Emilia Pérez, de Jacques Audiard « Pourquoi tant d’amour pour le genre »
21 juin 2025

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Patricia LE COAT-KREISSIG
Textes

Ce n’est pas à partir d’une vignette clinique mais d’un film que je vais tenter de réfléchir sur le sujet de l’identité, du sexe et du genre : du trans, des transitions « de genre » et des transitions « de sexe » tel qu’ils se présentent aujourd’hui dans notre société et sur nos écrans.

 

 L’actrice principale du film « Emilia Pérez », -un film de Jacques Audiard sortie l’été dernier sous forme de drame musical- Karla Sofia Gascon est « transgenre » dans sa vie quotidienne.

 

Ce n’est que depuis les années 1950 avec l’accessibilité des hormones sur le marché et les premières opérations dites de « redétermination sexuelle » ou « réassignation sexuelle » que les premiers trans-transidentités se sont fait connaître . Une des premières patientes fit Christine Jorgensen, chanteuse et actrice. Jacques Charles, alias Jacqueline Charlotte Dufresnoy, dite Coccinelle fit la première personnalité française.

 

Entre 1950 et 1970 aucun cadre juridique clair n’existe encore pour le changement d’état civil fondé qu’une telle démarche pouvait porter avec soi. Un arrêt de la cour d’appel de Montpellier accepte en 1975 pour la première fois une demande de changement d’état civil après opération. Mais en 1990  la France vit un revirement de cette situation juridique. La Cour Européenne des droits de l’homme la condamne 2 ans après pour violation du droit au respect de la vie privée ; entre 1996 et 2016 les droits s’assouplissent progressivement. Depuis un changement d’état civil est possible même sans obligation d’opération ou de traitement.

 

Alors, qu’entendons-nous par trans … l’idée d’un changement, d’une traversée s’y inscrit spontanément. Se proclamer transgenre ce n’est pas se dire transsexuel !

 

Le genre, Judith Butler le définit en 2001 comme une « sorte d’imitation qui ne renvoie à aucun original ; une imitation qui produit la notion même d’original comme effet et conséquence de cette imitation ». Il correspond à un ressenti au plus profond de soi, qu’il soit en harmonie avec l’anatomie ou pas. (cis et trans)

 

Le mouvement transgenre, revendiquant le droit de se sentir intimement plus proche de l’autre côté du tableaux de la sexuation que celui auquel quelqu’un est attribué par son capital chromosomique et par l’acte de naissance, est rapidement suivi d’ un autre courant de pensée, très actif sur les réseaux sociaux, qui applique le terme “transsexuel·le” pour signifier le droit à un traitement hormonal et chirurgical afin de corriger « l’erreur anatomique ».

 

Dans « Emilia Perez », Manitas Del Monte, dangereux narco-trafiquant mexicain déclare : « Je manque de désir … que disparaisse le passé, mon seul désir c’est d’être elle » et aspire avec conviction à une transformation sexuelle blanchissant son identité.

 

Dès sa sortie, ce film a été accueilli avec enthousiasme. Il a reçu de très nombreux prix ce qui témoigne de son grand succès international et de l’intérêt porté au thème qu’il aborde.

 

Je souhaite m’en servir en guise de témoignage d’un mouvement qui anime nos sociétés et bouleverse nos normes au profit d’une ouverture à un monde où « tout est possible, rien n’est plus impossible » à condition d’accepter la cohabitation des contraires et des contradictions. Notre nouvelle économie sociale et psychique, animée par le numérique et les réseaux sociaux, le mouvement pro-dépathologisation qui rejette la terminologie médicale et conteste la psychiatrisation dite « en outrance » surfe sur ce courant idéologique queer qui se déplie aussi bien dans les rues, que sur les écrans, les podcasts etc… Nous ne sommes pas dupes de l’influence des réseaux sur notre société.

 

« Je veux être une femme » affirme-Manitas Delmonte, maître absolu, hors lois, tout-puissant, au sang-froid, incapable de se positionner de manière apaisée face à quelconque frustration. « Je veux devenir moi-même » , Emilia Perez. Il est animé par une conviction inébranlable qui nous laisse en effet perplexe. Aucun doute, aucune hésitation ne trouble sa détermination.

