« Je suis taggeuse », dit cette jeune fille en écrivant
sur une feuille ce qu’elle inscrit à la hâte sur les murs de ma
ville. (Je laisse volontairement ce qui peut s’entendre d’un tel signifiant
dans le transfert, ma visée n’étant pas un texte clinique.) Ce
« Tag » ne fait pas image, dessin, mais écriture à l’adresse
d’un quelconque passant qui, lorsqu’il le voit, ne parle pas, mais vocifère.
Il hurle sa haine, lorsque ce dessin vient de façon obscène faire
tache sur sa façade, et dit que les cochonneries on doit les faire ailleurs.
Il a raison, car ce que le « Tag » inscrit, c’est une écriture
dictée du lieu de l’Autre. Lorsque cette jeune fille et moi, nous avons
lu ces lettres qu’aucun blanc ne sépare, il est apparu que cette écriture,
faisant pour elle identité, venait d’un défaut de son histoire.
A ce moment de la cure, elle parle de ce défaut comme ce qui l’articule
à son traumatisme fondateur. Le traumatisme, nous dit Charles Melman,
« c’est l’introduction à un Réel que n’habite aucun Père ».
Le parcours d’une cure est celui qui conduit le sujet d’un rapport au Réel
centré autour du traumatisme à un rapport au réel ne tenant
que du défaut fondamental dans la structure. Ce passage, que dirige de
façon à chaque fois nouvelle l’analyste, ne s’inscrit que d’une
rupture, d’un saut ; de sorte que mener une cure c’est pour l’analyste se soumettre
à l’exigence éthique de réinventer pour chaque analysant
le saut du lion de Freud. Lacan montre que ce qui fait faille dans la transmission
de la psychanalyse, c’est ce qui en assure le maintien, puisque l’analyste prend
acte non d’un savoir, mais d’une position où comme sujet supposé
savoir il se fait cause du non-savoir de celui qui s’adresse à lui. Lacan,
tout comme Freud, en est venu à interroger les analystes sur ce qui les
a fait passer à une telle position. Concluant les journées sur
la Passe, Charles Melman est venu interroger un groupe d’analystes sur ce qu’il
en est de cette faille constitutive de tout sujet, qu’il soit homme ou femme.
Ainsi remet-il cette question à une place qui, pour moi, permet de s’autoriser
à des écritures un peu nouvelles.
Si je choisis de relire un texte qui par deux fois a été évoqué
lors de nos journées sur la Passe, c’est que s’y repère une inscription
homogène au « Tag » de ma jeune analysante et une faille d’où
les Hébreux doivent faire passage pour sortir d’Egypte. Ce qui suit n’est
qu’extrait de mes notes de relecture. Elles prennent appui, non sur le texte
hébraïque, car il ne s’agit pas de traduction, mais sur la structure
même de l’écriture de ce texte. Relire la sortie d’Egypte à
partir de la structure de l’écriture de la langue qui en fait récit
n’a pour moi d’intérêt que d’y repérer un passage quasi
expérimental. (Expérimental ne me situe pas dans le discours de
la science. Nous le savons, pour la science, le seul artéfact sérieux
est le sujet. Son expulsion et son remplacement par des conditions de laboratoire
fait retour dans le Réel, sous forme de comité éthique,
dont la gesticulation ne peut faire que carnaval. Il ne s’agit ni de codifier
les conditions expérimentales, ni de reproduire la dite expérience.
Reproduction et répétition ne sont pas du même ordre. L’expérience
comme telle a été faite une fois pour toutes et en ce sens n’est
plus à refaire. Il s’agit de tenter un montage théorique, pour
que de notre éthique nous puissions témoigner de cette expérience
et en faire transmission.)
