Elsa CARUELLE-QUILIN : L'insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre - Leçon 2
15 juin 2016

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CARUELLE-QUILIN Elsa
Colloques, Nos ressources, Séminaire d'été
Lacan



Elsa Caruelle-Quilin

L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre – Leçon 2

Je cite « La psychanalyse est un biais pratique pour mieux se sentir ». « Se sentir », peut-on l’entendre au sens propre, comme on dirait « se sentir en forme », puisque la question de la forme va se poser tout au long du séminaire ? La psychanalyse serait « un biais pour se sentir en forme », c’est l’hypothèse que je vais tenter de déplier aujourd’hui.

Un patient arrive en retard à la séance, si ce retard est élevé au rang de signifiant, un Un est découpé qui identifie un sujet de l’inconscient, une formation de l’inconscient, soit littéralement ce qui donne forme à l’inconscient. Il y aura eu une bévue, une coupure dans le trésor des signifiants, dans la matière du tore du symbolique. Cette matière n’existera que comme toujours déjà perdue, déjà retournée, déjà mise en valeur par l’inconscient, à moins qu’il ne faille plutôt dire que l’inconscient est cette mise en valeur. Le sujet a endossé la responsabilité de ce retard ou plutôt le sujet est cet endossement même, ce retournement du tore du symbolique sous la forme d’une trique qui identifie un sujet du retard, un sujet qui est de fait structurellement en retard puisque toujours dans l’après coup du retournement. L’homme tourne en rond dans le symbolique parce que sa structure est torique, affirme Lacan. Cette trique donc, c’est l’émergence d’un sujet de l’inconscient, identifié à un signifiant maître, identifié à l’Autre retourné à partir d’une coupure, un sujet identifié par un signifiant pour un autre signifiant. C’est un sujet structurellement hystérique, comme nous le savons depuis les quatre discours. Voilà pourquoi, à mon avis, Lacan repart de l’identification hystérique pour situer l’opération analytique dans la leçon II.

Pour qu’il puisse y avoir identification, Lacan insiste sur la nécessité que les cordes du nœud soient des tores. Un bébé devant un ordinateur ça ne s’identifie pas. C’est l’incarnation du grand Autre qui va donner corps, qui va « donner tore » au symbolique, c’est-à-dire qui va le trouer. Seule l’incarnation de l’Autre peut « donner lieu », au sens topologique du terme, à une identification issue du retournement du symbolique à partir d’une coupure, donner lieu à l’existence d’un Sujet “sous une forme inversée” comme le veut la formule canonique, l’accent étant ici à mettre sur forme. Seule la présence d’un petit autre peut vraiment, plus que réellement nous y reviendrons, ouvrir l’accès à l’altérité de la structure, à l’au-delà du symbolique qui resterait sans ça traumatique, c’est-à-dire insu. Dans la lecture que je vous propose, l’existence d’un sujet de l’inconscient n’est donc qu’une question de forme, c’est-à-dire de retournement du tore du symbolique, non pas de structure : c’est une « une existence apparente » précisera Lacan plus tard. La question de la forme n’est pas à mépriser loin s’en faut, en tant qu’elle fait apparaître la structure du nœud. Seul un retournement, que ce soit celui de l’identification hystérique, comme celle du sujet en analyse, seule la dimension imaginaire de la forme permet de savoir que quelque chose du réel n’est pas symbolisable. L’imaginaire c’est aussi, nous le verrons, le non-rapport, le non enchainement des tores R et S…

L’Hystérique, historique, hystétrique, dit Lacan, c’est la radicalement Autre, celle qui s’identifie avec son inconscient. Elle s’identifie avec l’Autre. Je cite « elle n’est même qu’en tant qu’Autre ». « Là où était le ça, le Je doit advenir », ce qui était Autre, ça aura été elle. Dans ce retournement parfait du tore, Tout l’intérieur passe à l’extérieur et tout l’extérieur passe à l’intérieur. L’hystérique parfaite est une ventriloque, elle s’unifie à son inconscient. C’est ce qui la fait, dit-il, « consister », je souligne ici qu’il ne dit pas exister. « Eh bien c’est mon cas, dit Lacan, moi aussi, je n’ai qu’un inconscient, c’est même pour ça que j’y pense tout le temps ». Je cite toujours : « l’homme pense hein, ça ne veut pas dire qu’il ne soit fait que pour ça, mais ce qui est manifeste, c’est qu’il ne fait que cela de valable » : c’est-à-dire qu’il ne fait que cela de signifiant, alors même que Lacan évoquera l’analyse dans la fin du séminaire, comme, je cite : « une pratique sans valeur(s), voilà ce qu’il s’agirait pour nous d’instituer » p. 119.

