Pointant combien cette volonté d’effacer le corps des femmes dans l’espace public est obscène, « tant l’autre y est réduit à la tentation qu’il représente », Delphine Horvilleur aborde et analyse à la lumière des textes les justifications traditionnellement avancées, au nom de la pudeur, pour justifier cet effacement. Elle souligne que ce voilement est impudique parce qu’il mutile, faisant des femmes sans visage et des hommes sans paupières, « hommes-pupilles » tout entier engloutis dans le regard. Puis tranquillement, mais inexorablement, elle nous fait alterner de ce voile-ci, impudique, aux textes qui demeurent, eux, voilés. La seule lecture pudique d’un texte, nous dit-elle, « est celle qui affirme que les textes ne sont pas complètement révélés, mis à nu par des lectures et des lecteurs passés » : un texte figé par l’interprétation est un texte profané. Il y a donc des lectures et des lecteurs impudiques.
Tout au contraire, la tradition talmudique est une tradition de dévoilements successifs, additionnels, parfois contradictoires, qui n’épuisent en rien les textes, ni ne les figent. Il faut pour cela une lecture qui ne soit pas littérale, qui ne s’arrête pas au sens obvie. Le premier niveau de lecture d’un texte est d’ailleurs illustré par le terme hébreu, pshat, qui peut signifier « simple », mais aussi « dénudé ». Le travail des lecteurs est donc celui d’un tailleur, puisque les commentaires et les interprétations « tissent une membrane autour du texte », l’habillent de sens nouveaux pour ne pas le laisser nu. Chaque commentaire voile et dévoile, mais n’épuise pas le texte, faisant de celui-ci « un textile mouvant ». À propos de textile, Delphine Horvilleur précise, ce qui n’est pas sans faire écho à cet autre ouvrage, Le métier de Zeus[1], que chaque livre du Talmud porte le nom de massekha, qui se traduit habituellement par « traité », mais qui, étymologiquement, désigne un métier à tisser… La littérature juive est ainsi une « schmattologie ».
Cette recension n’a pas pour objet d’épuiser l’ouvrage qui traite encore de la nudité, de la honte et de la culpabilité (en prenant justement soin de les distinguer), des hommes et des femmes, de l’altérité. Il évoque aussi les Yeshivot, ces écoles où l’on débat des textes et où chacun devrait apporter et confronter ses interprétations, sa lecture des textes, d’une façon qui peut être (et doit être ?) subversive, mais en tachant d’éviter la perversion qui consiste à nier l’équivoque… Bref, un livre écrit par une femme rabbin (elles sont deux en France), un livre qui s’inscrit dans une religion, une tradition, certes, et à prendre comme tel, il ne prétend d’ailleurs pas à autre chose, mais un livre intelligent, ouvert, qui traite de questions qui ne sont pas sans faire écho à nos propres préoccupations. Ne sommes-nous pas nourris des grands textes et des traditions qui les portent, de textes en général ? Et quelle lecture en faisons-nous ?
[1] John Scheid et Jesper Svenbro, Le Métier de Zeus. Mythes du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris, Errance, 2003 (La Découverte, 1994) ; voir Ch. Melman, Lacan et les Anciens. Trois leçons, Paris, Publications de l’Association lacanienne internationale, 2008.