D'une jouissance féminine
27 mai 2015

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SEROR-DE-PAZ Sandrine

Article publié dans La Letra (Quito) en 2002

Puisqu’il faut bien que les psychanalystes parlent, nous dit Jacques Lacan, j’espère ne pas être trop à côté, en me permettant de vous présenter cette leçon par le biais d’un film magnifique, qui s’appelle L’Amant de Jean-Jacques Annaud, d’après le roman de Marguerite Duras. Il se trouve que cela s’est tissé pour moi, d’une manière assez surprenante. Etant avec mes enfants pendant les vacances scolaires, je leur propose de choisir un film, nous étions en train de faire des choix, de loin je vois L’Amant, je me rapproche, ça se précise, L’Amant d’après le roman de Marguerite Duras. Sachant le travail que je m’étais engagée à présenter, qui était dans la continuité de mes questions, sur la jouissance féminine, alors, je me suis fait un cadeau, L’Amant ! Tout d’abord la question de la castration est essentielle dans cette leçon, en tant que c’est à partir de la jouissance féminine, et de la jouissance masculine, que nous pouvons poser la question de la différence des sexes. La jouissance est à placer au champ de l’Autre nous dit Jacques Lacan dans cette leçon, dans Encore il nous précise : « La jouissance de l’Autre, avec un grand A, du corps de l’Autre qui le symbolise n’est pas le signe de l’amour. » Je suppose que certains d’entre vous ont lu le livre, mais je voudrais vous lire le petit résumé qui se trouve à l’arrière de la couverture du film : « Indochine, fin des années 20. Sur le bac qui traverse le Mékong, une jeune française rencontre le Chinois, bel homme jeune et riche qui lui propose de terminer le voyage dans sa limousine. Elle le suit dans la garçonnière, où ils connaîtront, pour elle, son premier plaisir, pour lui, son premier vrai moment d’amour. » Plusieurs lectures se prêtent à cette création, entre cette femme auteur, et cet homme metteur en scène, j’aborderai un ou deux points, et pourquoi pas, par la suite, poursuivre ! Permettez-moi à mon tour, de vous donner à entendre la structure de ce film. Je dirais, effectivement : Indochine, fin des années 20, sur le bac qui traverse le Mékong, une jeune française rencontre une limousine, où l’inconnu s’y trouvait. Il me semble que cette limousine est la structure du fantasme, la matrice, qui organise le désir, et la jouissance, cette hypothèse m’est venue à la suite de nombreuses questions que ce film m’a sollicité, j’oserai vous les soumettre. A partir de cette structure, du metteur en scène, homme, et de l’auteur, une femme, qui ont donné naissance à cette production, la question que je me suis posée est, malgré le talent et l’effort du metteur en scène, d’être au plus proche de ce qu’a écrit Marguerite Duras, puisque c’est elle qui a écrit le scénario, donc, la question de son regard y est d’autant plus engagée, donc, comment ne pas être pris, par le fantasme aussi du metteur en scène ? Est-ce que le talent du metteur en scène, c’est de pouvoir montrer ce qui ne peut être dit, de cette jouissance féminine, que Marguerite Duras a pu écrire ? Donc à partir d’un homme. Charles Melman, nous rappelle dans Le Trimestre Psychanalytique, du titre Le Fantasme ce que Jacques Lacan dit dans La Logique du fantasme : « C’est lorsque Lacan fait remarquer que ce qui ne peut se dire, c’est bien ce qui organise le fantasme. Le fantasme, tant que je parle, tant que je suis sujet de l’énonciation, c’est ce que je ne peux dire. Puisque c’est grâce à cette impossibilité qu’en tant que sujet, j’existe et que je peux parler, et que c’est ce qui me fait parler. Donc il y a une impossibilité à dire propre au fantasme. Mais ce que je ne peux dire, je peux l’écrire. » Dans une des premières scènes, quand l’actrice dit, sans le dire, avec sa voix intérieure, interprétée par Jeanne Moreau : « Regardez-moi, j’ai 15 ans et demi. » Déjà ce que l’on voit d’elle, c’est ce qui ne se dit pas, et qui transparaît d’elle, c’est cette jouissance féminine qui nous est donnée à voir par un homme, par la caméra qui la déshabille du regard. Le metteur en scène, nous met mal à l’aise, et nous engage, dans cet univers de la jouissance, qui tient pour elle à son corps. D’ailleurs elle dit : « Très tôt j’avais la place du désir et la place de la jouissance. » Le metteur en scène, dans son adresse, permet au spectateur ou à la spectatrice de se questionner, à partir de ce qui est donné à voir, et du même coup d’occuper différentes places dans le fantasme. Jacques Lacan, dans La Logique du fantasme, nous indique, comment interroger la fonction du fantasme. Il dit : « Je dis modèle : un enfant