Ecrire ou ne pas dire, telle est la question !
14 décembre 2008

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DE SAINT-JUST Jean-Luc
Textes
Écriture

Que l’écriture (1) n’implique pas les mêmes choses que la parole, cela semble aller de soi pour tout un chacun, c’est-à-dire pour tous ceux qui ont fait l’expérience d’une écriture, mais comment en rendre compte ? Comment rendre compte des effets de l’écrit en tant que texte bien sûr, mais aussi et surtout de l’écriture en tant qu’elle implique qu’un sujet écrive ? En tant que cela pose la question de ce qui s’engage quand j’écris.

C’est très concret cette question, car cela implique tout de suite la question du corps et pas seulement celui du texte. Cela implique le corps, au pied de la lettre. Le corps en tant qu’effet de langage, c’est-à-dire le corps en tant que marqué par un discours. D’autres diront le social, mais à y regarder de près, c’est équivalent (2).

Alors, pour situer les choses de façon très pratique, disons que pour un secteur qui est souvent décrit comme étant de culture essentiellement orale, le moins que l’on puisse dire c’est que les professionnels du social n’ont jamais cessé d’écrire. C’est « ignoré » dit-on. C’est vrai, mais pourquoi est-ce ignoré ? Qu’est-ce que cette écriture a de spécifique, de particulier, qui ne peut pas ou ne veut pas se savoir, être reconnue ? Qu’est-ce que cette écriture dit, ou plutôt, serait susceptible de dire ?

Pour aborder ces questions, je vais dans un premier temps prendre appui sur un travail de supervision que j’ai eu l’occasion de mener il y a quelque temps et qui m’a été très riche d’enseignement. Il s’agissait d’accompagner une assistante de service social qui était en grand désarroi dans l’exercice de son métier. Cela faisait quelque chose comme quinze ans qu’elle travaillait dans le même service, dans un service départemental d’adoption pour être un peu plus précis. Son travail consistait donc, principalement, à faire des enquêtes, la plupart du temps auprès de couples qui étaient en demande d’un agrément pour une adoption. Elle a exercé cette fonction pendant toutes ces années de façon, a priori, plutôt satisfaisante. C’est-à-dire que, comme tout le monde, elle ne s’en sortait pas trop mal. Elle s’en débrouillait en quelque sorte.

Seulement voilà, presque du jour au lendemain, elle n’a plus su comme exercer cette fonction. Elle ne savait plus comment faire et cela se traduisait surtout par le fait qu’elle ne savait plus comment écrire un rapport d’enquête sociale. Alors qu’elle en avait écrit quantité au cours de ces quinze années, elle était, sans comprendre ce qui lui arrivait, tout à coup désemparée face à cette tâche d’écriture.

En reprenant les situations les plus difficiles, au cas par cas, elle a pu faire état de ses questionnements quant à ces situations, quant à des demandes et des situations de plus en plus inédites, mais sans que cela vienne vraiment éclairer la difficulté qu’elle rencontrait. S’adapter à des situations nouvelles, cela faisait partie de son expérience ; c’est sur un autre registre que se situaient les impasses qui étaient les siennes. C’est presque de façon anecdotique qu’elle a fait état de deux changements, deux changements d’écriture. Rien d’extraordinaire en fait, juste deux petites choses qui sont le plus souvent lues aujourd’hui comme banales, sans gravité.

La première, c’est un changement de nomination. Or, la nomination il ne faut pas croire que c’est une question qui ne concerne pas l’écriture. Nous ne sommes pas inscrits pareil selon la façon dont nous sommes nommés. La nomination, cela concerne la question du nom propre bien entendu, mais aussi la façon dont nous sommes et nous avons été parlés. (3) Ce changement de nomination concernait tout le service dans lequel cette assistante de service social travaillait. C’est-à-dire que du jour au lendemain elle ne s’est plus appelée Assistante de service social, mais comme tous ses collègues, assistants de services sociaux et psychologues, ils se sont tous appelés, indistinctement : « Agents du service d’adoption ».

Que peut-on en dire, de ce changement de nomination, dans ses effets concrets ? La première chose, c’est qu’on peut rêver mieux comme nomination. Il faut le dire, ce n’est vraiment pas terrible. Ne croyez pas que ce n’est pas sans importance, ce que cela soutient, un nom. Si vous vous appelez Laborde ou Perrin, je peux vous assurer que c’est tout à fait déterminant dans la façon dont on va s’adresser à vous, de même si vous dites que vous êtes professeur ou si vous dites que vous êtes instituteur. Et encore, je ne parle pas des effets que cela crée lorsque vous dites que vous êtes psychanalyste. Alors « agent », qu’est-ce que cela détermine ? « Agent » ce n’est pas sans effet non plus, mais plutôt ne pas pouvoir supporter grand chose, d’avoir essentiellement un effet de béance. Ce qui n’est sans doute pas étranger avec le fait, que dans ce cas, ce que cette nomination détermine, c’est justement une absence de détermination. C’est-à-dire que c’est une nomination qui n’est pas n’importe laquelle, puisqu’elle a justement cette spécificité, cette particularité, de dénier la fonction même de la nomination qui est en tout premier lieu de distinguer, de différencier.