Dans un premier temps, je vais situer ce passage, d’où les Hébreux
sortent d’Egypte, à partir de la narration biblique. Marc Darmon et Denise
Sainte Fare Garnot l’ont rappelé, la sortie de Misraïm, ce n’est
pas le passage de la mer Rouge mais cette nuit terrifiante que le texte dit
être « la nuit du saut de Pâques ». Préciser ce moment
de la Torah ouvre des pistes d’analyse que je ne peux qu’aborder d’un texte
relativement court. Cette nuit est rapportée à la fin du chapitre
XIII de l’Exode. Avec les mots de la langue hébraïque, cela se lit
: la » nuit de PessaH » survient à la fin de la section « Bo »
du livre de « Chemot ». « Bo » veut dire va – vient –
marche. Dieu dit à Moïse, « Va « , c’est-à-dire passe
d’un pas décidé du silence à la parole, « Va ! »
et parle. « Chemot » se traduit par « les Noms » , Chem voulant
dire Nom et Ot étant la marque du masculin pluriel. Moïse doit aller,
marcher d’un pas décidé au travers des Noms pour prendre parole.
Il y a quelque chose d’extraordinaire dans cet ordre. Dieu fait commandement
à Moïse d’aller parler, or ce dernier ne le peut pas, puisque bègue.
Il ne parle que de sa deuxième bouche, celle de son frère. Si
Moshé ne sait pas parler de sa première bouche, c’est qu’il est
celui qui porte les énoncés de Dieu, Aaron parlant aux Hébreux
ou à Pharaon est celui qui fait énonciation de ce que Moïse
porte. Moïse ne peut parler, cela ne l’empêche pas de savoir écrire.
Il lève le bras devant les Hébreux pour écrire qu’il est
porteur de la loi divine et qu’il est interdit de sortir de cette loi. Il lève
le bras devant Pharaon pour écorner sa toute-puissance. Il lève
le bras au-dessus de Misraïm pour y inscrire la brisure, la division, la
coupure en sa frontière. Il lève le bras et une plaie s’abat sur
l’Egypte, il le lève à nouveau et la plaie s’arrête. Bref,
il a tout le temps le bras en l’air. Nous pouvons lire dans l’ombre portée
de ce bras levé l’écriture lacanienne par laquelle tout homme
est affecté par la signifiance phallique, qui inscrit la castration.
Si Dieu fait ordre au bègue d’aller parler, c’est pour qu’il écrive.
Il y a pourtant une exception, celle de la dixième plaie. Ce n’est pas
Moïse qui la déclenche, car cette plaie a quelque chose de définitif.
Dieu passera en Misraïm où les Hébreux sont esclaves pour
déclencher une immense « vocifération ». La dixième
plaie est celle où doivent mourir les aînés de tous ceux,
qu’ils soient hommes ou bêtes, qui y vivent. Dieu viendra frapper chaque
maison. Ce qui distingue la dixième plaie de toutes les autres, c’est
que Moshé ne peut ni la déclencher ni l’arrêter. Ce ne sont
pas les Benèi Israël qui passent, eux ne que sortir, c’est
Dieu qui va passer. Ils vont vivre cette nuit pour être affectés
de ce passage dont le déclenchement ne cesse pas de ne pas s’écrire.
Ce passage ne s’écrit plus d’un rapport à la signifiance phallique,
mais d’un rapport au Réel qui n’a pas d’écriture. Le rôle
de Moïse et de Aaron est de protéger les Hébreux de ce passage,
et ils le feront en faisant inscrire sur les portes de chaque maison juive une
marque que Dieu verra au moment de son passage. C’est ce que j’appelle le « Tag »
de la « nuit du saut de Pessah ». Vociférer, ce n’est pas parler,
vociférer ne fait énonciation d’aucun signifiant, c’est faire
entendre des bruits qui n’ont rien d’humain. La vocifération, c’est la
voix à l’état brut. Vociférer tient du Réel de la
voix qui échappe alors à la signifiance phallique. La vocifération
des Egyptiens vient-elle de la mort des premiers nés ou de cette rencontre
avec l’inscription écrite sur les maisons d’où les Hébreux
sont définitivement sortis ? Dieu sautera au-dessus des maisons dont
les portes seront « taggées ». Moshé va dire aux anciens
d’Israël comment écrire ce « Tag »1. « Prenez
un faisceau d’hysope immergez-le dans le sang de la patère, touchez le
linteau et les deux montants avec le sang qui est dans la patère. Et
vous ne sortirez pas, nul homme de l’ouverture de sa maison jusqu’au matin.
