1. Mon exposé est né du télescopage de l’un des axes qui nous ont été proposés – la distinction entre jugement d’existence et jugement d’attribution telle qu’elle se fait chez Freud – avec une, ou plutôt deux questions de philosophe: la croyance et l’évidence. Je partirai de quelques thèses sur l’existence que l’on trouve chez Kant, chez Husserl, chez Wittgenstein, pour les confronter ensuite avec la doctrine freudienne du jugement. La référence à ces trois philosophes sera forcément trop brève et partant trop sèche mais je ne pense pas qu’elle soit mutilante.
Ces thèses sont convergentes et énigmatiques. Elles pointent – en plusieurs registres d’une pensée à chaque fois fondatrice et inaugurale – une existence antérieure au mode de la factualité. Son statut est, grosso modo, de l’ordre d’une ontologie formelle qui est aussi une ontologie du sens; mais il touche aussi la foi. Il recoupe le mode d’être d’une hallucination qui chez Freud pose également une entité en deçà de tout jugement. D’une certaine façon l’hallucination primitive et cette pensée de l’existence s’éclairent l’une l’autre. Je me permets d’ajouter que je vous présente là un morceau d’une recherche plus vaste où je montre que quelque chose comme l’hallucination est l’opérateur naturel de l’évidence.
C’est spécifiquement de la croyance que je vais vous parler et, dans mon titre, je me suis donc permis de remplacer « évidence » par « croyance ». Le changement de mot n’en change pas véritablement le sens car l’évidence est une forme de croyance: une croyance « absolue » à laquelle on ne peut pas se dérober. D’une certaine manière, on pourrait aussi bien dire le contraire: la croyance, comme l’évidence, ne se prouve pas, le propre de l’évidence c’est de dispenser de la preuve. Mais la question spécifique de la croyance est en prise directe sur notre colloque.
2. En deçà du jugement d’existence et de prédication il y a la foi, le mode de la croyance « certaine ». Toute modalité de la certitude mais aussi du doute, de la supputation, de la conjecture, renvoie à une foi ultime et matricielle. Husserl est le philosophe qui a formulé cette pensée dans sa généralité la plus radicale. « Nous introduisons le terme de croyance-mère (Urglaube) ou de proto-doxa (Urdoxa): il permet de marquer de façon adéquate la référence intentionnelle (…) de toutes les « modalités de croyance » à la croyance-mère » (Ideen I, § 105). Située avant le jugement, la croyance-mère ne se laisse pas énoncer. Son contenu, nous le savons, consiste dans la position pré-réflexive, anté-prédicative, du monde. La foi primordiale est la foi perceptive, mode et modèle originaires de l’évidence: « ce monde s’impose lui-même comme étant selon une évidence incontestable » (Expérience et Jugement, § 7), une évidence qui est le fondement dernier de la connaissance: « Nous pouvons dire (…) que toute activité de connaissance a toujours pour sol universel un monde; et cela désigne en premier lieu un sol de croyance passive universelle en l’être, qui est présupposé par toute opération singulière de connaissance » (ibid.).
Ce sol, qui fait écho dans tout jugement, est un nec plus ultra: « Nous atteignons ici la source la plus profonde d’où l’on puisse tirer quelque éclaircissement sur l’universalité de l’ordre logique et finalement sur celle du jugement prédicatif » (Ideen I, § 117). Nous allons voir que cette thèse vaut pour l’attribution négative autant que pour l’affirmative.
Freud postule lui aussi un arrière-fond du jugement et il est également du ressort de la foi. Celle-ci ne porte pas sur l’expérience anté-prédicative mais elle aussi est « matricielle ». Elle constitue la « fiction », c’est le mot de Freud (Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, trad. fr., p. 136, n. 2) d’une hallucination primitive (l’expression est de Laplanche et Pontalis), antérieure à la schize de l’objectif et du subjectif.
Cette fiction est une fiction transcendantale. D’une certaine façon, l’hallucination primitive rend raison de la foi perceptive husserlienne. C’est l’une des choses que nous souhaitons développer, en prolongeant la fiction freudienne. Car la proto-doxa il faut l’expliquer, elle ne va nullement de soi. Malgré sa force imparable, elle reste assez étrange: qu’est-ce qui justifie cette « espèce de foi <je souligne> que nous devons aux témoignages de sens » (Leibniz, Disc. Prél. Théod., 42, cf. aussi Descartes, Princ. Phil. I, 72)? Curieusement, la phénoménologie (je pense par exemple à Merleau-Ponty), ne s’est pas inquiétée d’interroger l’originarité de la proto-doxa; elle lui apparaît comme une donnée ultime qui se comprendrait d’elle-même, autrement dit comme une évidence. Mais dans une genèse à la fois transcendantale et ontogénétique, il faudra revenir en arrière de ce proton, dépister un Ur-Urglaube.