D’ailleurs, les linguistes, comme les logiciens, connaissent bien cette fonction, cette propriété de la pure différence (4). C’est ce qui spécifie le nom, mais c’est aussi ce qui permet le sens. Si la nomination n’a plus pour fonction de soutenir cette dimension de la distinction, de la coupure, de la différentiation radicale, cela supprime l’effet de sens. Cela n’a plus de sens.

C’est vérifiable lorsque vous entendez par exemple une langue qui vous est étrangère, c’est-à-dire dans laquelle vous n’êtes pas en mesure d’y repérer des distinctions, des différences, ses coupures signifiantes. Cependant, dans cette langue, les distinctions existent et c’est à les reconnaître que les parlants de cette langue se comprennent. Alors, qu’il existe des procédés, nouveaux dans l’histoire de l’humanité, qui ne consistent pas à modifier ces distinctions, à les changer, mais comme nous pouvons en prendre la mesure dans cet exemple, à radicalement les effacer, c’est peut être à cela que nous sommes confrontés ?

Nous y reviendrons, mais il n’est quand même pas inintéressant de noter que dans l’histoire, ce sont spécifiquement les régimes totalitaires qui développent ces procédés. Quand un nom, esclave par exemple, ne veut plus dire esclave, parce qu’il a été renommé, alors vous êtes confrontés au non sens.

C’est ce que cela a pour effet et ce n’est sans doute pas sans conséquences lorsqu’un sujet, pris dans ce processus, doit écrire. Pris dans les effets, de cette indistinction, il ne peut plus prendre appui sur ce qui nous sert, à tous, de référence pour écrire, le sens.

Vous voyez que c’est finalement pas si banal que cela ce petit truc d’une autre nomination, parce que justement ce n’en est pas une. C’est une a-nomination, voire, il faut peut-être le dire, quand on en prend la mesure, cela résonne d’assez près avec une abomination.

La seconde, de ces petites choses, et vous verrez qu’elles sont tout à fait congruentes, concerne peut-être encore plus directement l’écriture. C’est une consigne qui a été donnée pour l’élaboration de ces rapports d’enquête. Jusqu’à présent, les professionnels étaient considérés comme formés à ce travail d’écriture, et bon an mal an, avec l’expérience, ils s’en sortaient pas si mal que cela. Cela fonctionnait avec comme repères les normes de leur corporation et ce qu’ils pouvaient soutenir de leur subjectivité. Autrement dit, à défaut d’être objectif, cela avait du sens et cela pouvait se soutenir dans la fonction qui était celle de ces rapports.

Cette nouvelle consigne fut celle de devoir répondre à une exigence de transparence. Autrement dit, il s’agissait de devoir tout dire, mais de devoir tout dire de façon objective, sans prendre aucunement parti, sans orienter quoi que ce soit. Voilà qui peut paraître de prime abord tout à fait intéressant, en tous les cas terriblement séduisant. Si ce n’est, que dans ce travail de supervision, ce furent manifestement ces deux petites choses qui furent à l’origine du désarroi de cette professionnelle. Désarroi, manifestement partagé par ses collègues qui avaient, pour la plupart, autant d’expérience qu’elle.

Alors, à moins de penser que, d’un coup, ils soient devenus incompétents, la question se pose quand même de savoir ce qui s’est passé. Cette seconde consigne est, là encore, des plus banales aujourd’hui, et ce qu’elle soutient d’idéal de transparence et d’objectivité est assez largement partagé par ces professionnels. Les critères qui leur étaient donnés, les rubriques qu’il convenait de remplir, ils les avaient assez bien compris et ils ne manquaient pas de les appliquer. L’incompétence étant manifestement hors de cause, il était à ce titre difficile de les accuser, comme c’est si souvent le cas, d’opposition, de résistance au changement. Ils étaient partie prenante dans ce processus. Cependant, cela ne marchait pas, cela ne marchait plus.