IHVH passera pour frapper Misraïm, quand il verra le sang sur le linteau
et sur les deux montants IHVH sautera l’ouverture : … ». Rien dans
cette suite d’énoncés ne permet de repérer l’inscription
d’une lettre sur les portes des maisons juives. Moïse donne ordre de tracer
des lignes et ne dit pas : « Écrivez telle lettre ». Il fait
écrire la lettre à l’insu de ceux qui marquent leur maison. La
lecture de cette inscription comme lettre n’apparaît que dans les commentaires
midrachiques. La Torah est un ensemble d’énoncés contraignants
qui dictent la loi aux Juifs ; si les lettres de ces énoncés sont
illisibles à l’intérieur même du texte, cela ne provient
que de la structure écrite de la langue à partir de laquelle s’énonce
la loi. Cette lettre est un Hé. Elle présente un certain nombre
de caractéristiques. Placée en fin de mot, c’est la marque du
féminin, mais aussi celle d’un lieu, peut-être celui de la position
féminine. Avant un mot, ce Hé pose la question de l’objet puisqu’il
devient article défini. Ce Hé apparaît deux fois dans l’écriture,
YHVH, du tétragramme. Les textes traditionnels disent que ce Hé
est chiffre du Nom divin. Ecrire la lettre du « Tag » de Dieu est l’opération
par laquelle les Hébreux se disent affectés du chiffre du Nom.
C’est cette Prängung (cette frappe, cette empreinte) dont parle
Freud à un moment de ses élaborations autour du cas de l’homme
aux loups, et que reprend Lacan dès son séminaire sur le Moi.
Enfin, ce Hé est lettre terminale du mot ToraH (d’où ma façon
de l’écrire dans la langue qui est la nôtre). Poser que le « Tag »
de PessaH est une écriture revient à dire que cette nuit du saut
questionne sur ce qu’il en est du passage de l’écriture à sa lecture
en tenant compte de ce rapport au Réel où ce qui déclenche
le passage est impossible à écrire.
La langue hébraïque, écrit M.A. Ouaknin2,
« comme les autres langues sémitiques possède une racine triconsonantique,
trois lettres consonnes ; les voyelles ne pas partie de la racine (les
textes hébraïques traditionnels sont en général sans
voyelles). La racine hébraïque, formée le plus souvent de
trois consonnes espacées, ouvre un champ de significations d’une ampleur
extraordinaire ; elle déploie des multitudes de lectures, tout en demeurant
au départ dans son statut non vocalisé – dans une indétermination…
L’hébreu présente un caractère inachevé qui exige
de la part du lecteur un parachèvement. Les voyelles – ou plus exactement
les points voyelles – renferment l’indétermination et l’ouverture
de la racine et produisent lors de leur introduction, un son et un sens beaucoup
plus restreints, permettant la communication verbale. » Afin de préciser
ce qu’il avance, M.A. Ouaknin cite D. Banon3 : « Une même
racine n’intègre pas toujours les mêmes voyelles, ce qui donne
un noyau sémique malléable… Le noyau du mot va jouer et se
transformer. En modifiant les points-voyelles sur une même racine, le
sens se modifie au point qu’on peut trouver une signification tellement différente
qu’elle risque de nous désarçonner lorsqu’elle surgit. »
Lire les textes traditionnels et notemment la ToraH, ce qui est exigé
de tout juif, c’est obliger le lecteur à subir les effets du Réel
que constitue la structure écrite du texte lui-même. Vocaliser
un passage de la ToraH ne peut se faire que du blanc d’entre les lettres, or
ce blanc qui vient séparer les lettres une à une ne cesse pas
de ne pas écrire ces voyelles qui n’y figurent pas et qui pourtant doivent
y être pour qu’il y ait vocalisation. La loi écrite ou « Torah
chébictav » qui est lue à haute voix est texte où pas
une lettre, pas un espace ne doivent être ajoutés ni retranchés,
c’est un texte où rien ne manque. C’est donc un texte illisible si son
lecteur ne fait pas passage du blanc d’entre les lettres à ce lieu situé
hors du texte écrit d’où il est possible de la vocaliser. Charles
Melman, dans une conférence préparatoire au congrès en
Israël4, dit à propos du sujet de la loi que la Torah
introduit un mode d’adresse dont le destinataire désigné par un
» Tu » doit reprendre les énoncés qui lui reviennent
au titre du je. Ce sujet de l’énoncé ne peut donc échapper
à ce que la loi écrite impose et c’est par la « grâce
du signifiant » qu’il s’éprouve exclu, comme sujet de l’énonciation,
de cette loi omniprésente. La loi, on le sait déjà depuis
Saint Paul, introduit sa transgression, et conduit le sujet, comme aime à
le répéter Charles Melman, à « la délinquance
généralisée ». La loi orale ou « Torah chébéal
pé » est texte qui naît de par un effet de structure de la
loi écrite et vient réintroduire le sujet de l’énonciation
sans pour autant mettre le sujet en position de transgresseur. Cette loi orale,
composée des écrits midrachiques, talmudiques et rabbiniques,
vient organiser par la mise en place de procédures rigoureuses la vocalisation,
l’énonciation, la lisibilité du texte écrit. Ces commentaires,
de par la fonction qu’ils occupent dans la structure, deviennent alors textes
sacrés au même titre que la loi écrite.