Mon propos se dégagera à partir de là. Il vise la nature de la foi. Il appartient à la nature de la croyance que l’on ne croie qu’au vrai et là aussi on a quelque chose qui demande à être élucidé. Mon hypothèse sera la suivante: croire à l’existence est le contenu même de la croyance et on ne peut croire qu’au vrai parce que l’existence est par définition vraie. La foi tire tout son pouvoir de la « réciprocabilité » de l’entité (l’ens) et de la vérité, conformément à la doctrine médiévale des transcendantaux et c’est cela même que la fiction transcendantale de l’hallucination primitive cerne au plus près.
Une telle existence se place en arrière de la catégorie de l’existence dont fait état la table kantienne de la modalité, aux côtés de la possibilité et de la nécessité. Or c’est elle que Kant en quelque sorte cible lorsque, dans la dernière note des Paralogismes de la Raison Pure, il signale que dans l’aperception du sujet « quelque chose de réel (…) est donné, mais seulement pour la pensée en général, et non par conséquent comme phénomène ou comme chose en soi » (C.R. Pure, B 422). On a là une existence proprement pré-catégoriale, qui ne convient qu’à une seule représentation, le « je pense ». Car le je pense n’est pas chez Kant un vécu mais une représentation, c’est par là qu’il se distingue du cogito cartésien ou husserlien: l’existence (« quelque chose de réel », corrélat de « la pensée en général ») dont il s’agit est celle d’une signification.
Une existence pré-catégoriale, en amont du jugement d’existence lui-même. Husserl et Wittgenstein suggèrent la même chose – que Freud, on va immédiatement le voir, paraît contester dans son analyse du jugement d’attribution. Le jugement d’existence nous fera pourtant remonter jusqu’à cette strate, en expliquant en outre pourquoi il en est ainsi, pourquoi il y a lieu d’établir l’existence avant tout jugement d’existence. La foi primordiale est la foi en une existence conçue sur ce mode. Un argument ontologique (je ne dis pas une preuve!) est en quelque sorte inévitable à partir du seul donné de la foi.
C’est ce mouvement complexe, « archaïque » sans être « régressif », que l’on cherchera à restituer. Commençons par l’attribution.
3. L’écrit sur La négation associe Eros, qui unifie, à l’affirmation, et la pulsion de destruction, qui expulse, à la négation. Ces deux opérations définissent le cadre logique le plus général de l’attribution; elles témoignent d’un moi-plaisir qui – en nous laissant exprimer « dans le langage des motions (Regungen) pulsionnelles les plus anciennes, les motions orales » – « veut introjecter en lui tout le bon et jeter hors de lui tout ce qui est mauvais ». L’affirmation mange le bon, la négation crache le mauvais.
Husserl a aussi une théorie de l’affirmation et de la négation. Dans la classification de Freud elle serait plutôt anale. Les différentes espèces de croyance sont des modalisations du « refus et <de> son analogue, l’assentiment, ou selon une expression plus spéciale, <de> la négation et l’affirmation« . (Ideen I, § 106). Le refus ne nie pas de la même façon que le jugement négatif selon Freud, de même que l’assentiment n’affirme pas comme chez Freud la convenance d’une propriété à une chose.
Pour Freud affirmation et négation sont des opérations originaires (sans rien avant) et sans reste (il y a ou bien introjection ou bien rejet). Pour Husserl elles sont « secondaires » (ibid., § 105), car toutes les deux procèdent d’une « position » (Setzung, § 106), logiquement préalable. Elle correspond à la proto-doxa et son contenu n’est autre que le « noyau du sens noématique » (ibid.). La position même d’un sens, telle est la strate dernière du jugement. Aussi, l’affirmation « »confirme« une position par l’assentiment« , le moi pur s’y « incline vers ce qui est affirmé, se dirige vers lui » et la négation « biffe d’un trait« , « se « dirige » contre ce qui est refusé » (ibid.). Mais le biffage, la Durchstreichung n’est pas une abolition, la négation ne gomme pas, purement et simplement, ce même sens qu’elle biffe: le trait qui biffe ne saurait annuler la positivité originaire du sens. La négation « ne crée pas, écrit Husserl, le nouvel objet d’être; même quand on « opère » le refus, ce qui est refusé accède à la conscience avec son caractère de biffage » (ibid.). Le sens biffé n’est pas un sens effacé.