Deux incidents vont illustrer les effets de ces petites choses, toutes banales. Le premier est qu’à leur grande surprise, dans cette équipe qui avait de l’expérience et travaillait ensemble depuis des années, ils se sont mis, pardonnez moi l’expression, à s’engueuler. Il n’y a pas d’autre terme. C’est-à-dire, pas seulement se signifier leurs désaccords, leurs différences de point de vue, ce qui était courant et se faisait de façon plutôt pacifiée, mais bel et bien à s’agresser mutuellement, ne supportant plus ces différences. Ce qui, jusqu’à présent, les distinguait était devenu, singulièrement intolérable.

Le second, plus ponctuel mais aussi plus emblématique, eut lieu au cours d’une pause dans la cafétéria du service. Un homme manifestement furieux a attrapé un de leurs collègues et en lui criant dessus lui a demandé de lui dire : pourquoi, il ne voulait pas qu’ils adoptent un enfant avec sa femme. C’était la première fois qu’un tel incident avait lieu, mais ce qui a été le plus déroutant pour les uns comme pour les autres, c’est que ce collègue n’a pas été en mesure de dire quoi que ce soit. Il avait appliqué la procédure. Autrement dit, ce qu’il avait écrit n’avait pour lui aucun sens dont il aurait pu rendre compte, subjectivement assumer. Ce genre de chose que nous retrouvons dans ce second incident est quelque chose qui devient monnaie courante dans des témoignages quotidiens et à tous propos (5).

La réaction de ce monsieur, nous pouvons sans doute la comprendre comme une réaction, non pas tant du fait d’un refus quant à la demande d’adoption, mais bel et bien de ne pas avoir la possibilité de trouver, au-delà de la réponse donnée, un interlocuteur en mesure de soutenir le sens. C’est ce que n’a manifestement pas trouvé cet homme, pas plus du côté du juge, que du côté du professionnel qui a fait l’enquête sociale. Ce qui est insupportable, ce n’est pas seulement ce non-sens, mais que de ce non-sens il ne puisse pas en parler dans une interlocution avec un autre qui serait en mesure de soutenir, à ce propos, un dire. C’est en deçà et cela élude la question d’un avis, d’une prise de position, d’éventuel désaccord, et encore davantage de la moindre responsabilité subjective (6).

D’où la question que je suis en train de mettre au travail, qui est de savoir si, quand nous écrivons, nous disons quelque chose ou non. Comme je le faisais remarquer au tout début, c’est une question qui est toujours très présente dans un travail d’écriture. Je veux dire que nous faisons tous l’expérience que cette question est vraiment distincte de la question qui se pose de savoir ce que nous allons dire ou non quand nous parlons. Entre le dire et l’écrire, la question du sens, de la signification, ne se pose manifestement pas sur le même registre, n’opère pas selon des mêmes déterminations. Alors, de quoi relève cette difficulté qui n’est pas vraiment spécifique des professionnels de ce secteur, mais qui est spécifique de l’acte d’écriture en tant que tel.

C’est peut-être important de rappeler que si l’unité de l’écriture c’est, en tous les cas pour nous, la lettre ; l’unité du dire, c’est su depuis que Lacan à repris les travaux de Ferdinand de Saussure, c’est le signifiant (7). Disons pour simplifier ici, c’est le signifiant dans sa matérialité de phonème, pour faire une référence tout à fait essentielle aux travaux de Roman Jakobson (8). Le signifiant, il a une spécificité structurale c’est que justement dans sa matérialité même de phonème il soutient sans problème, sans que cela constitue un paradoxe, la dimension de l’équivocité.

C’est ce qui crée cet effet, ramassé dans des formules souvent mal comprises, quand il est rappelé « qu’un sujet dit toujours autre chose que ce qu’il dit », ou encore « qu’un sujet qui parle ne sait jamais ce qu’il dit ». Ces formules ne renvoient aucunement à un sens caché ou souterrain, mais d’abord, très concrètement, à la matérialité du signifiant qui fait qu’un phonème supporte cette équivocité du signifiant. Par exemple, [sã] ou [pε] cela soutient très bien la dimension de l’équivocité tant que vous n’avez pas à les écrire, « cent, sans, sang », ou « pin, pain, peint ». Ce n’est sans doute pas étranger avec le fait que le statut du signifiant et celui de la lettre, s’ils sont tous deux effet du langage, n’ont pas les mêmes propriétés, voire ne relèvent pas du même registre logique.