L’hébreu comme langue consonantique ne se lit que de ce lieu qui fait
commentaire, puisque c’est de là que peut se transmettre la possibilité
d’introduire des voyelles. Les mêmes lettres muettes de la langue écrite
de l’hébreu donneront naissance à des signifiants parfois radicalement
opposés par l’introduction de voyelles différentes dans le blanc
qui sépare chaque lettre. La loi orale interdit de façon radicale
l’introduction de voyelles qui feraient du texte écrit des énoncés
à un sens unique. Elle va interdire de faire la loi d’une seule vocalisation.
Si les commentaires indiquent la manière de vocaliser les lettres pour
un certain moment du texte, ils feront toujours ouverture pour que cette vocalisation
renvoie à une autre d’où des signifiants différents pourront
être lus. Les commentaires vont faire passer le lecteur d’un signifiant
à un autre. Celui-ci aura place entre les signifiants. Nous retrouvons
l’avancée lacanienne où le signifiant vient représenter
le sujet pour un autre signifiant. La lecture, c’est l’inconscient qui se lit
et c’est pour cela que le texte central de Lacan s’appelle Ecrits. Il
l’a rappelé sans cesse : Les Ecrits ça ne se comprend
pas, ça se lit. Ils sont illisibles à la compréhension.
En écrivant comment-taire, à la manière de E. Jabès,
nous saisissons ce qu’il en est de l’interdit porté par la loi orale.
Il faut faire taire cette pulsion que nous avons tous de faire la loi à
partir d’un signifiant unique, d’une seule lecture. L’idolâtre, c’est
celui qui, pris dans le passage entre loi écrite et orale, lit le texte
de signifiants rigidifiés par la voyellisation unique. Il se soumet non
à la ToraH mais aux idoles qu’il a lui-même créées
de par sa propre lecture. Cela s’est produit, se produit et se produira encore
dans le champ qui est le nôtre si l’on édicte une seule manière
de lire Freud ou Lacan. Lire Freud ou Lacan, ce n’est en rien y faire code,
mais y trouver la possibilité d’écrire des textes nouveaux. Le
passage entre la ToraH et ses commentaires ne vise qu’à produire de nouveaux
textes. L’idolâtre deviendra dictateur lorsqu’il imposera sa voyellisation
à sens unique à d’autres.
L’effet de surprise, dont parle D. Banon, vient de ce que d’une vocalisation
différente le lecteur rencontre de manière parfaitement brutale
qu’il n’est comme sujet qu’effet de la chaîne signifiante. Les mêmes
lettres vocalisées différemment ouvriront à des lectures
multiples et à un très grand nombre de commentaires, selon les
effets signifiants produits de ce lieu d’où le sujet fait énonciation.
Par exemple, les lettres HE-SAMEK-PHE-RECH deviennent par l’introduction de
voyelles différentes les signifiants histoire, livre et chiffre. Le lecteur,
que j’appelle lecteur passant, puisque lire implique le passage par le blanc
d’entre les lettres se verra confronté à des textes radicalement
différents selon la vocalisation dont il prendra la responsabilité.
Certes, des commentaires, s’inscrira une façon de vocaliser les consonnes
à tel moment de la lecture de la ToraH mais ces commentaire, par des
procédures extrêmement rigoureuses, mathématiques, renverront
toujours à d’autres textes puisque s’y trouvent impliquées les
mêmes lettres.