Je cite : « l’une bévue n’existe qu’en tant que l’équivoque fait du même un Autre signifiant ». Prenons un exemple : les non dupes errent, les noms du père, vous entendez dans le même un autre, à moins que ça ne fasse de l’Autre un même… Ce qui n’est pas sans poser question, puisque cette année, vous l’aurez tous remarqué, le titre du séminaire se prête bien moins à cette familiarité de l’identification.

Toute identification est un retournement de tore donc, je vous propose de préciser, un retournement du tore du symbolique. Là où les identifications se différencient, c’est à propos de ce est « avalé » « dans » ce retournement, le ou les anneaux qui vont se retrouver à l’intérieur du symbolique alors qu’ils étaient à l’extérieur.

Ces anneaux vont faire obstacle, « résistance » au sens analytique à la mise en continuité dedans/dehors du tore du symbolique, c’est-à-dire précise Lacan, la mise en continuité de l’hystérique sans sinthome. Cette continuité du conscient et de l’inconscient du tore simple retourné n’est pas sans rappeler l’espoir freudien d’une restauration de la continuité des souvenirs inconscients. Il me semble que ni l’analyse ni la structure du nœud ne nous enseigne la continuité car, je cite Lacan : « mademoiselle en est réduit à manger des écrevisses à la nage ». Dans ce retournement d’une seule consistance, sans résistance c’est-à-dire sans existence, ce qui s’en retrouve réduit, c’est « mademoiselle », la pas-toute madame qui est réduite au phallique. L’hystérique, comme il le précise, est aussi bien « mâle que femelle » : c’est bien la question de la féminité et de la différence des sexes qui est là, je cite, « réduit ».

Lacan fait équivaloir la coupure sur le tore simple et la bande de Moebius, caractérisée par la mise en continuité envers/endroit. Je cite : « il y a un trou, mais est-ce un vrai trou ? » Formulation déjà employée par Lacan qui situe le vrai trou dans J de Grand A barré.

[cf. fig. 2] :

Deuxième retournement donc. La différence entre l’hystérique parfaite, celle qui a le grand Autre « dans » la peau, c’est la résistance à l’unification avec la consistance du symbolique : « Tout mais pas le saumon fumé ! » dit la belle bouchère, « Tout mais pas ça ! » dit Lacan dans Le Sinthome. Tout est avalé par le symbolique mais pas ça ! Une consistance est exclue de l’unification, une « autre scène » est soustraite à la batterie signifiante. Ce signifiant particulier, retranché de la continuité, ce signifiant nié c’est aussi le contenu de la lettre volée, c’est la scène primitive oubliée de l’homme au loup, la découpe d’un contenu latent à déchiffrer sur le corps de Dora. « Tout sauf le saumon fumé » : il existe un signifiant qui fait exception à l’universel symbolique, c’est-à-dire qui le fonde. Cette opération est peut-être « nécessaire », au sens fort des tableaux de la sexuation : « il existe un »… sujet qui n’est pas la forme inversée du grand Autre. Il existe un tore qui redouble le trou du désir, c’est-à-dire qui donne consistance à son existence. L’hystérique métaphysique s’oppose au métalangage. Le sujet se « forme » dans cette dénégation, dans la nécessité de symboliser ce qui est hors-symbolique, sans quoi nous ne pourrions rien savoir du réel, nous ne pourrions qu’en subir les effractions traumatiques. La résistance d’une consistance au retournement du symbolique donne forme à la structure.

Si un patient vous dit « ce n’est pas ma mère », est-ce plus vrai ou est-ce plus réel que s’il vous dit « c’est ma mère » ? Quelle serait l’obscénité, et je dirais même la fausseté, que nous ressentons tous, de lui répondre « donc, c’est votre mère ! » Il me semble que dans la clinique de l’enfant, la question de l’existence vient toujours sous couvert de négation, par exemple « les fantômes n’existent pas » ou « le père noël n’existe pas ». Comme si cette question de l’existence se « formait » nécessairement dans la dénégation, l’accent étant à mettre sur forme, comme si la Verneinung redoublait nécessairement l’Austossung. La Verneinung est un premier « pas », vers, je cite Lacan, « l’autre face du réel », mais c’est un pas qui fait encore exception, complément, enchaînement c’est-à-dire rapport au symbolique.