Si vous dites lors d’une réunion, à propos d’adolescents par exemple : « qu’ils s’aiment ». C’est difficile parce qu’en l’écrivant cela en écrase l’effet, mais quand vous lirez ce texte, dites le à voix haute et vous verrez qu’en fonction de l’énonciation, de la façon de le dire, cela laisse ouvert toutes les équivoques possibles, le singulier ou le pluriel, « qu’il s’aime » ou encore « qu’ils sèment », par exemple. C’est comme lorsqu’une femme vous dit « je suis mal », vous pouvez l’entendre de façon tout à fait équivoque. C’est-à-dire que vous entendez plusieurs sens possibles, sans que cela vous prenne dans des impasses paradoxales. Il en est de même si vous dites « je mens ». Mais si vous l’écrivez, vous allez nécessairement vous engager dans un autre rapport à la signification. La lettre dans le rapport au signifiant est ce qui se fixe, dans un coincement qui lui est paradoxal. L’écriture est alors susceptible de venir figer la dimension d’équivocité qui, pour peu qu’elle prend fonction de signe, peut prendre le statut logique d’un non sens. Alors que l’équivoque du signifiant peut soutenir deux significations distinctes dans la même énonciation, sans que cela soit un non sens, mais seulement un pas de sens. Comme dans le mot d’esprit, l’équivoque n’annule pas la distinction, la différence entre les signifiants, au contraire, elle les fait jouer.

Une fois écrite, la lettre peut encore retrouver son ouverture signifiante, mais à la condition que la lettre soit lue, à nouveau phonétisée, parolisée. C’est-à-dire qu’elle trouve place dans un corps de parole à se dire, à s’articuler. C’est ce qui se passe, par exemple, au théâtre. L’acteur ne fait pas que lire, il interprète un texte. Cela veut bien dire ce que cela veut dire, c’est à dire qu’il en fait entendre le sens et assez souvent l’équivoque, dans ce qui singularise son énonciation. C’est ce qui nous émerveille dans une interprétation, cette subjectivation du texte qui prend corps.

La lettre, elle, a cet effet en quelque sorte de fixer de façon singulière ce rapport à la signification, et particulièrement la lettre alphabétique. Parce que dans les écritures d’avant les Grecs, les inventeurs des voyelles, dans l’écriture phénicienne par exemple, mais vous retrouvez aussi cela dans l’écriture arabe, la lettre laisse une grande place à l’interprétation du lecteur. Dans ces écritures, il n’y a pas de voyelles et le lecteur n’a donc pas d’autres possibilités que de les interpréter, de leur donner une phonation singulière, mais aussi d’en ouvrir la signification, les possibles lectures (9).

Une autre illustration de cet effet d’écriture. Si vous écrivez au tableau les chiffres « 1, 2, 3,… » et que vous dites : « vous devez écrire au tableau, le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit au tableau ». La solution est assez simple. Vous allez écrire « 4 », mais une fois que cela est fait cela ne boucle pas l’affaire, puisque vous n’avez pas comblé cette parole, elle reste ouverte et en partie équivoque, voire énigmatique quant à son objet qui n’est jamais le bon, puisque dès qu’il est écrit ce n’est plus celui-là. Par contre, si au lieu de le dire, vous écrivez au tableau : « vous devez écrire au tableau, le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit au tableau ». Dès que vous l’avez écrit, c’est fait ! La chose est bouclée puisque vous avez bel et bien écrit : « le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit au tableau », mais c’est au prix d’un non-sens qui en prenant le message à la lettre méconnait l’équivoque de l’énonciation, l’impossible du langage à tout dire. Cela vient fixer quelque chose d’une satisfaction, à la lettre. C’est ce que veut dire l’expression « à la lettre », c’est qu’elle porte une possible satisfaction, à la condition d’en évacuer toute référence à la moindre signification. Elle s’applique !

Si la science moderne a abandonné la référence discursive, argumentative, pour ne plus jouer que sur un rapport de lettres, algébrique, ce n’est pas pour rien et surtout ce n’est pas sans conséquence, puisque dans le même temps elle se débarrasse de la question du sens, elle méconnaît les lois du langage. Ainsi, écrire A ≠ A c’est une écriture qui, à être prise pour elle même, est un non-sens, mais parce qu’elle méconnait, en tant qu’écriture, les lois du langage qui font qu’un homme hé bien ce n’est pas forcément un homme, ni une femme une femme, etc.

Il y a là quelque chose qui a directement à voir avec notre rapport au langage bien sûr, puisque c’en est l’effet, mais aussi avec ce qui est constitutif de notre subjectivité, notre singularité comme notre humanité. C’est ce que les régimes totalitaires s’évertuent à nier et ce que notre civilisation contemporaine veut ignorer.

L’impératif de la transparence et de l’objectivité exige de dévoiler le sens, de tout dire du vrai sur le vrai, mais dans le même temps méconnait ce que la lettre entraîne de méconnaissance de ses effets de jouissance. Parce que ce que la lettre est susceptible de venir fixer, ce n’est pas uniquement une signification, c’est une jouissance qui se fixe « à la lettre » qui trouve là l’occasion de se cristalliser dans une équivalence à elle-même (10).