La langue hébraïque, souligne M.A. Ouaknin5 se dit Ivrit
du verbe laavor qui signifie passer, mais aussi transgresser. « L’hébreu,
dit-il, c’est le passage et le passeur… », et de conclure que
la pensée hébraïque est le passage entre un texte et un autre
texte, entre un mot et un autre, entre une lettre et une autre lettre. Texte
curieux dans la mesure où du passant, il n’en est rien dit. Il faut bien
qu’il y ait ce lecteur passant pour que l’hébreu fasse passage. C’est
de là que ma relecture tente de dégager ce qu’il en est d’un passage
quasi expérimental. La loi écrite exige du juif une lecture permanente,
or justement cet impératif y est illisible de par la structure même
de l’écrit de cette loi. La ToraH écrite où pas une lettre
pas un espace ne manquent vient de par son illisibilité inscrire le sujet
d’une faille fondamentale, puisque le sujet se soumet à une loi qu’il
ne peut lire. Il ne pose donc pas la question de ce que le texte veut dire,
mais celle où se pose la question de ce que les lettres exigent de lui.
Nous avons appris avec Lacan, que le sujet de l’inconscient ne s’articule que
de « L’instance de la lettre », mais ici ce n’est pas de la lettre
que surgit la question, mais de l’espace, du blanc, du trou d’entre les lettres.
Le désir, nous le savons, est désir de la loi, les voyelles parce
qu’elles rendent la loi lisible s’inscrivent donc comme voyelles du désir
pour le sujet de l’inconscient. C’est donc l’écrit même de la langue
hébraïque qui engage le lecteur dans le passage de la loi et de
son commentaire. La lettre écrite est « passeur » parce que le
lecteur ne doit pas la saisir, mais y passer.
La Bar-Mitzvah (cérémonie par laquelle le garçon vient
se compter et sera compté par une communauté) considérée
du côté de la structure peut être sortie d’un imaginaire
niaiseux de la fête d’histoire sainte. Le fils est mené par son
père au moment où d’un pas décidé il viendra témoigner
en public de son affectation par le Réel de l’écriture de la ToraH.
Il est pour la première fois confronté à cette écriture
consonantique dont la cantilation lui a été apprise d’une transmission
qui peut différer d’une communauté à l’autre. La vocalisation
change selon les manières dont le rabbin l’a lue, des commentaires. Il
y a passage à l’insu du passant puisqu’il suffit de commencer à
faire lecture chantée d’une paracha (passage de la ToraH) pour passer
de façon radicale et irréversible d’un statut à un autre.
Ce passage n’a pas d’écriture. Il faut le passer. En ce sens, il est
homogène au passage de la « nuit de la PessaH » qui fait changer
les Benéi Israël d’un rapport à la loi. Quelque chose pourtant
témoignera de cette passe. C’est l’obligation, pour le lecteur, qui pour
la première fois devient passant, de commenter et si possible de façon
nouvelle ce qu’il vient de lire dans la ToraH. Moïse n’a jamais pu écrire
la dixième plaie, il n’a porté l’énoncé dont il
sera fait énonciation par la bouche de son frère selon laquelle
il doit être fait témoignage de cette nuit. La Bar-Mitzvah est
métonymie de la sortie d’Egypte pour chaque Juif un peu religieux. La
fête, puisque fête il y a, n’est pas là pour arroser l’événement,
elle construit un souvenir qui viendra comme écran masquer les effets
du Réel de ce passage. Grâce aux commentaires qui disent comment
faire la fête, il ne restera de cette cérémonie pour un
fils de Juif religieux qu’un merveilleux souvenir. Ce que j’appelle lecture
passante, c’est ce temps qui, à la vitesse de l’éclair, sépare
le moment où pour la première fois le nouveau membre de la communauté
lira la Loi face à l’autel, d’un autre, où il fera face à
cette communauté à laquelle il vient d’appartenir. Cela dure l’instant
d’un demi-tour sur soi. Lacan circule d’un discours à un autre par la
permutation d’un quart de tour de chacune des lettres qui viennent habiter son
« schéma à quatre pattes ». Ici, il y a un tour de sauté.
L’Ivrit se comprend alors comme passage – passeur – et transgression.
