Edgar Poe, Andrei Markov, Wolfgang Döblin, et les autres...
21 mai 2006

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FLORENTIN Thierry
Billets



Le séminaire sur la Lettre Volée, qui ouvre les Écrits de Jacques Lacan, fut publié une première fois en 1957, dans le n°2 de la revue La psychanalyse.

Fleur japonaise destinée à s’ouvrir à la lecture de son séminaire parlé, mais qui va en réalité bien plus loin, nous devons donc plonger cet écrit dans l’eau des leçons de la fin du séminaire sur "Le Moi dans la théorie freudienne et la technique de la psychanalyse", et notamment les leçons des 23 et 30 mars 1955, 26 Avril et 10 Mai 1955, ainsi que de la conférence qui fut prononcée la même année le 29 Mai, sous le titre "Psychanalyse et cybernétique", et qui de l’aveu même de Lacan, ne rencontra qu’un succès mou et tiède.

Il nous faut nous replacer dans le contexte d’une part de ce que Lacan avance depuis 1951, avec le retour à Freud, et de la scission de 1953 avec la SPP. Ce que les analystes mettent en avant à l’époque, ce sont des concepts, tels que la personnalité, le caractère, le transfert, la dynamique de l’inconscient, l’identification au moi fort de l’analyste, etc. qui ne rendent en aucun cas compte de l’essentiel, à savoir leurs formes discursives.

Lacan va souligner que ce n’est pas le Cogito conscient qui l’emporte, mais le sujet en tant qu’il parle, le parlêtre, le discours du sujet, qui importe. Et lui seul. Le Moi reste un mirage, joué par une chaîne, la chaîne signifiante, qui s’organise selon sa propre logique, et ses propres lois.

C’est donc au prisme de la lecture de l’"Au delà du Principe de Plaisir", texte de Freud de 1920, et de l’automatisme de répétition, que Lacan va tenter au cours de ce séminaire de dégager les éléments symboliques qui à travers le langage, vont venir organiser et ordonner les lois propres à cette chaîne "qui régit les effets psychanalytiques déterminants pour le sujet : tels que la forclusion (Verwerfung), le refoulement (Verdrangung), la dénégation (Verneinung) elle même précisant de l’accent qui y convient que ces effets suivent si fidèlement le déplacement (Entstellung) du signifiant que les facteurs imaginaires, malgré leur inertie, n’y font figure que d’ombres et de reflets" (Écrits, p.11).

Afin d’illustrer cette "détermination majeure que le sujet reçoit du parcours d’un signifiant", Lacan fera suivre à ses auditeurs le parcours de la lettre volée, "The purloined letter", nouvelle d’Edgar Poe, traduite par Charles Baudelaire.

Les années 1950 sont les grandes années de la cybernétique, ainsi que de la théorie des jeux, à la suite des travaux de Norbert Wiener et de John Von Neumann, et Lacan va puiser dans ces nouvelles théories afin d’appuyer sa démonstration des lois propres à la chaîne signifiante.

Il nous faut une fois encore nous replacer dans le contexte de l’époque, afin de saisir que ce qui nous semble de nos jours relativement lisible, reçut lors de la parution de ce texte des critiques vives et fraîches. Quelque soit le champ qu’emprunte Lacan, qu’il s’agisse des mathématiques, de la linguistique, de la logique, ou encore de la topologie ce n’est jamais de cela qu’il s’agit, pas plus que d’une analogie. En 1966, lors de l’édition des Écrits, il revient sur les troubles qu’avaient suscité sa communication dans le milieu des mathématiciens, pour en souligner la portée autre : "Aussi les quatre pages qui pour certains font casse-tête – il parle de l’introduction – ne cherchaient elles pas l’embarras" (p.42).

Ce n’est jamais vraiment cela, car en effet c’est bien plus que cela, comme le rappelle Marc Darmon, dans sa préface à la nouvelle édition de ses Essais sur la Topologie Lacanienne, ce n’est pas le savoir mathématique de Lacan, qui est à polémiquer, il sera toujours possible, avec plus ou moins de bonheur, et parfois à ses propres dépens, de le prendre en défaut, mais la place du sujet, du sujet de l’énonciation, toujours, à mettre à l’épreuve, inlassablement : "Nos Écrits prennent place à l’intérieur d’une aventure qui est celle du psychanalyste, aussi loin que la psychanalyse est sa mise en question" (Écrits, p.41).