Reprenons ce simple mouvement logique que je viens de distinguer et vous voyez tout de suite que si vous écrivez qu’un « enfant est fou », alors vous êtes susceptibles de venir fixer quoi ? Que fou cela veut dire fou, au principe même que l’écrit nous inscrit dans cette logique où A = A. Cela n’a pas besoin d’avoir un sens. Alors que si vous dites qu’un enfant est fou, votre énonciation est susceptible de faire entendre autre chose, que fou ne veut pas nécessairement dire fou. D’ailleurs, lorsque je dis à ma femme que je suis « fou d’elle », même si elle est psychiatre, a priori je ne m’attends pas à ce qu’elle me propose un traitement neuroleptique ou une hospitalisation, et encore moins qu’elle se pense pathologique. Ce qui serait assez fou, en l’occurrence. Elle va y entendre une équivocité bien sûr, mais sans prétendre savoir la ou les significations que cela va avoir pour elle. Il y a quelques chances, quand même, que cela soit entendu comme l’expression d’un désir. Cependant, je suis prudent, parce qu’il n’y a pas plus sûr moyen de se tromper que de prétendre savoir a priori ce qui sera de toute façon nécessairement équivoque, puisque de structure tout dire supporte plusieurs significations.

Quand c’est écrit ce n’est pas la même chose, mais comme c’est le cas de façon exemplaire pour le théâtre, cela ne veut pas dire que le lecteur ne pourra pas, éventuellement, soutenir cette différence, mais elle sera, ou pas, l’effet de sa lecture, de la singularité de sa lecture. C’est ce que certaines écritures impliquent de nécessaire travail au lecteur, de le contraindre à s’engager dans une responsabilité de lecture, d’assumer la signification de la lecture qu’il donne à un texte. Ce que les guerres d’interprétation, ou de lecture des textes méconnaissent, c’est que si la lettre est égale à elle même, la lettre lue est nécessairement une lettre vocalisée, parolisée, qui redevient signifiant ; autrement dit, interprétée. Que l’on soit capable de tuer ou de mourir pour un texte, d’y consacrer toute son existence, de lui vouer un amour sans limite, est bien susceptible de nous indiquer ce que le lettre peut venir fixer de jouissance.

Pour tenter d’aller un peu plus loin quant à ces questions, je vais prendre appui cette fois sur un film qui ne parle finalement que de cela, de l’écriture. Et plus spécifiquement même, ce qui est susceptible d’être au plus près de notre propos, une écriture à propos d’un autre, d’autres. Son titre est assez explicite à ce sujet puisque qu’il nous indique que ce dont il s’agit c’est de La vie des Autres. Ce film allemand du réalisateur Florian Henckel von Donnersmarck, que nous avons pu voir en France en 2007, est tout entier consacré à la question de l’écriture, théâtrale, journalistique, littéraire, mais surtout des rapports. L’écriture des rapports, c’est de cela qu’il s’agit. C’est là le point de fixation de toute la question qui se pose aux protagonistes de cette histoire et qui reste en suspens jusqu’à la fin : « écrire ou ne pas dire ? ». Jusqu’à la fin de cette intrigue, où ce brillant auteur est confronté à la question de la rencontre de l’autre, celui qui lui a sauvé la vie. Cette rencontre, cela implique, non pas de le voir, mais de lui parler. Il évitera cette rencontre de l’autre, il évitera la conséquence d’une parole, et préfère écrire pour le dire sans avoir à le lui dire. C’est très beau, cette fin de film, très touchant, cet hommage rendu dans ce livre, mais en même temps cela lui évite l’altérité de la rencontre de l’autre, de l’équivocité, voire même d’une certaine déception au regard du roman qu’il s’est construit et qu’il a publié. C’est que, presque cinquante ans de régime totalitaire, même pour les opposants, ce n’est sans doute pas sans effets.

Cela dit, ce qui est surtout intéressant à prendre en compte dans cette histoire, c’est le point de départ. C’est d’où part cette question qui va se déployer tout au long de ce film ? Elle part du meilleur des agents de la STASI, du coeur d’un système totalitaire où il est Le professeur, le spécialiste du dévoilement, de l’espionnage, de la manipulation, de l’aveu. Cet expert est chargé d’espionner un écrivain et sa compagne. Il les écoute et les observe. Il entre dans leur intimité et doit de ce qu’il recueille ainsi, essentiellement de paroles et de bruits, tout écrire. Ce qu’il fait de la façon la plus consciencieuse, professionnelle. Jusqu’au moment où, il rencontre un point de butée. Ce point de butée ne va pas être sans conséquence, puisqu’à partir de là va se dissocier ce qu’il entend, ce qu’il observe, et ce qu’il écrit.