Qu’il faille « se servir de la négation, pour pouvoir s’en passer », c’est ce que nous apprennent tous les enfants lorsqu’ils jouent à cache-cache. Tous les enfants redoublent d’abord leur invisibilité par une cachette. « Il ne sait pas donc je suis » : « formation » initiale du sujet soustrait au regard de l’Autre et qui nous dit peut-être pourquoi les enfants nous font si souvent savoir qu’ils nous mentent. Nombre de psychotiques ne savent ni se cacher, ni mentir : cette négation apparaît donc comme nécessaire pour faire consister l’existence d’une négativité. Les enfants qui mentent compulsivement garantissent l’incomplétude de l’Autre : cette nécessité est un mensonge même si il dit la vérité en tant qu’il laisse en sursis la complétude de l’Autre, c’est-à-dire qu’il s’y enchaine. Leur résistance est, je cite Lacan, « le signe du tout ». Nous aussi nous mentons « tous », nous nous cachons, y compris et peut-être surtout à notre analyste. Ce mensonge, cette cachette, on serait bien tenté de l’appeler faux trou, en tant qu’il redouble l’invisible dont l’existence n’est peut-être que l’après-coup de cette consistance. Nous aussi nous savons nous cacher bien sûr, mais savons-nous disparaître ?

Je vous propose une équivalence entre cet enchainement de deux tores dans l’identification hystérique et du nœud à quatre du sinthome constitué de deux faux-trous, l’un vérifiant l’autre. Ce qui fait faux-trou, c’est la question de l’enchainement, du rapport sexuel entre les deux trous. Faux trous et vérification, il me semble, vont toujours de paires. La vérification comme nous l’apprenons de nos patients obsessionnels, ce n’est pas la vérité, ce n’est pas, pour parler en terme borroméen, le vrai trou, soit, soit de J de grand A barré. L’enchainement des tores, c’est aussi celui des générations, l’enchainement entre un sujet et son Autre incarné qui, je cite, « celle l’amour ». Le sujet enchainé n’est qu’une vérification de la consistance de l’Autre, de l’univers clos des signifiants. « Pourquoi tout s’engloutit-il dans la parenté la plus plate ? Pourquoi les gens qui viennent nous parler en analyse ne nous parlent-ils que de cela ? » demande Lacan à la fin du séminaire : ne sommes-nous jamais que la forme inversée d’un universel symbolique vérifié par une exception ? Ne sommes- nous jamais qu’une réponse négative à nos parents, sous le coup, comme le dit Lacan, d’un automatisme mental ?

Le sujet est un mensonge qui dit la vérité. Mentir, c’est mal, répètent les parents aux enfants. La culpabilité signe la faute, oui mais la faute du symbolique qui s’excède dans son retournement et fait être ce qui n’est pas : un tore dans un trou, un sujet coupable dont la forme redouble la structure. Notre méfiance pour une jouissance Autre machiavélique, coupable et dangereuse n’est peut-être qu’un effet de forme qui ne va pas je cite « plus loin que l’inconscient », c’est-à-dire pas plus loin que le culte de l’Autre, pas plus loin que le primat du phallus. La jouissance Autre peut-être mortelle entend-on souvent, tout comme la vie. C’est tout le problème de l’abord du réel par Freud sur le modèle du fort-da, de la maitrise du réel traumatique par le primat symbolique. Le vrai, quand il s’agit du réel, est à la dérive, dit Lacan. Seule la mort à l’horizon existe-t-elle au symbolique ? Y a-t-il une fin à l’analyse autre que la mort de l’un ou l’autre des protagonistes au bout de la paire ordonnée?

Car si les hystériques ont inventé la psychanalyse, l’identification du sujet hystérique n’est pas celle du sujet en analyse. Troisième retournement proposé par Lacan, celui de l’analyse, le symbolique « avale » le réel et l’imaginaire. On n’est pas loin de l’identification hystérique, à ceci près que l’expérience analytique incorpore une discontinuité au lieu d’un enchainement, c’est-à-dire que l’analyse incorpore un non-rapport avec le trésor des signifiants, un non-rapport avec le grand Autre. Je vous propose de distinguer à ce propos deux écritures, entre les deux tores enchainés de l’hystérie et le nœud à trois de l’analyse. De J barré de grand A, à J de grand A barré, l’expérience analytique déplacerait la barre de la négation qui ne porterait plus sur la jouissance de l’Autre mais sur l’Autre lui-même. Il ne s’agirait donc plus de décompléter la consistance de l’Autre, mais de jouir de son inexistence.