 

«  Changer de vie ou de sexe » ? lui demande Rita, l’avocate talentueuse qu’il choisit afin d’obtenir ce qu’il souhaite : devenir une femme, installer son épouse et ses deux enfants en Suisse, puis les  ramener au Mexique dans sa maison, et enfin …  devenir une femme généreuse qui s’applique à réparer les maux engendrés par Manitas, ce criminel narco-trafiquant.

 

Inspiré par le roman « Ecoute » de Boris Razon, Jacques Audiard pose avec la question du sexe et du genre celle de l’identité et des identités, transidentités. « Qui … » demande-t-il « … sommes-nous sinon des emprunteurs d’identités passagers ? »  Une drôle de question. Rien n’est plus fragile que l’identité, plus vacillant, plus mystérieux, inconnu …

 

Cette question pourra-t-elle trouver réponse dans ce grand espace de la communication moderne, le cyberspace, qui ne connaît pas l’impossible, et qui invite à la création d’avatârs et de nov-identités qui donnent libre accès à des jouissances nouvelles ?

 

Lacan, troublé par l’irruption de cette clinique, privilégie dans un premier temps la question de l’identification avec son séminaire au début des années 60, la question de l’identité traverse l’ensemble de ses séminaires en filigrane.

 

« Je est un autre » dit Rimbaud dans la Lettre d’un voyant.

« Ne vous mettez pas à répandre dans les rues que «Je est un autre » ça ne fait aucun effet, croyez-moi. » répond Lacan en y ajoutant « D’abord il faut savoir ce que ça veut dire, un autre. »

 

Écrivez-le avec un petit a, l’alter-ego ou l’Autre avec un grand A, l’exception, l’altérité.

 

La différence est fondamentale.

 

C’est un signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant.

 

Cela veut dire que un signifiant, le signifiant maître ou signifiant phallique, prête toute sa force à un sujet qui se tourne vers un Autre à la recherche d’un signe de reconnaissance. Cet Autre l’accueille dans le grand univers langagier. Il lui parle … et lui donne le reflet de d’une réalité à ce petit-être, une réalité identitaire au prix d’une perte. Cette perte concerne ce qui n’a pas été ni dit, ni pensé ou imaginé, un objet inconnu qui échappe à de cette instance tiers, l’Autre et entache«  le cercle de certitudes du Moi ».

 

Nous avons l’habitude depuis Freud, de nommer cette instance tierce : l’inconscient.

 

Conditionné par notre rapport au langage et inévitablement pris dans ce tissu tissé de signifiants S1, S2 … et de tous les autres, le trou creusé par le réel dans le symbolique concerne le sexe. « On ne sait rien de son sexe » disait Lacan.

 

Dans le séminaire L’Acte psychanalytique, il dit à la leçon XIV : « Le sexe n’est pas tout, le tout vient à sa place, ce qui ne veut pas dire du tout que cette place soit la place du tout. » Un « Toutmatisme, troumatisme ».

 

Le sexe ne peut s’assumer que sur fond de traumatisme : celui auquel nous confronte le réel du sexe biologique, notre réalité. Melman appelait ce traumatisme le pseudo-traumatisme ou traumatisme psychique, qui est une formation de l’Inconscient alimenté par le fantasme en opposition avec le traumatisme réel qui entraine une sidération du sujet dans la confrontation sans médiation d’avec un objet sur lequel le sujet n’a aucune prise. Changer de sexe implique changer la modalité traumatique.

 

Le 8 décembre1971 dans son séminaire « Ou pire », Lacan se positionne : « … pour accéder à l’autre sexe, il faut réellement payer le prix, justement celui de la petite différence qui passe trompeusement au Réel par l’intermédiaire de l’organe, justement, à ce qu’il cesse d’être pris pour tel et, du même coup, révèle ce que veut dire d’être organe. Un organe n’est instrument que par le truchement de ceci dont tout instrument se fonde, c’est que c’est un signifiant. »

 

Ce n’est que parce que nous avons accès au langage, que l’organe est un instrument et joue un rôle déterminant dans la vie sexuelle humaine.

 

Le signifiant crée l’instrument.