Quel est ce point de butée ? Sur quoi rencontre-t-il quelque chose qui n’est plus inscriptible ? Car il faut se rappeler que ce n’est pas un débutant, c’est quand même un professionnel aguerri. Ce n’est pas sa première écoute. Il en a vu d’autres. Seulement là, il y a quelque chose qui s’est passé et qui a eu des conséquences qui ne sont pas simplement celles d’un écart, d’un pas de côté, mais cela va jusqu’à changer son existence, renverser toutes ses certitudes, c’est-à-dire ce à partir de quoi il avait organisé toute sa vie jusque là.

N’allons pas trop vite et dans un premier temps disons qu’il est confronté à l’impossible de tout dire bien sûr, mais surtout de tout écrire. Ce point de butée, qui est un effet du langage, qui a comme effet qu’il ne nous est pas possible de dire, de saisir l’objet, est magnifiquement illustré dans l’oeuvre de Marcel Proust. A la recherche du temps perdu est en quelque sorte une tentative désespérée ou mélancolique, cela dépend comme on le lit, de tout dire, et en même temps la démonstration de cet impossible. C’est en cela que ce texte singulier touche à l’universel, l’universel de cet impossible. Marcel Proust aurait pu sans doute apprendre quelque chose de ce film sur l’art de ne rien dire tout en étant soumis à l’impératif de tout écrire. Tout écrire ne garantit pas que le tout soit dit, bien au contraire.

Cependant, cet impossible peut être dénié. C’est ce qui se passe dans ce système totalitaire, comme d’ailleurs dans tout système totalitaire, puisque c’est de dénier cet impossible qui les spécifie. C’est ce sur quoi se tient la posture psychique de ce professionnel, jusqu’au moment où ce déni n’a plus tenu pour lui, a fait coupure pour ce spécialiste de l’écoute.

Ce moment est tout à fait manifeste dans le film, c’est le moment où cet homme qui écoute, entend et est touché, par le dire d’un Autre qui signifie à sa femme : « qu’il est fou d’elle ». Pourtant, cet expert de l’écoute n’en est sans doute pas à son premier espionnage d’une scène d’amour et quand son collègue lui fait part de scènes de sexe qui l’amusent, il lui témoigne son indifférence.

Alors, comment comprendre cet effet de coupure, de vacillement qui va aller jusqu’à empêcher ce professionnel de l’espionnage, d’écrire ce qu’il entend ? Qu’entend-t-il ? Il entend la voix de l’Autre qui fait résonner quelque chose dans « lalangue » (11), quelque chose qui est particulièrement lié à son métier d’écrivain et qui consiste à faire jouer, à faire résonner l’équivocité du signifiant. Cette voix de l’Autre, fait entendre à celui qui l’écoute, petit à petit l’amène à enregistrer, à transcrire, ce qui jusque là était fondamentalement dénié, pour lui, dans son rapport au langage ; autrement dit, l’altérité du langage en tant que telle. Cette altérité, nous pouvons sans doute dire qu’elle a atteint son paroxysme dans ce qui se spécifie de cette scène où un homme rencontre la vérité d’une femme.

Je vous propose cette lecture, qui permet sans doute de rendre compte de ce renversement de posture, de ce qui fait coupure pour ce professionnel, qui consiste à considérer que c’est la rencontre avec la sexuation, avec la différence radicale, avec l’altérité et non le sexe, qui a fait acte pour lui. C’est ce qu’il n’a plus pu dénier. C’est ce qui a cessé de ne pas s’entendre, comme lui venant de cette voix de l’Autre. Il en est bouleversé et à partir de ce moment là, il n’aura de cesse, ce rapport impossible entre un homme et une femme, de tenter de le sauver à tout prix, comme son bien le plus précieux. Il y mettra tout son art et aussi tout son savoir des procédures qu’il a lui même participé à créer, en commençant par écrire, à l’issue de cette scène : « copulation probable ». Voilà, la dimension du doute qui se fait entendre, à l’articulation de cette copule logique qui fait question.

Car notez le, c’est de faire des rapports aussi précis et formels que possible, que cela soit par conscience professionnelle au début, ou par conscience morale ensuite, qu’il se garantit que cela ne dit rien du tout… ses rapports. C’est bien ce qui est arrivé à ce professionnel, incapable de dire le tout de ce qu’il avait écrit, même lorsque ses écrits font énigmes et qu’il est sollicité par son supérieur pour en donner lecture. C’est que depuis ce moment de bascule, c’est son rapport à la vérité qui est profondément modifié et s’il peut décrire tout ce qu’il entend, il ne peut plus dire la vérité des rapports de cet auteur avec un metteur en scène, la vérité de la rédaction d’un article de presse (écrit en rouge), et encore moins la vérité de la sexualité de la compagne de l’écrivain qu’il espionne.