Je m’explique : dans cette identification analytique, le symbolique ne se retourne plus sur une consistance, sur un Un enchainé, mais sur une jouissance qui ne fait pas chaine avec le symbolique, qui ne fait pas couple avec le grand Autre, une jouissance qui n’a pas de rapport avec lui. Cette formation de l’inconscient ne consisterait plus comme un savoir, comme une consistance en plus, mais comme un savoir-y-faire, c’est-à-dire comme un inconscient en acte. Cet acte, c’est le retournement du tore du symbolique sur un vrai trou non plus sur un Un enchainé. Cette formation de l’inconscient serait vide en tant qu’elle n’objectiverait pas, en tant qu’elle n’objecterait pas une consistance qui répond au symbolique et du symbolique. Dans quelle mesure l’inconscient freudien est une manifestation fondamentalement négative en tant que la négation est nécessitée par une conception pleine, c’est-à-dire consistante de l’inconscient ? Si nous sommes sous le coup d’un automatisme mental, la cure nous ouvre-t-elle la liberté de dire oui, dans l’après-coup d’un premier non nécessaire ? Le franchissement d’une analyse permet-il que le vrai et le réel se disjoignent, que la Verneinung ne fasse consister « pas-toute » l’Austossung. Pourrait-on différencier le sujet du lapsus redoublé par une dénégation du Sujet affirmant un mot d’esprit ?

Il y aurait donc une autre identification possible que la fixité du symptôme, une identification en mouvement, par exemple dans la fugacité d’un mot d’esprit. On ne peut répéter un trait d’esprit sans qu’il perde tout pouvoir de formation de l’inconscient. Cet inconscient en acte est une identification fondamentalement temporelle, non pas l’inconscient éternel, celui qui ne connait pas le temps. C’est un surgissement dans le temps, non plus une fixité dans l’espace spéculaire. Car ce qui caractérise le mot d’esprit par rapport au lapsus, c’est qu’il passe de bouche en bouche, c’est qu’il n’est pas rivé aux signifiants maîtres d’un sujet en particulier. Ce sujet baladeur, contagieux en quelque sorte, c’est aussi la marque de la sublimation : qui est ce sujet qui vous visite quand la chanson d’un autre se met à parler de vous ? La sublimation comme le mot d’esprit identifie un sujet en acte, sans domicile fixe, un sujet ponctuel, anhistorique et infidèle, contrairement au lapsus qui fait consister un sujet particulier, unique héritier d’un inconscient privatisé. Pourquoi nombre d’artistes inventent-ils un pseudonyme ? Qu’est ce qui fait dire à Freud que la sublimation fait l’économie du refoulement ? Existe-t-il une parole déspécularisée, Czermak m’autoriserait-il à dire une parole déspécifiée, en tant qu’elle n’identifierait plus tel ou tel sujet déterminé mais « Le » sujet dépersonnalisé, dépossédé d’une mentalité propre. Dans cet instant, le sujet perdrait la mémoire en tant que le lieu de son identification n’est pas enchainé au symbolique, en tant qu’il échappe à sa chaîne des générations :

Cette interruption dans l’espace permettrait que la psychanalyse puisse ne pas être un structuralisme, qu’un sujet puisse ne pas toujours revenir sur ses traces. Pourquoi fait-on un mot d’esprit, pour rien ! Pourquoi fait-on de la musique, pour rien ! C’est-à-dire que ce n’est assujetti à l’enchainement de la causalité, c’est-à-dire que ce n’est pas nécessaire. Pourquoi ? Pour rien est la seule réponse réelle, c’est-à-dire hors-sens, hors-dialectique subjective. Il n’est pas nécessaire que ce Je-là existe, il pourrait tout aussi bien en être autrement. Dans le nœud à quatre ou à deux faux trous, équivalent aux deux tores enchainés, le non à l’univers symbolique est nécessaire au nouage, ce qui dit beaucoup de la butée freudienne sur la réaction thérapeutique négative, le sujet est un point de capiton, fixe et central. Dans le passage au nœud à trois, il s’agirait d’opérer une révolution copernicienne, une excentration du sujet dans l’analyse qui ne serait plus qu’un mouvement contingent, c’est-à-dire non nécessaire, non nécessité par la structure du nœud à trois [cf. fig. 5].

