs pourquoi il s’impose sur ce mode vis-à-vis duquel nous n’avons pas de recours – divisé entre l’énoncé et l’énonciation, le dit et le dire, la pensée et l’être.

Je m’arrêterai un instant sur cette division entre la pensée et l’être, puisque comme vous le savez, cette division entre la pensée et l’être fait référence chez Lacan au cogito de Descartes, au fameux « je pense donc je suis », dont je vous fais remarquer qu’il est une pure articulation signifiante. Et c’est cette pure articulation signifiante, dès lors qu’à la suite de Descartes, la question de la vérité sera remise à la charge de l’Autre, qui permettra que s’écrive le sujet de la science.

Dans le séminaire La logique du fantasme, Lacan reprendra cette articulation du cogito cartésien, en tant qu’il est forclusion de la division du sujet, sous la forme d’un : « ou je ne pense pas ou je ne suis pas », ou encore « là où je suis je ne pense pas et là où je pense je ne suis pas ».

Sur le plan topologique, cette division du sujet renvoie à la coupure dans la topologie des surfaces, le sujet y étant figuré sous la forme de la bande de Moebius. Je vais vous proposer une citation de Lacan dans L’objet de la psychanalyse (c’est la leçon du 15 décembre 65) :

La bande de Moebius, c’est une surface telle que la coupure qui est tracée en son milieu soit elle-même une bande de Moebius.

Vous voyez ce redoublement de la coupure dans la bande de Moebius ! Pour ma part, je ne l’avais pas véritablement identifié comme tel.

Voilà la bande de Moebius dans son essence, c’est la coupure même. Voilà en quoi la bande de Moebius peut être pour nous le support structural de la constitution du sujet comme divisible.

Vous voyez ?

Dans le séminaire L’identification, Lacan nous propose un mythe qui vise à rendre compte du passage du signe qui représente quelque chose pour quelqu’un (le sujet de la connaissance le plus souvent, par exemple le signe de la maladie pour le médecin), au signifiant qui, lui, représente le sujet pour un autre signifiant. C’est-à-dire que ce à quoi nous invite Lacan avec ce mythe, c’est aussi bien à saisir la naissance du sujet comme effacement, comme absence, comme disparition, comme pur effet logique de l’articulation signifiante. C’est un point très important, c’est-à-dire que le sujet tel qu’il est représenté par un signifiant pour un autre signifiant, est un pur effet logique.

Alors, c’est quoi ce mythe ? Vous le connaissez, ce qui me permet de le reprendre en le résumant rapidement, vous le connaissez en tout cas pour ceux qui ont lu le séminaire sur l’identification.

Nous sommes, comme vous vous en souvenez sur l’île déserte en apparence où Robinson Crusoé a échoué, et ce cher Robinson aperçoit des traces de pas. Il ne s’y trompe pas, c’est le cas de le dire ! Ces traces de pas sont le signe de l’existence du personnage qui deviendra son compagnon, Vendredi. Nous sommes là dans le registre du signe, les traces de pas représentent quelque chose (ici un homme) pour quelqu’un (ici Robinson). Le signe dont il s’agit ici pourtant, la trace de pas, ne renvoie pas à la présence de l’objet, mais à son absence. Cette trace de pas est le signe d’une absence de l’objet. La trace de pas, même si elle n’est pas à proprement parler une marque, si elle reste dans le registre du signe, est déjà néanmoins à distinguer du signe que les animaux sont en mesure de reconnaître, dans la mesure où elle matérialise un signe séparé de son objet et comporte ainsi, cette trace de pas, une dimension négative. Dans l’ordre et le champ du signe naturel, nous sommes à la limite où il est à proprement parler le plus évanescent. C’est-à-dire que nous sommes à la limite de ce champ du signe naturel avec cette trace de pas, nous ne sommes pas encore dans le signifiant, nous sommes encore dans le registre du signe, mais à son point limite.

Si le signifiant au même titre que la trace de pas est le signe d’une absence – on verra tout à l’heure en quoi le signifiant est le signe d’une absence ; on pourrait dire que d’une certaine façon le signifiant est le signe de l’absence du sujet qu’il représente néanmoins pour un autre signifiant – donc si le signifiant au même titre que la trace de pas, est le signe d’une absence, il convient de reposer la question qui est celle de savoir comment nous passons de ce registre du signe à celui du signifiant proprement dit, de la trace à la marque qui permettra de reconnaître avec certitude que nous avons affaire à un sujet. Il suffira pour cela, pour que nous passions du registre du signe au registre du signifiant et donc du sujet, que les traces de pas soient effacées, autrement bien entendu que par le vent, la mer, la pluie ou tout autre processus naturel, mais par celui qui en les effaçant (ces traces) deviendra sujet, effet du signifiant. C’est ce passage de la trace de pas au pas de trace, c’est cet effacement qui va signer l’existence d’un sujet, marque invisible sur le sable que l’on peut identifier à l’effet du passage du signifiant pas, de la trace de pas au signifiant pas de la négation du pas de trace.

Vous voyez comment peut-être nous pouvons entendre cet effacement du sujet qui permet le passage du pas de la trace de pas au pas du pas de trace. En tous les cas le signifiant pas, mais qui n’est plus le même selon qu’il est le pas de la trace de pas ou le pas du pas de trace.