Il est quand même étonnant que nos connaissances communes en histoire n’aiguisent pas plus nos mémoires. Ou alors, nous aident-elles à oublier ? Personne ne semble s’étonner que le culte contemporain de la transparence et des procédures a comme caractéristique d’avoir été de tout temps ce qui a spécifié les systèmes totalitaires. Personne ne semble se souvenir que ce culte a toujours eu les mêmes conséquences : celui d’entretenir, in fine, le plus grand des aveuglements.

Dans ce film, qui illustre assez bien il me semble les questions auxquelles sont confrontés les professionnels dans leurs rapports, dans leurs écritures, ce point aveugle, ce point fixe, qui se dévoile pour cet homme, je vous propose de le reconnaître comme marquant sa « jouissance ». C’est ce point aveugle qui se dévoile, qui se déchaine chez cet homme. Un dévoilement qui n’est sans doute pas étranger avec un certain déchainement de la vérité de sa jouissance, de sa jouissance de « la vie des autres ».

Si ce que j’essaie de déplier se tient quelque peu, nous pourrions alors comprendre que ce qui ne peut pas s’écrire, à partir de ce moment là pour cet homme, c’est la vérité de sa jouissance. A partir de ce moment, cet expert, modèle de procédure totalitaire est confronté avec le fait que « sujet à la jouissance » tout ne peut pas s’écrire. Car il prend la mesure que tout écrire implique maintenant pour lui, le dévoilement de la vérité de sa jouissance. Le déchaînement de cette vérité, c’est d’ailleurs ce qui va l’entraîner, lui, dans ce qui va bouleverser son existence. Il continue à jouir de la vie des autres, mais, en quelque sorte, il n’est plus sans en savoir l’équivoque. C’est cela qu’il a rencontré dans ce qu’il a entendu de cet Autre et qu’il prend en compte, dont il tire des conséquences.

Cette dimension de la jouissance, nous le savons depuis que Lacan nous a donné les clefs pour relire Freud dans l' »Au-delà du principe de plaisir », c’est ce qui nous condamne à toujours faire la même chose, compulsivement à répéter. Mais, c’est aussi ce qui nous pousse à nous engager, dans un amour, dans une militance, dans une croyance, tout comme dans un métier. Elle est essentielle à ce qui nous lie à un métier, au point où nous pourrions nous demander s’ il serait possible de tenir cette place d’éducateur, par exemple, sans que, d’une façon ou d’une autre, cela soit déterminé par une certaine forme de jouissance de « la vie des autres ».

Alors, n’est-ce pas susceptible de nous permettre d’aborder la question de l’écriture un peu autrement ? Car c’est peut-être susceptible de nous faire entendre que parler et écrire cela n’a pas les mêmes conséquences dans notre rapport à la signification, mais cela n’a pas non plus les mêmes conséquences dans notre rapport à la jouissance. Dans la parole, dirais-je, la jouissance se dit, mais elle circule aisément dans l’équivocité que vient soutenir le signifiant. C’est, en quelque sorte, une modalité, pour peu que cette parole se soutienne de cette dimension de l’équivoque, de régulation de la jouissance. Alors que la lettre est tout à fait susceptible, comme la passion que peuvent susciter des textes, de l’amour jusqu’à la guerre à mort, l’illustre, de venir fixer, figer la jouissance comme univoque, voire absolue.

Ce n’est pourtant pas nouveau ce que je dis là. N’est-ce pas ce que les poètes savent de tout temps, que la vérité, comme la jouissance de leurs mots, n’est saisissable que dans un mi-dire et qu’il est tout à fait essentiel ne pas trop les dévoiler. Dans La vie des autres, les effets du dévoilement de la vérité sont à chaque fois catastrophiques, et in fine conduisent à tout coup à la mort ! Les systèmes totalitaires savent que ce dévoilement est le plus sûr moyen de détruire un sujet, de le dépersonnaliser.

Rappelons-nous que c’est la vérité crue, directe, qui amène la peste à Thèbes lorsque oedipe dit la vérité de l’énigme de la sphinge, c’est aussi cette vérité révélée par le spectre de son père qui fait dire à Hamlet qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark, et c’est encore cette vérité dévoilée, crue, qui entraîne la ville de Ker Ys dans le chaos. Ce que ces mythes nous apprennent, c’est que le dévoilement de la vérité n’est pas sans conséquences catastrophiques. Pourquoi, si ce n’est parce qu’elle a toujours à faire avec la jouissance des sujets ou des peuples. Une jouissance dans le réel qui est insupportable !