Marguerite Duras s’est arrêté de boire un instant pour écrire son livre cardinal. Un instant elle s’est délestée de son symptôme-propre pour écrire le ravissement de Lol V. Stein. Peut-on consentir un instant au ravissement de sa propre consistance ? À quelles conditions topologiques peut-on courir le risque de s’abandonner, ne fût-ce qu’un instant ? S’agit-il dans la cure de capitonner le rond du symbolique, de découper des signifiants hérités, d’isoler des points fixes ou au contraire de les réinsérer dans le ronron de la chaîne ? S’agirait-il en fait de vider la parole, de vider l’inconscient de sa fixité métaphorique, c’est-à-dire de sa vérité subjective enchainée à l’Autre infantile ? S’il s’agit bien dans la cure de décongeler le saumon fumé, renonce-t-on au réel plein et habité de l’hystérique ? Peut-on renoncer à l’invocation d’un sujet permanent dans l’espace pour un sujet éphémère dans le temps, pour un passant sans passé ? N’y aurait en fait rien à savoir au-delà de l’hystérisation du discours, en tant que toute interprétation enchainerait les deux tores et rendrait impossible un signifiant nouveau sans rapport avec la chaine des générations, un évadé ponctuel d’une lalangue morte ?

Lacan précise que, même dans l’analyse, le retournement du symbolique ne respecte pas la structure du nœud, en particulier l’équivalence des registres : il y a bien un primat du symbolique dans la « talking cure ». Nous sommes là devant la même question que Freud à la fin de sa vie, y a-t-il un dépassement possible du primat du phallus ? Comme Winnicott dans la capacité à être seul a repéré la présence d’une absence qui n’est pas l’absence d’une présence, la peinture montre un invisible qui n’est pas la soustraction d’un caché, la musique fait entendre un silence qui n’est pas le manque d’une parole. Le refoulement n’est pas le retour de refoulé même si c’était l’espoir freudien. Il y a un trou réel dans le symbolique, au-delà du trou symbolique dans le réel. Ne sommes-nous jamais amoureux que de notre inconscient ? Ne faisons-nous jamais l’amour qu’avec notre fantasme ? On le dit. Il arrive pourtant qu’on fasse l’amour dans le noir. C’est souvent une femme qui éteint la lumière, même si ça n’est pas nécessaire. Or, demande Lacan « Comment reconnaîtrions-nous, dans le noir, que c’est un nœud borroméen ? ». Dans le noir, les trois consistances retrouvent leur stricte équivalence, ce que Lacan appelle la contre-analyse. Dans le noir, cette présence des corps-deux, sauf à être un couple, est souvent inquiétante, voire persécutrice. Pourquoi les enfants ont-ils peur dans le noir, si ce n’est d’être déshabillés de leur moi ? Dans le noir, la présence de l’invisible n’est plus redoublée par la cachette de l’image spéculaire. Je dois vous avouer que Je ne danse jamais, même après des années d’analyse. Peut-être parce qu’il me faudrait admettre que ce n’est pas Je qui danse, en tout cas, que ce n’est pas moi. Peut-être parce qu’il me faudrait renoncer à me cacher dans l’espace spéculaire pour pouvoir disparaître. La jouissance Autre est une jouissance hors-sujet.

C’est à cet endroit que Lacan va aborder la question difficile de la deuxième tranche d’analyse. En recoupant la bande de Moebius, soit le tore, il retombe sur une bande biface, c’est-à-dire sur une discontinuité entre l’endroit et l’envers. Peut-on faire équivaloir cette deuxième coupure sur la bande de Moebius avec la deuxième tranche de l’analyse ? Le plus notable dans l’idée de cette contre-analyse, c’est que Lacan la situe comme un deuxième temps, un temps qui ne peut pas être le premier, en tout cas dans une chronologie linéaire. Lacan décrit la contre-analyse comme un retour à la forme originaire du nœud (figure 5), un retour qui aura fait l’expérience de la discontinuité du réel du trois et n’est donc pas équivalent à ne pas avoir effectué le retournement analytique. Le premier temps chronologique, sans retournement du symbolique donc, est un oubli de l’oubli, un oubli radical dans le tore symbolique. Le refus formel de retourner le symbolique, le refus d’être identifié donc, ne permet pas d’écrire qu’il existe une jouissance hors-symbolique. Ce refus d’être hystérique, soit ce qu’on peut peut-être appeler un refus moderne, expose à la défonce traumatique par la jouissance Autre non symbolisée. Cette question de forme donc non pas de structure, pourrait nous permettre d’aborder sur un mode moins réactionnaire les problématiques modernes en tant qu’elles relèveraient moins d’une aspiration par le vrai que par le réel. Oubli de l’oubli donc, privation du réel qui n’est pas la frustration hystérique, qui n’est pas l’oubli d’un souvenir soustrait à la chaine des signifiants. L’analyse, si elle n’est pas cet oubli de l’oubli antérieur au retournement du symbolique, ne serait pas non plus l’oubli d’un souvenir mais le souvenir d’un oubli.