 

… « Eh bien! c’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus et pas en tant qu’organe … Le transsexualiste ne veut plus être signifié phallus par le discours sexuel, qui, je l’énonce, est impossible. Il n’a qu’un tort, c’est de vouloir le forcer, le discours sexuel qui, en tant qu’impossible, est le passage du Réel, à vouloir le forcer par la chirurgie. »

 

C’est cela qui est intéressant ! Ce qu’il « ne veut plus » c’est d’être confronté à ce que Lacan a identifié avec son aphorisme « Il n’y a pas de rapport sexuel » autrement dit : accéder à cet impossible, un réel insurmontable qui sépare le signifiant homme du signifiant femme et nous oblige à nous confronter à la question du semblant. Le transsexualiste résiste à la castration symbolique. Dans une mise à plat voire un mouvement d’écartement du symbolique il s’attaque au réel de l’organe. Le tort du transsexuel, transsexualiste, réside dans l’insistance à vouloir le forcer ce réel par l’intermédiaire d’une castration réelle, de l’ablation de l’organe mâle. ( C’est du moins ce que je lis ici … autrement dit, pour Lacan il est dans la forclusion …)

 

Notre société post-moderne se montre pourtant assez favorable à une telle démarche.

 

IA en pleine expansion, ne connaît pas l’altérité. Elle est sans faille, centrée sur l’impossible, le trou qu’elle obture avec une vitesse de plus en plus vertigineuse. Sans surprise ; un forçage qui impacte évidemment notre approche de la sexualité.

 

Une sexualité sans filtre, hors fantasme sur fond d’écran aux identités  sexuelles nouvelles, multiples, variées et échangeables. La différence entre le réel et le virtuel commence s’estompe ; le virtuel ne se déplie plus à partir du symbolique mais à l’aide d’une machine, des symboles, des images, qu’elle propose la création d’un monde nouveau, meilleur.

 

Dans notre film, Manitas décide en effet de forcer le passage du réel, à le forcer par la chirurgie et d’accepter de vivre un traumatisme -non pas psychique- mais réel ; une transformation chirurgicale qui ne laisse aucune place au fantasme.

 

Si vous avez lu « Les mémoires d’un névropathe » de Daniel Paul Schreber cela ne peut vous laisser sans questions. Mais contrairement à Schreber qui vise le devenir homme et femme à la fois en tant que femme de dieu et dieu tout court et qui vit parallèlement l’enfer à l’asile, Manitas semblerait ne pas présenter d’idée délirantes. Serait-ce justement cet attachement au féminin lui assure son seul authentique gage d’équilibre psychique, pseudo équilibre ? Un sinthome ?

 

En ce qui concerne ses traits psychiques : soif de toute puissance, domination toute phallique, une certaine idée de grandeur … aucun chirurgien n’y aura touché.

 

Tel un gant retourné, Manitas et Emilia Perez, mère Thérèse, représentent l’une et l’autre face  d’un même tissu.

 

Personne ne connaîtra le retournement de la situation, si ce n’est que Rita Moro Castro, cette brillante avocate habituée à accomplir la demande de l’Autre.

 

Mais ce qui est refusé dans l’ordre symbolique ressurgit dans le réel.

 

La coupure ne tarde pas à se manifester. L’amour – narcissique et égoïste-   qu’il manifeste pour Jessica, son épouse et ses deux enfants, le précipitera.

 

Ceux, qu’il considère être sa propriété, ne le reconnaissent pas. Du coup dans un accès de révolte, Jessica le fait kidnapper et demande une rançon. On lui ôte un doigt. Ce doigt prélevé à « la petite main » (Manitas) servira de reconnaissance du crime à Rita.

 

La fin s’annonce lorsque le passé, le présent et le future se précipitent en un seul point dans un scénario cruel et flamboyant. Notre trans-héros y part en fumée, Manitas, ce transsexuel qui jadis a demandé à ce que un chirurgien le lui coupe, l’organe, afin de mieux incorporer -non pas une- mais « La femme » ; celui qui se nourrit de sa certitude et se passe de l’ordre symbolique comme de l’ordre tout court, disparaîtra.

