Lacan n’a pas élaboré de mathème particulier pour l’identification, mais, dans son retour à Freud, il trouve l’einziger Zug – le trait unique – qu’il traduit par trait unaire. Il s’agit ici de voir comment la toux de Dora, einziger Zug de la seconde identification freudienne, sans cesser pour autant de renvoyer au un unifiant et leurrant de l’identification imaginaire, conduit Lacan à l’élaboration du trait unaire de l’identification symbolique. Et inversement, de voir comment le trait unaire permet de revisiter les trois identifications freudiennes par une nouvelle ligne de partage, ligne de partage entre identifications aliénantes et identification constituante.
Selon Freud, l’identification se distingue de l’imitation, puisqu’elle échappe complètement à l’intéressé qui ne s’en rend pas compte. Elle est l’expression première d’un lien affectif à une autre personne.
Dans le chapitre VII de Psychologie des foules et analyse du moi, l’einziger Zug, la toux de Dora par exemple, est évoqué à propos de la seconde identification, celle que Freud appelle l’identification régressive :le moi se borne à emprunter à l’objet un seul de ses traits, un trait physique, un trait partiel, par exemple sa toux.
La seconde identification rend compte de la toux par une substitution du sujet soit à la personne qui suscite son hostilité soit à celle qui fait l’objet de son penchant érotique; une petite fille imitant la toux de sa mère signifie le désir hostile de prendre la place de sa mère auprès de son père. Cette substitution sous l’effet du sentiment de culpabilité est pénible. C’est ainsi que le conflit entre le pulsionnel freudien du ça, "haïr" et le surmoi trouve un compromis dans le symptôme. Le moi peut également emprunter le trait à l’objet aimé, le père pour Dora. L’identification prend alors la place du penchant érotique, de la relation d’objet. Celle-ci s’est transformée par régression en une identification. La toux permet à Dora de prendre la place de son père, en particulier auprès de Madame K, ce qui rend compte de sa position homosexuelle. Freud analyse de la même façon l’homosexualité masculine:le garçon, contraint, à la puberté de renoncer à la relation d’objet orientée vers sa mère s’identifie de façon régressive à sa mère, prenant pour objet d’amour une image de lui-même, un autre garçon. La position homosexuelle est aussi une formation de symptôme au sens freudien, dans la mesure où il y a conflit entre le pulsionnel du penchant érotique et le sur-moi de l’Oedipe.
Freud ne met pas en relation cette seconde identification "régressive" avec les deux autres identifications, si ce n’est par les caractéristiques mêmes de l’identification, qu’elle échappe à l’intéressé et qu’elle est l’expression d’un lien affectif à une autre personne. La première identification, qu’il appelle "primaire", "ambivalente", "dévorante" identification au Père Mort de Totem et Tabou est à la fois expression de tendresse et désir de suppression, d’où les qualificatifs. La troisième, Freud l’appelle "identification hystérique", identification à un sujet désirant, qui n’est pas forcément une personne aimée/non aimée. L’exemple donné est celui de jeunes filles dans un pensionnat s’identifiant par leur chagrin à l’une d’elles qui a reçu de son amoureux une lettre de rupture.
Lacan entre dans la psychanalyse par le schéma optique qui rend compte de l’identification imaginaire. Une étape en est le stade du miroir, moment où l’enfant qui voit son image dans le miroir va après diverses expériences, assumer cette image comme étant la sienne L’advenue du désintérêt pour cette image traduit le fait que cette image est désormais assumée. Quand l’identification spéculaire se fait mal, l’enfant en pâtit et pourtant cette identification à une forme, à une Gestalt, est leurrante car elle donne l’illusion d’un tout. C’est en quelque sorte la matrice de toutes les formes de méconnaissance du moi, qui apparaît lui aussi comme un compromis, comme une formation de symptôme. Cette identification imaginaire s’accompagne en fait d’une identification symbolique quand l’enfant se retournant vers l’Autre se voit confirmer le lien entre image et sujet. L’identification symbolique introduisant la dimension de l’Idéal du moi, vient alors soutenir l’identification imaginaire.
Cette identification imaginaire, leurrante, au petit autre du miroir est du même ordre que l’identification au petit autre réel dont parle Freud dans l’identification hystérique C’est une identification au petit autre désirant qui correspond dans le graphe du désir à la ligne m <= i(a).
C’est par l’einziger Zug de l’identification régressive de Freud que Lacan rend compte de l’identification de signifiant ou identification symbolique, ce qu’il aborde dans son séminaire sur L’Identification de 1961. Comme l’einziger Zug, le trait unaire est aléatoire et partiel, il est unité de compte, un trait parmi d’autres. Cependant le trait unaire relève de l’ordre de la parole et du symbolique tandis que l’einziger Zug relève de l’identification imaginaire.Ce signifiant refoulé, qui efface la perte de l’objet, signifiant élu, signifiant aveugle de chacun, leste le symbolique. Isolé de tous les autres, en dehors des autres, il permet l’opération de signifiance et, d’une certaine façon, représente le sujet pour les autres signifiants. Ainsi, parallèlement, le moi, forme unifiante et imaginaire, est produit par une série d’identifications imaginaires et en même temps, le sujet naît d’une identification aliénante au signifiant refoulé. Le trait unaire témoigne du mécanisme opératoire en jeu dans l’identification, dans la mesure où l’identification est une aliénation.
C’est l’identification primaire dévorante de Freud, qui donne une idée de ce qui permet vraiment au sujet d’aller au-delà de l’identification aliénante. Lacan souligne lui-même la difficulté d’une approche de l’identification par ce mythe du Père Mort. Le mythe rend compte d’abord de l’identification au trait unaire. D’une certaine façon, le Père Mort c’est le signifiant manquant, le -1 qui institue l’ordre symbolique. Mais si Dieu est mort, plus rien n’est permis, sauf à instituer une loi entre les frères; le mythe du Père Mort, c’est aussi un mythe sur la reconnaissance de l’aliénation, sur la possibilité d’une séparation entre le champ de l’Autre et le sujet, sujet qui s’identifie à lui-même par "l’acte du sujet du désir".
Les trois identifications freudiennes revisitées par Lacan accentuent, chacune à sa façon, l’imbrication de l’imaginaire, du symbolique et du réel:La position est imaginaire, le trait est symbolique, le symptôme est réel. Le trait unaire met en évidence la structure de manque du sujet et le caractère aliénant de ses identifications. Contre le "fatum" que constitue l’aliénation, l’identification du sujet à sa castration est plus qu’une identification symbolique, consistant à être quelqu’un d’Autre, c’est le passage à l’acte du sujet "à être".