Le premier temps de sidération d’un mot d’esprit n’existe peut-être que dans l’après coup du rire qui marque le retour du sujet du fantasme. Ce premier temps de latence et sa proximité avec l’angoisse n’existent peut-être qu’après la foi retrouvée dans le sens et dans l’Autre. Il y a toujours quelqu’un pour applaudir trop vite après la musique à l’Opéra. Est-ce l’angoisse qui lui fait taire ce silence dans la structure ? Quand ce silence se fait, je crains toujours qu’un spectateur ne le rompe, c’est-à-dire que j’anticipe déjà sa fin, puisque je crains (puisque je désire ?) cette reprise de la ronde des discours. Le silence après la musique n’existe-t-il que déjà-perdu par le premier goujat qui le rompt ? Lorsqu’on applaudit ou même lorsqu’on redoute l’applaudissement, refait-on surface au sens topologique du terme ? Ce trou dans la surface est peut-être la seule manière de faire rétroactivement entendre le silence hors-sujet. La diachronie des discours, y compris celle du discours analytique, interdit de saisir la simultanéité des jouissances, mais seul le discours analytique, en se retournant sur un vrai trou, peut affirmer du nouveau. La plupart du temps, nous ne sommes ni conscient, ni inconscient, la plupart du temps nous ne sommes tout simplement pas. Il n’est pas nécessaire que Je existe dans ce nœud à trois : c’est peut-être ce qui le rend si antipathique. C’est peut-être aussi ce qui nous rend si bavards, si amoureux d’un retournement du symbolique qui nous cause… ou pas. Dans une contre-analyse, le Je n’est donc plus nécessaire mais « possible en attendant qu’il s’écrive ».

Finir une analyse, c’est peut-être endosser la responsabilité, la liberté d’un commencement.


Discussion


Nicolas Dissez — Merci, Elsa, de ce propos très articulé qui je trouve a le grand mérite de… Parce que je suis souvent étonné de la façon dont Lacan, à chaque nouveau séminaire, c’est peut-être de ça dont il s’agit, à chaque nouveau séminaire utilise des outils, des signifiants nouveaux, et vient réinstaurer une logique que de temps en temps on reconnait mais à la faveur comme ça d’outils renouvelés. Alors c’est peut-être cette question-là du signifiant nouveau que vous appelez – pas sans enthousiasme – pour reprendre la remarque qui a été faite tout à l’heure, mais je prendrai cet enthousiasme comme une qualité de votre intervention qui, enfin c’est ce que j’en ai entendu, qui essaye d’aller jusqu’au bout de l’effort de Lacan, d’une conception et de l’identification et de la fin de la cure qui touche à la question du Réel, et qui ne renvoie pas seulement au retour du refoulé, au sens du refoulé des rejetons de l’inconscient, des refoulés secondaires, mais qui vient toucher authentiquement à la question du refoulement originaire. Si j’entends bien ce que vous amenez, c’est là que pourrait venir la possibilité de ce signifiant nouveau qui – il faut bien le dire – je trouve que c’est un mouvement, peut-être c’est des retournements successifs, c’est un mouvement du séminaire lui-même d’année en année, il y a quand même un certain nombre de signifiants nouveaux qui arrivent, utilisés par Lacan pour renouveler constamment, ou donner une possibilité de renouveler la pratique. J’ai apprécié – j’ai l’impression de faire plus d’associations libres que de poser des questions, mais, c’est probablement parce que votre propos très articulé là… enfin ça va venir mes questions… est déjà très abouti – j’ai apprécié l’opposition que vous faisiez dans ce cadre-là, avec la question du lapsus et celui du mot d’esprit. Si j’ai bien entendu, du coup, mot d’esprit dans lequel il y aurait quelque chose qui se maintient de ce refoulement originaire, là où le refoulement, le temps du…, le laps comme ça du lapsus, y disparaît aussitôt. Ça m’a rappelé une petite chose ! Je vais vous raconter aussi puisque j’y suis… Une année où une collègue n’avait pas pu entendre mon propos et me demandait ce dont j’avais parlé, je lui avais dis : « ben je l’ai écrit, je te l’enverrai ». Elle m’a dit : « Ah ben non finalement ! Raconte-moi juste la blague que tu fais d’habitude au milieu ça me suffira ! » Bon, ça m’avait fait rigoler mais ça réduisait un peu mon propos, à propos de réduction, mais ça le réduisait peut-être à l’essentiel. C’est-à-dire que dans cette blague-là il y a peut-être le Réel, si j’entends bien, auquel vous essayez de toucher là et qui en plus a une chance de se maintenir. C’est quand même ça l’affaire des cures successives, des tranches successives que propose Lacan, qu’il y ait quelque chose qui se maintienne de la position analytique de cette jouissance de l’inconscient.