L’extraordinaire ressemblance avec quelques formulations de La négation pourrait induire en erreur. En effet, la thèse principale de La négation c’est que la Verneinung « est une manière de prendre connaissance du refoulé ». Apparemment, pas plus que chez Husserl la négation (le biffage) n’annule le sens refoulé, bien au contraire, il en est le révélateur. Sans doute. Mais Freud ne se rapporte pas ici à l’opération logique de la négation, il a en vue la « dénégation », à savoir le jeu du refoulé psychologique avec une négation logico-linguistique déjà acquise qui est un opérateur pleinement constitué. La genèse de celle-ci (qui est donc la « condition de possibilité » logico-linguistique de la dénégation) sera exposée plus loin dans le texte: les « motions orales les plus anciennes » dont on est parti, c’est ce plan qui correspond au plan transcendantal de Husserl. Or à un tel niveau – qui est celui auquel on se place -, les thèses de nos deux auteurs ne se confondent point. Chez Freud l’opération logique de la négation enlève tout (même si l’on peut penser que Freud ne récuserait pas l’élucidation de Husserl, il croit pouvoir en faire l’économie) tandis que chez Husserl la signification biffée reste « posée ». Ni l’affirmation ni la négation ne sont primaires et n’ont pas non plus le pouvoir de créer ou d’oblitérer le sens qu’elles orientent en deux directions opposées.
La proto-doxa, la croyance originaire, a son expression logique dans ce « noyau du sens ». La « modification » que le refus (comme l’assentiment) représente, « renvoie à la proto-doxa », note assez abruptement Husserl à l’entrée du paragraphe 106. Et il ajoute, au sujet de la négation: « Toute négation est négation de quelque chose et ce quelque chose renvoie à une modalité quelconque de la croyance ». Or nous savons que la proto-doxa est la position antéprédicative du monde, autrement dit la position du sens enveloppe du même coup la présupposition d’une existence. Husserl ne s’en explique pas davantage mais telle est sa pensée.
Le Tractatus de Wittgenstein lui fournirait pour ainsi dire un complément ontologique explicite. Les faits ne sont pas la couche d’être primitive, ils actualisent, ou non, une pré-existence, un état-de-choses (Sachverhalt) antérieur, neutre à l’égard de l’existence comme de la non-existence (2.O6: « l’existence (Bestehen) et la non-existence des états-de-choses constituent la réalité »). L’état-de-choses est lui aussi préalable à la prédication, affirmative ou négative. Aussi, le fait « positif » – à savoir « tout ce qui est le cas » (Tract. 1), les évènements de notre monde – en représentera non la traduction directe mais déjà le redoublement. Et il a sa contrepartie symétrique dans cet étrange « fait négatif » qui a tant dérouté les premiers lecteurs de Wittgenstein (2.06: le fait négatif est la non-existence de l’état-de-choses). Comme il signifie un état-de-choses qui ne s’est pas actualisé, il est « négatif »; dans les limbes des possibles non actualisés, il reste pourtant un « fait » qui est par ailleurs le corrélat des propositions négatives vraies. Il appartient donc également à la réalité: par conséquent, dans la table de vérité du Tractatus relative à l’implication, le seul cas où il y a fausseté (p V implique q F) n’est pas désigné par la lettre F mais par une case vide (cf. 4.442). Le faux est ce qui « n’est pas le cas », ce qui n’est pas là.
L’état-de-choses du Tractatus est une figure homologue de l’existence pré-catégoriale de l’aperception kantienne et de la Setzung husserlienne du sens. Dans les trois cas une démarche transcendantale amène à une « existence » dont le statut demeure néanmoins fantômatique: d’où provient son apparente nécessité? Comment peut-il se faire que la seule position du sens paraîsse se dédoubler et entraîner l’existence? La version freudienne de ces figures, l’hallucination primitive, nous donnera un début de réponse.
Venons-en maintenant au jugement d’existence.
4. Avec l’épreuve de réalité, s’institue un moi-réel définitif qui formule une question sur l’existence: elle est de son « intérêt ». « Il ne s’agit plus de savoir si quelque chose de perçu (une chose) doit être admis ou non dans le moi, mais si quelque chose de présent dans le moi comme représentation peut aussi être retrouvé dans la perception (réalité) ». Retrouver, ce mot reviendra et sera souligné plus loin. Qu’est-ce qu’il pointe?