De l’Ivrit illisible dans la ToraH écrite, il faut passer aux commentaires
qui permettront de lire pour retourner à l’écrit qui fera ordre
de sortir de la ToraH pour se situer au lieu du commentaire. Charles Melman,
dans sa conférence sur les quatre sujets, dit que les commentaires symbolisent
des « subjections d’où il serait possible de venir réintégrer
le sujet de l’énonciation dans le texte sacré lui-même ».
Ces subjections viennent faire objection à ce que la loi écrite
impose de par ses énoncés au sujet de l’inconscient. Par le commentaire,
le sujet de l’inconscient réintègre le glissement métonymique,
c’est-à-dire qu’il utilise, comme le rêveur, ce mécanisme
inconscient que Freud appelle la Verschiebung (le déplacement)
par lequel il évite les rigueurs de la loi. Ce glissement incessant où
le sujet passe d’un signifiant à un autre a pour effet une lecture sans
fin, puisque toujours à un commentaire ne pourra s’ajouter qu’un autre
commentaire. Le sujet de la loi n’est pas le sujet de la psychanalyse et la
lecture talmudique ne doit pas se confondre avec la lecture psychanalytique.
Leurs visées sont radicalement différentes. Les lectures midrachiques,
talmudiques, rabbiniques et kabbalistiques tiennent à maintenir le lecteur
dans ce glissement sans fin, puisque lire est lecture infinie faisant métaphore
de l’idée même de transcendance. La lecture psychanalytique tente
de théoriser un point de butée dans l’énonciation à
partir duquel il pourra être fait sortie sur des signifiants nouveaux.
C’est pourtant d’un trou dans l’énonciation que se structurent les commentaires.
Du blanc entre les lettres la voix du lecteur y est attendue pour que les lettres
se mettent en mouvement et que se construisent d’autres textes, d’autres commentaires.
Cette pratique déconstructive, désignifiante atteint la structure
de la lettre elle-même et inscrit l’équivocité et le mi-dire
dans l’énonciation. C’est d’entre les lettres que le lecteur compte,
se compte, compte pour quelqu’un, demande des comptes. Les mots ne sont que
des lettres et blancs d’entre les lettres qui attendent une voix. Cette vocalisation
va buter sur l’impossible à mettre des voyelles entre les lettres du
tétragramme. Le tétragramme est ce qui laisse sans voix, qui parle
d’un « Ehié ashèr Ehié – je serai qui je serai »6.
C’est un signifiant qui ne représente pas un sujet pour un autre signifiant,
mais un signifiant qui ne représente que lui-même. S’il ne compte
pas, c’est à partir de lui qu’il faut compter. Faille de la chaîne
signifiante, il n’en est pas moins incontournable quant à son déchiffrage.
Freud, dans un article de quelques lignes7 évoque le tétragramme
à propos du déchiffrage du rêve au moment où les
noms des personnages faisant image se dérobent. Le nom du personnage
du rêve, dit-il, se voit alors attribuer des signes vocaliques différents,
contournant l’interdit de la vocalisation et rendant possible une énonciation.
Le tétragramme qui s’écrit des lettres hébraïques
: Yod – Hé – Vav – Hé est revocalisé des
voyelles d’un autre mot. Freud montre que, par son travail de vocalisation –
dévocalisation d’un nom, il est possible d’inscrire le rêve dans
le transfert. Gérard Haddad,8 dans son travail sur le livre,
reprend la question du tétragramme. Il cite l’article freudien pour creuser
le texte midrachique et psychanalytique de la « question du père
freudien ». C’est essentiellement à partir du graphisme qu’emploie
André Chouraqui dans sa Bible que je reviens sur ces lettres. Il écrit
un tétragramme (YHVH) troué de blanc dans lequel il écrit
ce même tétragramme (Adonaï) affecté des signes vocaliques
qui en permettent la lecture. Ainsi, l’impossible de la lecture vocalisante
de ces quatre lettres fait retour sur la structure écrite de la même
langue pour la trouer. C’est de l’inénonçable du nom de Dieu que
se troue et se tient la structure de la langue hébraïque des textes
traditionnels. Les lettres du tétragramme viennent faire bord à
ce trou et les noms de Dieu qui viendront se substituer à la vocalisation
impossible du tétragramme seront alors signifiants sortis d’un trou.