Alors est-ce que je vais arriver à une question ? Je ne suis pas sûr… Peut-être je vais laisser les questions à la salle et puis s’il y en a une qui me vient, je vous dirai tout à l’heure.

Pierre Coërchon — Ma question c’était, dans cette leçon, le passage du terme de valeur, du nom « valeur », à l’adjectif « valable ». Ça m’a posé beaucoup question, là, à ce moment-là de l’élaboration de Lacan. Effectivement, le problème de l’une bévue c’est sa furtivité, tu l’as bien dit Elsa, son émergence, son côté émergent, mais je me demande si justement le problème qu’évoque Lacan dans cette leçon c’est le retour au continuum ensuite après cette furtivité, c’est ça qui intrigue beaucoup cliniquement. Comment à cet endroit-là, il y a un effet de Réel, d’inconscient réel qui se manifeste, et puis comment tout de suite derrière ça peut retourner à une espèce de continuum sans qu’il y ait de progrès. Et c’est dans tout le séminaire cette question du progrès et de l’espoir de Lacan qu’il y ait quelque chose qui fasse évènement ou pas événement, puisqu’il va en parler ensuite : est-ce qu’il y a un événement historique ? Est-ce que ça fait événement ou est-ce que ça ne fait pas évènement ? Je crois qu’un des enjeux aussi du séminaire et de la bascule de cette « valeur » dans le « valable », c’est peut-être un changement de l’usage dans l’échange lui-même et quelque chose qui ne soit pas furtif et qui puisse se pérenniser dans la transmission puisque la conclusion du séminaire aboutira là-dessus sur la question d’un signifiant nouveau. Voilà, je voulais juste faire cette remarque.

N. Dissez — Alors, oui, ça m’amène ce que dit Pierre, à ma question peut-être finalement. Si ce dont il est question, y compris dans ce retournement, donc c’est d’un changement de forme, si j’ai bien compris ce que vous ameniez, Elsa, est-ce que ça conduit à dire que le sujet, dans sa furtivité, il est situé dans ce changement de forme voire dans le savoir y faire avec le changement de forme, on pourrait le dire comme ça ?

E. Caruelle-Quilin — C’est ça, et puis que ce serait un sujet peut-être contingent, c’est-à-dire d’abord qui pourrait avoir lieu ou pas et surtout comme il n’est pas nécessité dans le nœud à quatre, la fixité du sujet est nécessaire puisque c’est celle qui fait le nouage des quatre registres. Donc c’est un sujet fixe qui peut pas changer, qui est nécessaire, qui est, j’allais dire, enchaîné par le nœud lui-même, donc qui ne peut pas produire du nouveau puisque ça supposerait que le nœud se défasse. Alors que dans le nœud à trois, étant donné que le retournement, l’identification, se fait sur un lieu qui n’a pas de rapport avec, presque même on pourrait dire avec la lalangue du sujet, je ne sais pas si on peut aller jusque-là, avec la lalangue qui est morte en fait, enfin qui est déjà là, qui peut pas… mais où il n’y a pas de progrès effectivement. Mais si dans le retournement, le symbolique incorpore un trou qui n’est pas en rapport avec la lalangue, c’est possible du coup que dans ce lieu-là le sujet puisse produire quelque chose qui n’appartient pas à son symbolique. On peut dire ça comme ça ?

Jean-Jacques Tyszler — Dans le séminaire, il oppose les souvenirs d’enfance et la lalangue … (Le micro est requis) C’est juste une précision que je voulais demander à Elsa. Oui, dans le séminaire, il m’avait semblé, Elsa, qu’il faisait cette réflexion qu’il adresse à Freud mais qu’il adresse également à la pratique de la psychanalyse, enfin pourquoi on en revient toujours aux souvenirs d’enfance, à la névrose infantile, bon !, ce que vous rapportiez très bien. Mais il m’a semblé que justement il opposait dans le séminaire cet appel aux souvenirs d’enfance à la richesse de la lalangue qui était au contraire, pas la langue morte mais la langue qui allait solliciter en laissant de côté la question des souvenirs. Mais là vous semblez l’entendre autrement…

E. Caruelle-Quilin — C’est quand même des alluvions du passé quoi qu’il en soit…

J.-J. Tyszler — Oui mais c’est les alluvions dont parlait Nicolas c’est-à-dire ce que l’on pourrait mettre sous le côté des aspects forclos, enfin le refoulement originaire. C’est-à-dire il n’y a pas d’autre appel possible à quelque chose qui fasse la nouveauté sans cette mémoire d’alluvions.