La transparence comme mot d’ordre vient dénier ce qui est constitutif de notre rapport au langage, un impossible dévoilement de la vérité, de tout dire. Cela a nécessairement comme conséquence, soit le cahot de l’obscénité (mis sur la scène), soit la passion de l’ignorance (tout décrire à condition de ne rien dire). Celle qui nous commande dans cet impératif, c’est la jouissance. C’est celle qui nous amène à ce déplacement du dire vers d’autres écrits, de plus en plus privés… mais privés de quoi ?

Car ce n’est qu’au prix de cette passion de l’ignorance que ce mot d’ordre peut se soutenir comme mode d’être ensemble. Comme dans La vie des autres, il s’agit de tout décrire sans jamais rien dire. C’est quelque chose de connu ce moyen de dissimulation. Dans les couples, ou les familles, les groupes ou les peuples, noyez les sous des tonnes d’informations et vous serez tranquilles : Cela ne dira jamais rien. Désarrimez leurs mots et transformez l’éducateur en agent, le chômeur en demandeur d’emploi, le sourd en malentendant, l’esclave en travailleur pauvre, etc. Toutes ces modalités ont le même effet, c’est de rendre sourd et aveugle, de rendre illisible notre rapport au monde et d’autant plus sauvage notre rapport à la jouissance.

La question qui se pose alors serait de savoir s’il serait possible quand même de faire entendre quelque chose de la vérité sans la dévoiler, voire la dévoyer. Les poètes ont su le faire pendant des siècles, grâce à leur art du mi-dire, à leur savoir y faire avec les lois du langage. C’est un effet de l’avènement du discours de la science moderne et sa réfutation de l’impossible, à l’apogée du tout est possible que ce savoir est devenu méconnu, mais surtout que nous nous sommes mis à ignorer passionnément ce qui commande ce discours, comme tous les autres discours.

L’art du bien dire est ce qui oriente et tempère une écriture, pour peu qu’elle ne s’oublie pas comme effet du langage, qu’elle laisse place à la poésie de l’équivoque, au mi-dire de la vérité.

Notes :

(1) Ce texte fait suite à une intervention dans le cadre de journées d’études « Ecrits protégés, écrits ignorés » qui ont eu lieu aux Archives départementales du Maine et Loire en juin 2007, organisées par le CNAHES et la direction des archives de France. Il fera l’objet d’une publication

(2) La question du corps n’est pas directement l’objet de cet article, mais il est communément admis, des anthropologues aux sociologues, sans parler des psychanalystes et des ethnologues, que le corps est une construction culturelle. La biologisation de notre corps dans le social contemporain vient confirmer ce fait de discours très pertinemment analysé par Philippe Gaulin dans son ouvrage, Traiter, Montréal, Triptyque, 2006.

(3) Lors d’une conférence « Le nom est ce qui compte ? », publiée dans les cahiers de l’Ecole Psychanalytique de Bretagne, j’ai eu l’occasion de reprendre cette question en prenant appui entre autres sur l’ouvrage de Saul Kripke, La logique des noms propres (nomination et nécessité), Paris, Edition de minuit, 1982, 175p.

(4) J’ai évoqué Kripke, mais vous pouvez également vous reporter aux travaux de de Saussure, de Russel, ou encore de Gardiner et Mill, pour ne citer que ceux-là.

(5) Il suffit de lire les travaux d’Hanna Arendt pour prendre la mesure de l’actualité de ce qu’elle a mis en évidence, à l’issue de la seconde guerre mondiale, de ce qu’il y a de nouveau dans l’histoire de l’humanité. En particulier dans son ouvrage : Hanna Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Agora, 2002.

(6) En marge de ce que je dis ici, il ne me semble pas impossible de considérer que certaines violences aveugles qui caractérisent notre civilisation ne sont pas étrangères à cet effet de modification des modalités discursives, des possibilités d’interlocution dans notre culture.

(7) Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972.

(8) Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, 2003

(9) Je fais référence ici aux travaux de James G. Février et aux plus récents de Marcel Cohen et Jérôme Peignot, Histoire et Art de l’écriture, Paris, Robert Lafon, 2005

(10) Ce que décrit Freud de la compulsion de répétition, vous pouvez noter que cela part d’une lettre « o-o-o-o » qui se répète tant qu’elle n’est pas interprétée : Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1972

(11) C’est la façon dont l’écrit Lacan pour distinguer dans notre rapport à l’Autre, la musicalité de lalangue dans laquelle nous avons tous été pris comme sujet parlé bien avant d’être un sujet parlant.