Avant de l’examiner, il convient de noter que la pensée de La négation n’est pas parfaitement consonante avec Pulsions et destins des pulsions, l’autre texte princeps sur le Real-Ich. Dans La négation Freud s’exprime parfois comme si le moi-plaisir était « originel » (p. 137, trad. fr.), comme s’il était l’état premier du moi, alors que Pulsions et destins des pulsions explique sans ambiguité que le moi-plaisir est précédé d’un moi-réel originel. C’est pour ce moi et non pour le moi-plaisir que le monde extérieur est « indifférent pour ce qui est de la satisfaction » (dans La négation Freud dit « identique », p. 137); dans l’Abrégé de Psychanalyse Freud ajoutera qu’à ce stade les pulsions destructrices se trouvent « neutralisées » (p. 9, trad. fr.). Le « moi-sujet <y> coïncide avec ce qui est plaisant » et le moi-plaisir s’avèrera une « transformation » du Real-ich (Pulsions…, pp. 37-38): il se reconstruit comme un « moi-réel définitif » moyennant l’épreuve de réalité.
Le sens de réel n’est donc pas le même dans les deux cas. La réalité « définitive » est celle du moi travaillé par le principe de réalité, au contraire, la réalité initiale est l’autre nom d’un moi qui se confond avec la réalité et ignore ainsi la distinction entre le « dehors et le dedans », « l’extérieur et l’intérieur » (La négation, p. 137). Le moi-réel définitif tient compte de l’existence qui dans la table kantienne de la modalité constitue le registre du donné et du fait; le moi-réel « du début » (Pulsions…, p. 38) se rapporterait plutôt à l’existence pré-catégoriale du sujet.
Mais l’analyse freudienne n’a pas pour objet une ontologie du sens. Elle cherche la fonction profonde du jugement d’existence. Le rapport de la représentation au représenté s’organise en des termes sans commune mesure avec la philosophie ou la psychologie de la représentation; Freud veut déterminer, on se rappelle, « si quelque chose de présent dans le moi comme représentation peut aussi être retrouvé dans la perception (réalité) » (La négation, p. 137).
D’emblée la perception est donc définie comme une retrouvaille, non comme l’élément originaire de la représentation. La perception reconstitue sous une autre forme le régime hallucinatoire à l’oeuvre dans le moi-réel initial, un régime où « l’existence de la représentation est déjà un garant de la réalité <je souligne> du représenté » (ibid.). On a là une proposition stupéfiante. La représentation est à elle seule une preuve de la réalité du représenté: c’est bien le style de pensée de l’argument ontologique.
La persistance de ce régime archaïque dans le moi conduit à une véritable inversion du rapport entre hallucination et perception. L’épreuve de réalité reste ordonnée à l’hallucination primitive, sa portée épistémique consiste à « convaincre » le sujet que l’objet qui procure la satisfaction est « encore » là. L’objet du plaisir serait le telos d’une perception qui cherche à le répéter sur un autre mode: « la fin première et immédiate de l’épreuve de réalité n’est pas de trouver dans la perception réelle un objet correspondant au représenté, mais de le retrouver, de se convaincre qu’il est encore présent » (La négation, p. 138), comme si la perception était le remplissement de l’hallucination. L’hallucination n’est pas une perception sans objet, c’est la perception qui est une hallucination avec un objet.
Ce serait ici le lieu d’examiner en détail la portée de ce moi d’avant le principe du plaisir et de l’épreuve de réalité. On le rencontre dans le Projet de 1895, on le rencontrera dans l’Abrégé de 1938, autrement dit dans le premier et le dernier écrit de Freud. Malgré la prudence dont il fait preuve – une prudence dictée par le principe de réalité, Freud l’avoue à la fin des Formulations… (p. 143) – cette « fiction » reste une pièce maîtresse de sa pensée.
On connaît la formulation inaugurale du Projet (trad. fr. p. 336 ss.). A « l’état initial », l' »époque » où le nourrisson est l’entière réalité, les sensations sont essentiellement endogènes mais son état de détresse (Hilflosigkeit) l’oblige à attendre d’une aide externe l’apaisement des tensions internes. Il en résulte un « fait de satisfaction » – nourriture, caresse, protection – qui est enregistré. Aussi, « dès la réapparition de l’état de tension ou de désir », »il est fort probable » que l’image mnémonique de l’objet qui a procuré la satisfaction soit « réactivée ». Freud ajoute: « Cette réaction, j’en suis persuadé, fournit tout d’abord quelque chose d’analogue à une perception – c’est-à-dire une hallucination ».