E. Caruelle-Quilin — On est obligé quand même de retourner ce symbolique-là, c’est-à-dire que c’est quand même le symbolique qui peut donner un savoir de ce lieu, on va dire, sinon il est traumatique.

Jean-Luc Cacciali — Il me semblait aussi que la langue en deux mots est toujours une langue morte et que donc la seule qui serait vivante c’est la lalangue. Alors, est-ce ça en serait une illustration ce que vous avez dit à propos du mot d’esprit ?

E. Caruelle-Quilin — Non, mais je… enfin c’est une question, mais ce que je me dis c’est qu’en tout cas ce lieu de la jouissance Autre, il n’est pas enchaîné au Symbolique. On pourrait quand même… enfin je ne sais pas, est-ce que vous seriez d’accord pour dire que le Symbolique c’est la lalangue ?

On est d’accord ? Bon, on est d’accord alors !

Thatyana Pitavy — Il le dit Lacan, les bords du Symbolique, c’est la lalangue. Mais la jouissance Autre, elle est bordée par le Symbolique, elle n’est pas exclue, elle fait bord…

E. Caruelle-Quilin — Elle est bordée, c’est certain.

Th. Pitavy — Elle est bordée par le Symbolique, donc elle n’est pas exclue…

E. Caruelle-Quilin — De toute manière s’il n’y a pas de retournement du Symbolique cette jouissance va faire effraction, on va dire, puisqu’elle est non symbolisée, donc elle est là, sans qu’on puisse rien en faire, donc elle va faire défonce là, chez le sujet plus moderne peut-être. Donc c’est bien par le Symbolique et par la lalangue qu’on peut faire un signifiant nouveau. Il n’empêche qu’il est quand même nouveau c’est-à-dire il n’était pas contenu dans le symbolique. Donc… je ne sais pas quoi en faire mais… il n’était ni contenu, ni en opposition. Il est simplement autre chose.

Th. Pitavy — Oui mais c’est un signifiant, donc on est pris, on est coincé quand même avec la question du symbolique là-dedans.

E. Caruelle-Quilin — Quand même.

N. Dissez — Il y a peut-être un point qui peut nous éclairer puisque vous y aviez fait allusion : c’est la question de l’automatisme mental. Sujet dont, vous savez, nous allons traiter le 9, 10 et 11 octobre prochain à Sainte-Anne – la pub n’est pas finie ! Dans l’automatisme mental, si j’entends bien cette question du signifiant nouveau, les signifiants qui apparaissent, qu’ils apparaissent sous une forme hallucinatoire ou d’une pensée qui devient étrangère, il semble bien que l’effort du sujet, si on veut l’appeler comme ça, il consiste quand même, ces termes qui lui semblent, qui lui arrivent comme totalement étrangers, c’est-à-dire, enfin, c’est ce que je proposerai, qui ne font pas partie de la lalangue en question, en tout cas au départ, sa charge c’est de tenter de les endosser, c’est aussi bien enfin, me semble-t-il, ce que Schreber appelle le compromis raisonnable , finalement, s’il faut en passer par femme, eh bien allons-y ! On se soumet à ça. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose là du registre d’abord de ce mécanisme-là d’endosser, puisque c’est ça, Lacan il identifie pour le coup l’endossement à l’identification, il met les deux termes en équivalence dans la première leçon. Est-ce que l’endossement donc d’un signifiant radicalement nouveau, est-ce que ce n’est pas là quelque chose qui nous donne, quelque chose comme un modèle pour l’émergence de ce signifiant-là.

J.-L. Cacciali — Juste une remarque à propos de l’automatisme mental qui nous montrerait et Lacan a pu dire qu’il est normal, c’est que, le point c’est que les signifiants sont reçus, fondamentalement reçus, ils ne sont pas, nos propres signifiants, les signifiants que nous utilisons sont des signifiants reçus…

N. Dissez — … imposés.

E. Caruelle-Quilin — Sauf si on en produit un hors du grand Autre.

J.-L. Cacciali — Alors c’est la question qui se pose….

Transcription : Annie Delannoy ; relecture : Élisabeth Olla-La Selve