Ce n’est donc pas d’un montage de thèses universitaires qui s’enchaîneraient plus ou moins l’une l’autre, ce dont Lacan se fichait éperdument : "Il nous arrive parfois… que nos incursions dans la combinatoire ne nous égarent pas" (p.23), mais d’une pensée vivante et audacieuse, enthousiaste et bouillonnante, qui cherche son énonciation et sa rigueur à l’épreuve de la science. "C’est pourquoi il vaut de s’attarder", écrit-il "dans l’exploration de la chaîne ici ordonnée dans la même ligne qui retint Poincaré et Markov" (Écrits, p.51).

Lacan emploie l’expression "ici ordonnée dans la même ligne", il ne s’agit donc ni d’analogie, ni d’homothétie.

La démonstration mathématique contenue dans le séminaire sur la Lettre volée, afin d’illustrer la chaîne signifiante, qui fut jouée en cours de séminaire par Lacan, avec Octave Mannoni, notamment, suite qu’il faut refaire soi-même crayon en main, avec des dés et une feuille de papier pour bien la saisir, fut retenue sous le terme de chaînes de Markov.

Les chaînes de Markov, du nom du mathématicien russe André Markov, sont, dans le calcul des probabilités de survenue d’un évènement, constituées de telle sorte que la venue ou le surgissement de cet évènement se trouve commandé par les antécédents. Ce sont eux qui déterminent la survenue de tel ou tel évènement à venir.

C’est ce que le parcours de la lettre, dans la nouvelle d’Edgar Poe est censé illustrer.

"Quitte à y faire l’épreuve de sa cohérence, une fable, écrit Lacan, est aussi propre qu’une autre histoire à mettre en lumière cette vérité freudienne, de l’ordre symbolique en tant que constituant du sujet, déterminé par le parcours d’un signifiant".

Nous souhaiterions partager avec le lecteur de ces lignes, rompu comme il se doit à la longue fréquentation attentive du séminaire sur la lettre volée, la surprise qui nous a saisi à la lecture de l’ouvrage de Marc Petit. L’équation de Kolmogoroff. Vie et mort de Wolfang Doeblin, un génie dans la tourmente nazie (Paris Ramsay 2003, ré. Poche 2005).

En effet, il ne s’agit ici pas d’une fable, comme dans la lettre volée, mais d’une réalité historique.

Wolfgang Döblin était un des fils du romancier allemand Alfred Döblin (Berlin Alexanderplatz). Au lendemain de l’incendie du Reichstag, en 1933, alors qu’il est encore étudiant en statistiques se préparant à l’économie politique, il rejoint son père, exilé à Zürich, puis la famille s’installe à Paris en 1934.

Naturalisé français, il transforme son prénom en Vincent, et devient l’élève des plus éminentes figures de l’école probabiliste de Paris, à l’Institut Henri Poincaré : Paul Lévy, Émile Borel, Arnaud Denjoy, Georges Darmois, Maurice Fréchet…

Il soutient sa thèse en 1938, et devient à 23 ans le plus jeune Docteur en mathématiques de l’époque. Dans le sillage de sa thèse, il présente et rédige un certain nombre de travaux théoriques sur les chaînes de Markov, équations connues depuis 1902.

En Octobre 1938, il n’est plus sursitaire, et doit effectuer son service militaire. Il est incorporé dans l’armée française pour une période de deux ans. Il refuse l’école des sous-officiers auquel, en tant qu’universitaire, il avait pourtant droit.

En septembre 1939, il est mobilisé comme télégraphiste, au 291ème Régiment d’Infanterie, dans les Ardennes, et poursuit durant ses nuits de garde de l’hiver 1939-1940 ses recherches qui portent sur l’équation de Kolmogoroff, autre mathématicien probabiliste russe.

Il sera cité à l’ordre de son régiment le 19 Mai 1940, pour son héroïsme lors des six semaines pendant laquelle son unité sera engagée.

Cependant, à la suite d’une offensive particulièrement rude et violente, son bataillon sera encerclé au nord des Vosges.

Sachant la reddition imminente, il fausse compagnie à son unité, et s’éloigne vers le sud dans la nuit du 20 au 21 Juin 1940.

Au village de Housseras, près d’Epinal, il se retrouve au milieu de soldats en déroute. Il brûle alors ses papiers personnels dans le fourneau d’une ferme, et se suicide d’une balle dans la tête le 21 Juin au matin.

Il sera enterré sans aucune indication d’identité – il s’était présenté comme alsacien auprès de ses camarades – dans une fosse au pied de l’église, en compagnie de soldats français et allemands tombés dans l’âpreté des récents combats.

Il ne sera identifié qu’en Avril 1944, grâce à un bracelet, et à l’opiniâtreté d’une camarade d’Université, mathématicienne dont il était amoureux sans retour, Marie-Antoinette Tonnelat, qui deviendra par la suite professeur de physique théorique à la Sorbonne.