Laplanche et Pontalis commentent lumineusement dans le Vocabulaire (art. Expérience de satisfaction, p. 151): « un investissement trop intense de l’image produit le même « indice de réalité » que la perception » <je souligne, en renvoyant aux excellents articles du Vocabulaire sur le moi-plaisir et le moi-réalité>.
L’hallucination primitive manifeste le représenté comme existant, autrement dit, la première de toutes les représentations s’exerce naturaliter comme la croyance en une existence. L’hallucination est à la fois le mode originaire de la représentation et le modèle de la représentation en général; ainsi s’annonce et s’esquisse cette archéologie que Freud poursuivra de la façon que l’on a exposée. L’hallucination primitive appartient à l’histoire naturelle de l’homme.
5. Or, l’existence dont il s’agit est celle d’une signification. L’image mnémonique enregistre un « fait de satisfaction », même si ce souvenir demeure inarticulé (mieux que « souvenir », il sera préférable de dire « image mnémonique », en suivant d’ailleurs Freud). Il est emmagasiné par une conscience quasi-biologique, pour être ensuite « réactivé » sur le mode de l’hallucination; et il devient alors cette représentation au sens propre qui pourra fonctionner comme le garant de la réalité du représenté. L’hallucination primitive est la représentation inaugurale de la conscience.
La « réalité » du je pense kantien s’avère également fondatrice et originaire (l’aperception de l’unité du sujet est la synthèse en amont et le corrélat de toutes les opérations de connaissance) et elle constitue aussi une signification (une « représentation », « une pensée, non une intuition », cf. C.R. Pure, § 16 et § 25, B 132 et B 157). Il en va de même du noyau de sens auquel, suivant Husserl, s’ordonnent l’affirmation et la négation, les deux opérations à la base du langage et de la pensée. Autre n’est pas le statut du sens (Sinn) d’après Wittgenstein: « il faut que chaque proposition ait déjà un sens: l’affirmative ne peut pas le lui donner, car elle affirme précisément le sens. Et la même chose vaut pour la négative, etc. » (Tractatus, 4.O64). Chez Freud enfin, la bifurcation entre affirmation et négation (moi-plaisir) s’établit elle aussi sur le proto-sens de l’hallucination primitive (moi-réalité initial).
Pour tous nos auteurs, ce sens originaire est la croyance à une existence primordiale. La proto-doxa husserlienne est très exactement introduite comme la croyance à un « monde »; le je pense enveloppe une « réalité », différente de celle du phénomène et de la chose en soi, qui a le statut d’une évidence; le sens du Tractatus a pour contrepartie l' »état-de-choses » (la question de la croyance ne se pose pas ici); la finalité de l’hallucination primitive c’est de faire croire à la reproduction du « fait de satisfaction ».
La philosophie et la psychanalyse s’éclairent l’une par l’autre, avons-nous dit. La philosophie explique que l’hallucination est sens, croyance et existence et elle fait ressortir le besoin théorique du sens primordial: il est la condition de possibilité absolue des opérations de la logique et du langage. A cette doctrine du sens la psychanalyse ajoute une dimension ontogénétique et phylogénétique (cf. l’oiseau dans son oeuf dans Formulations…, cit.). Point de vue transcendantal et spéculation sur les origines se rejoignent.
Cette dernière relève-t-elle de la seule fiction? – c’est la question qu’il faudrait maintenant traiter. On ne saurait indiquer ici que le principe d’une réponse. Elle se donnerait en deux temps: le premier reste au niveau transcendantal, le deuxième se rapporte à des discours constitués.
6. (1) Une instance du type de l’hallucination primitive est requise par la structure du désir (qui à son tour sous-tend la croyance et l’évidence, ce que nous ne pouvons pas développer ici). Il est tout à fait remarquable que cette nécessité ait déjà été éprouvée par les anciens Stoïciens. Aux côtés du binôme phantaston/phantasia, l’objet extérieur et la représentation dont cet objet est la cause, Chrysippe fait parallèlement dériver l’hallucination, le phantasma, d’un phantastikon sans statut assignable. Le phantastikon est une traction-à-vide, une « action de tirer à travers le vide » (diakenos elkusmos). Il est un principe d’activité sans un contenu autre que son propre mouvement vers le phantasma: « Le phantasma est ce vers quoi nous sommes entraînés dans cette traction à vide imaginative (trad. Goldschmidt de phantastikon, Syst. Stoïcien…, p. 113). Et cela arrive dans le cas des mélancoliques et des maniaques. C’est le cas de l’Oreste de la tragédie quand il dit: « Mère, je t’en supplie, ne lance pas sur moi les vierges à l’oeil sanglant, à l’aspect de serpent! Les voici, les voici qui s’approchent d’un bond » (S.V.F., II, p. 21 ss., cf. Euripide, Oreste, 255 ss.).