La relecture de la nuit du saut de Pessah n’est plus à considérer
comme de l’histoire sainte où « l’Elohim du coin », comme grand
Autre plus ou moins incarné, viendrait à passer ; mais d’un rapport
de structure, où une lettre, écrite à la hâte et
à l’insu du scripteur sujet de l’énoncé, est sautée
par un lecteur tout-puissant figurant l’impossible énonciation du sujet
de l’inconscient.
L’historien Schmuel Trigano insiste9 sur le narratif particulier
de l’histoire juive ne prenant pas départ d’une conquête ou d’une
libération pour inscrire un lien social, mais d’une sortie. Ce n’est
pas l’entrée en Terre Promise qui fonde la Eda, mais bien la sortie de
Misraïm. La Eda, c’est la communauté juive issue de cette sortie.
Avant le passage, le terme de référence pour désigner l’ensemble
des Hébreux est Am : peuple. Les Bénéi Israël changent
collectivement leur statut de groupe après cette nuit noire du passage.
Cette sortie ne figure pas dans la liturgie au lieu du rituel qui, par le témoignage,
vient en perpétuer la mémoire, mais qu’inscrit dans le quotidien
des actes religieux. Il n’y a pas un jour, pour le religieux, où les
lettres du tétragramme, à l’énonciation impossible, ne
soient associées à « … qui nous a fait sortir d’Egypte ».
C’est bien ce trou dans la structure de la langue qui fait sortie et fonde le
lien social entre les sujets religieux. L’esclave, nous dit Lacan, est le seul
à jouir lorsque son savoir travaille pour le maître ; il est de
même pour le Juif en Misraïm s’il attend le libérateur. Moïse,
en ne faisant pas guerre de religion pour libérer les Juifs, vient les
priver de leur jouissance d’esclaves. Il leur fait un sale coup, puisqu’il ne
pourra être fait jouissance du blabla des souvenirs de guerre. Ce sale
coup, il le paie de sa peau, si on a un peu lu Freud (une relecture un peu plus
avancée permet de saisir que cela est beaucoup plus complexe). L’ensemble
des procédures que les commentaires utilisent, – elles ont un intérêt
technique extraordinaire, – ne vise qu’un but, qui ne se repère
que de la structure. En faisant sans cesse passage de l’illisibilité
de l’écriture hébraïque à l’inénonçable
des lettres du tétragramme, ces commentaires viennent interdire la jouissance
issue d’une saisie de l’écriture de la loi. L’énonciation impossible
des lettres du tétragramme vient donc faire injonction d’une sortie de
l’écriture de la ToraH. Sortir de cette écriture et sortir d’Egypte
sont alors équivalents. La pensée hébraïque traditionnelle
ouvre sur une herméneutique de la transcendance, qui ne tient que du
retrait de Dieu d’un lieu où il pourrait en être fait énonciation.
Les commentaires, en faisant sortir le sujet de l’énonciation du lieu
de l’écriture, mettent le lecteur passant dans l’immensité d’une
lecture infinie, homogène à cette transcendance divine. Ils procèdent
alors d’un transfert infini aux Maîtres du Midrach, du Talmud ou de la
Kabbale. En ce sens, la logique des commentaires et celle qui nous fait travailler
n’ont rigoureusement rien de commun…
… Et pourtant il suffit d’un petit quart de tour pour que ce retour aux
textes fondamentaux soit porteur d’une richesse extraordinaire des questionnements.
Il suffit de ne plus aborder ces textes en y cherchant les sources de la psychanalyse.
Il suffit de les aborder à partir des interrogations issues de notre
propre faille et les considérer comme lieu d’où cette faille peut
tenter de se lire d’une manière expérimentale. Les procédures
des commentaires ne tiennent que des nouages et tressages d’entre les textes,
d’entre les lettres. Rien ne vient, pour un analyste, interdire de suivre tresses
et noeuds, si ce n’est la possibilité de faire rencontre de signifiants
créant la surprise. « Le discours psychanalytique ne se prononce
pas sur le choix mais conduit chacun à prendre son parti, fût-ce
en rêvant, d’un possible désir autre », écrit Charles
Melman en septembre 1982. C’est ce que j’ai tenté d’introduire à
partir de mes notes de relecture.