Je crois pouvoir dire, écrivit de lui Paul Lévy en 1955, pour donner une idée du niveau où il convient de le situer, qu’on peut compter sur les doigts d’une seule main les mathématiciens qui depuis Abel et Gallois sont morts si jeunes en laissant une oeuvre aussi importante.

Cependant, Vincent Döblin, quelques mois avant sa mort, avait adressé à l’Académie des Sciences de Paris un pli cacheté, enregistré le 26 février 1940 sous le numéro 11-668, et rangé dans les greniers de l’Académie.

La pratique dite des plis cachetés remonte à la création de l’Académie des Sciences, sous Louis XIV. Ceci permettait à des mathématiciens, ou à des physiciens, de faire enregistrer et dater leurs découvertes, par exemple la résolution d’un théorème, et de lancer un défi à la communauté scientifique, doté parfois de récompense ou de prix, à qui viendrait le relever. Une fois datés, les documents sont archivés pour cent ans, et seul l’auteur, ou ses héritiers, peuvent en demander la levée et l’ouverture.

Une Commission des plis cachetés se réserve le droit, passé ce délai, d’ouvrir les plis, et d’en apprécier le contenu scientifique.

Ces documents ne seront jamais saisis par les nazis, qui ne pensèrent jamais à demander l’ouverture de ces boites cartonnées alignées sur des étagères poussiéreuses, boites qui continrent également, pendant toute la durée de la guerre, et au nez et à la barbe des allemands, les travaux des savants atomistes français qui les avaient déposés avant de partir se réfugier et continuer leurs recherches aux États-Unis.

"Tenez ! Entre les jambages de la cheminée, voici l’objet à portée de main que les ravisseurs n’ont plus qu’à tendre…" (Écrits, p.36).

Or, si l’on frémit à l’idée que les travaux des physiciens nucléaires aient pu être saisis, il en est de même pour les travaux de Vincent Döblin.

En effet, une application directe de ces travaux sur les probabilités intéressait au plus haut point les allemands, qui en auraient eu besoin pour le cryptage perfectionné de leurs communications militaires (souvenons nous du casse tête de la machine Enigma, qui fut résolu par la machine de Thüring). Pour comprendre cela, il suffit de se reporter par exemple à l’écriture intuitive des logiciels de téléphonie portable, les fameux SMS, ou textos, qui reposent sur une application des chaînes de Markov. À partir des dernières lettres écrites, il est mathématiquement possible de déduire les lettres les plus probables qui suivront. Markov s’était intéressé de près à cet aspect en se penchant sur l’alternance des voyelles et des consonnes de la langue russe à partir des 20000 premières lettres du roman de Pouchkine Eugène Onéguine, et avait ainsi étudié la mesure selon laquelle la présence d’une voyelle augmentait ou diminuait la probabilité de la présence d’une voyelle à la lettre suivante. Par exemple, en français, la lettre G est souvent suivie de la lettre U, ou de la lettre R, parfois de la lettre H, plus rarement de la lettre Y, etc…

Plus généralement, les chaînes de Markov s’avèrent être un outil d’une puissance universelle, dans de nombreux champs, économiques, politiques, sociaux, etc.

À la demande d’un grand mathématicien français, Bernard Bru, agissant au nom de la communauté scientifique, un des frères encore vivant de Vincent, Claude, donne son autorisation le 18 Mai 2000, à la Commission de l’Académie des Sciences de l’ouverture du pli cacheté adressé de son cantonnement des Vosges par son frère à l’Académie des Sciences soixante années plus tôt.

Et on découvre alors, sur un petit cahier d’écolier de cent pages acheté à l’épicerie d’un petit village des Vosges traversé par la troupe, écrit à l’encre bleu noir, des travaux d’une très grande richesse, et très en avance sur leur temps, portant sur l’analyse stochastique et les phénomènes de Markov.

Ainsi, une lettre en souffrance avait-elle fini par trouver sa destination…

Pour aller plus loin :

– Marc Petit: L’équation de Kolmogoroff. Vie et mort de Wolfgang Doeblin, un génie dans la tourmente nazie, Gallimard Folio, 2005.

Le Trimestre Psychanalytique 2/89, "Sur la lettre volée" (épuisé), Éd. AFI.

– Bernart Ycart : Modèles et algorithmes markoviens, Springer, Paris, 2002.

Merci à Benoît Rittaud, Maître de Conférences à l’Université Paris XIII dont on pourra lire l’article "Les chaines de Markov, outil universel" (La recherche, Septembre 2004, n°378).