Le phantastikon est une traction à vide qui pourtant se matérialise dans le phantasma, comme l’hallucination primitive il noue ensemble désir et figurabilité. Laplanche et Pontalis écrivent encore: « L’ensemble de cette expérience – satisfaction réelle et satisfaction hallucinatoire – constitue le fondement du désir. Le désir trouve en effet son origine dans une recherche de la satisfaction réelle, mais se constitue sur le modèle de l’hallucination primitive » (Vocab., it., p. 151). La traction-à-vide se donne à voir, c’est son mode propre d’être. On comprend que la perception reste ordonnée à l’hallucination (Freud) et on comprend aussi maintenant pourquoi la perception se double d’un Urglaube (Husserl): la perception se filie – pour évoquer le mot qui nous réunit ici – dans l’hallucination, la croyance au perçu répète la foi de l’hallucination primitive. Celle-ci est le premier acte de foi du sujet.
7. (2) Un investissement qui se manifeste par une mise en scène, voilà le contenu et la forme de l’hallucination primitive. Elle est du ressort d’une intentionnalité pré-constituée toujours déjà inscrite dans l’esprit, qui en même temps est la condition de possibilité transcendantale d’une fonction de présentation aux multiples visages. La fiction du début se légitime par l’effectivité de cette fonction en maints registres qui sont, eux, repérables. Elle n’est pas du seul ordre de l' »imaginaire », elle contribue aussi au « symbolique ». Elle anime le rêve, le fantasme, la forclusion; mais elle est à l’oeuvre dans l’art comme dans la prophétie et elle préside également au schématisme kantien, à la rhétorique de l’exemplum, à la pensée diagrammatique des mathématiques suivant Peirce, à l’évidence philosophique. Aussi, tout au long de son oeuvre, Husserl pense-t-il l’évidence comme « la donnée et la présence à la conscience d’un objet en tant qu’il est « ici en lui-même », « effectivement présent en chair et en os » (Expérience et jugement, § 4). L’ipséité, le Selbst da de l’évidence (cf. par ex. Méditations cartésiennes § 24) ne consiste pas dans le simple accord du jugement avec le fait, il est une auto-position au sens plein. Dans l’évidence résonne encore la nouménalité iconique et active de l’hallucination primitive. Il ne faudrait alors pas chercher dans celle-ci seulement la matrice de la folie congénitale du sujet et la genèse d’un imaginaire entièrement dissocié du symbolique. Les figures de l’évidence ont ceci en propre qu’en elles l’imaginaire advient comme symbolique.
8. L’hallucination primitive énonce quelque chose de proprement vertigineux. L’image est affectée – mais il s’agit plutôt de la première auto-affection du sujet – d’un coefficient de réalité. Le moi-sujet « croit » à cette réalité, la vertu réalisante de l’hallucination a pour seule fonction de fournir un support à la croyance en cette même réalité qu’elle institue. Plus précisément, l’hallucination institue d’un seul coup et par le même geste la foi et le support de la foi. Dès sa forme embryonnaire l’hallucination est une « croyance compulsive » (Freud): et l’existence dit d’elle-même sa vérité.
La foi de l’hallucination primitive anticipe sur la foi en général. Elle pose une existence en laquelle on ne peut cesser de croire dès lors qu’elle est posée, et elle pose l’existence pour fonder la croyance. On ne saurait aller au-delà – en deçà – de cette double opération. En reprenant la formule de Freud, elle « communique avec l’inconnu »: l’ombilic de la fonction de présentation (la Darstellbarkeit) n’est autre que l’ombilic de la croyance à l’existence.
Existence et croyance se donnent l’une par l’autre et l’une pour l’autre. Et elles le par l’écriture de l’hallucination. Car la croyance est écrite, elle ne se confine pas dans la seule intériorité « vécue ». L’hallucination primitive écrit la croyance avec les graphèmes de l’imagination. La foi primordiale est déjà la foi des religions du Livre.