 

De sa fascination pour l’objet, qu’il considère comme un objet, certes unique mais accessible il fera son histoire. L’histoire d’une tentative d’acquisition à tout prix de ce qu’il situe sans faille dans le corps de la femme. L’incorporation de cet objet, désormais Son objet lui donne accès au monde féminin.

 

Lacan nous parlait de sujets « côté homme », et de femmes pas toutes soumises à la castration, « côté femme ». Il parlait de ceux, qui étaient de « n’être pas sans l’avoir » (le phallus) pour parler de « côté homme » et de leur soumission à la castration.

 

De l’autre côté du tableau de la sexuation il inscrit « côté femme ». “Elles sont sans l’avoir” » (l’objet a). Elles font semblant.

 

Manitas n’en aurait pas voulu : ni du tableau de la sexuation, ni de cette réalité qui impose un réel qui échappe à la prise du sujet. Il fait fi au lois de la parole et du langage.

 

Son choix amoureux concerne La femme, celle qui -comme le disait Lacan- n’existe pas et qu’il créera en lui prêtant son propre corps.

 

 Serais cette existence en tant que La femme, qui assurerait ce que j’ai déjà évoqué comme étant un authentique gage de pseudo-équilibre psychique ? Autrement dit : serais possible que ce soit la transition, qui prend ici la place d’un sinthome ?

 

La femme n’existe pas. Autrement dit, il n’y a pas de l’universel féminin mais les femmes existent une à une, chacune différemment.

 

Ceci ne vaut pas pour Manitas-Emilia qui vise l’exception Une !

 

Pourtant, la formule « La femme n’existe pas » rend compte de ce qu’il n’y a pas quelque chose qui pourra signifier une fois pour toutes ce qu’il en est du sexe féminin. Pas un Un qui l’ordonne, pas de signifiant maître qui réponde dans l’inconscient. C’est le piège pour le transsexualiste masculin.

 

Emilia n’est pas devenue une femme parmi les autres. Elle est décidément du côté de La Femme, qui n’existe pas. Elle est parfaite, trop parfaite…

 

L’introduction des mouvement trans- dans notre société nous interroge sur le mécanisme psychique en jeu. Cette instance que Lacan a nommé le «  Nom-du-père », est-elle systématiquement confronté -tel que Lacan l’a laissé entendre en 71- à la forclusion ?

 

 Et ces« ras-le-bol » en réponse à un « je n’ose pas m’imposer » , ces effacements et affaiblissements des effets  du «  Nom-du -Père » tel que nous les rencontrons aujourd’hui dans un monde où la question de l’amour prime sur celle du respect et de la responsabilité ouvrent-ils à d’autres variantes ?

 

Dans La Logique du fantasme, Lacan nous parle d’une femme: « Elle devient ce qu’elle crée, de façon purement imaginaire, et justement ceci qui la fait objet, pour autant que dans le mirage érotique elle peut-être le phallus, l’être à la fois et ne pas l’être. »

 

«  Ce qu’elle donne de ne pas l’avoir, devient .. la cause de son désir … »

 

Il parle de l’amour.

 

« … à cause de cela, la femme boucle de façon satisfaisante la conjonction génitale. Mais, bien sûr, dans la mesure où, d’avoir fourni l’objet qu’elle n’a pas, elle n’y disparaît dans cet objet — je veux dire que cet objet ne disparaît, la laissant à la satisfaction de sa jouissance essentielle, que par le truchement de la castration masculine. »

 

«  De sorte qu’en somme, elle, elle n’y perd rien, puisqu’elle n’y met que ce qu’elle n’a pas, et que, littéralement, elle le crée. Et c’est bien pour cela que c’est toujours par identification à la femme que la sublimation produit l’apparence d’une création.»

 

Ceci nous éclaire sur le ratage qui rattrape celui qui tente d’en faire fi de cette rencontre avec le réel et nous explique pourquoi la femme trans, elle l’a, ce plus que l’autre n’a pas … et qui la rend toujours différente en tant que femme par rapport aux autres. En tant que La femme, elle l’a de trop, elle est trop … identifié à l’objet phallique.

 

Et ce qu’elle n’a pas, c’est le savoir sur ce qui fait d’une femme une femme.