est battu, que le fantasme n’est qu’un arrangement signifiant, dont j’ai donné la formule, dès longtemps, en y couplant le petit a à L’S barré. Ce qui veut dire qu’il y a deux caractéristiques. La présence d’un objet a et, d’autre part, rien d’autre que ce qui engendre le sujet comme S barré à savoir : une phrase. C’est pourquoi un enfant est battu est typique: un enfant est battu n’est rien d’autre que l’articulation signifiante : un enfant est battu : à ceci près, que, là-dessus erre, que, là-dessus vole, rien d’autre que ceci mais impossible à éliminer, qui s’appelle : le regard. » Le regard, est organisateur de l’extérieur de la limousine, en tant qu’elle est regardée. Et de l’intérieur en tant qu’il la regarde. D’ailleurs le metteur en scène, nous montre, avec talent comment l’amant la regarde. Il la voit, à travers la vitre, à travers différents filtres superposés, sa silhouette. Où se situe le regard dans ce film ? Nous savons avec Lacan, qu’une femme représente l’objet cause du désir pour un homme. Il me semble qu’elle incarne l’objet cause du désir pour ces deux hommes, l’amant et le metteur en scène. Pour elle, la limousine, lui permet de supposer qu’elle est regardée, et du même coup, consentir de représenter l’objet cause du désir pour un homme ou des hommes, donc la possibilité à partir d’un homme de se questionner, sur son désir et sur sa jouissance. D’ailleurs Marguerite Duras, s’adresse à un homme, dans son livre. Qu’en est-il de l’adresse du metteur en scène ? Et où se situe le sujet par rapport à ce regard ? Cécilia Hopen, dans son magnifique travail Une richesse possible utilise une très jolie formule, elle dit : « Un regard-parole » ; « Lorsqu’un homme pose sur moi un regard-parole. » Je souhaiterais vous l’illustrer d’une scène, dans la limousine. Elle dit : « – Chinois par-dessus le marché ! » Et il lui dit : – « Vous avez été belle, quand vous avez dit ça ! » Très tôt Marguerite Duras, savait qu’elle dépendait d’un homme pour sa sexualité, elle souhaitait, justement un homme qui avait rencontré, et fait l’amour à plusieurs femmes. Elle dit : « Je lui dis que j’aime l’idée qu’il ait beaucoup de femmes, celle d’être parmi ces femmes confondues. Il a l’habitude, c’est ce qu’il fait dans la vie, l’amour, seulement ça« . Ce talent qu’elle a pour écrire, cette, texture, ce textile du langage, comme nous dit Charles Melman, nous fait toucher de très près, le tissage de l’étoffe qui orgnanise la jouissance. Comment entendre ce qui divise une femme dans la rythmicité de son articulation entre jouissance phallique, et jouissance de l’Autre ? Charles Melman, nous encourage dans son travail qui s’intitule Position de la féminité à prendre la mesure des conséquences de ce que Lacan a mis au travail pour nous, à partir de l’écriture du pas-tout et de l’objet a, et nous invite au déplacement qu’a opéré Lacan pour questionner la féminité, qui ne serait plus du côté du ratage, de l’échec, de l’amour du père, mais du côté de l’objet a en tant que création. Si elle a pu prendre tant de plaisir pour elle toute seule, et franchir les interdits avec tant de froideur, comme nous le dit Marguerite Duras, est-ce parce qu’elle est aimée par cet homme ? Même si elle croit ne pas l’avoir aimé dans un premier temps, et quand bien même, si elle savait l’avoir aimé, aurait-il été possible pour elle d’avoir tant de légèreté ? Consentir à être portée par un homme sexuellement, ne nous fait pas-toute à lui, pas-toute, mariée. « Il faut que l’homme s’aperçoive que la jouissance masturbatoire n’est pas-tout et inversement, que la femme s’ouvre à la dimension que cette jouissance là, lui manque » nous dit Jacques Lacan dans cette leçon. Comment entendre ce qu’il nous dit là, qui me semble essentiel, et qui nous indique comment une femme peut se laisser aller à ce désir qui lui vient du corps. Une femme n’est pas-toute dans la jouissance phallique, du côté sexuel, qui est hors corps, mais elle a aussi rapport à cette Autre jouissance qui tient à son corps, qui lui est Autre. Ce qui me semble important de dire, c’est comment pour une femme, pour que la jouissance sexuelle lui soit accessible, il faut qu’elle en passe par cette jouissance Autre, qui tient à son corps. Charles Melman dans une séance de cette année, nous indique ce qu’il en est de l’éthique de la psychanalyse, « c’est de ne pas récuser la jouissance sexuelle, quitte à en payer le prix, prix, il y a toujours à payer. » « Il n’y a pas de rapport sexuel pourquoi car la jouissance de l’Autre prise comme corps est toujours inadéquate« , nous dit Jacques Lacan dans Encore. Ne nous hâtons pas d’entendre cette formule, qui cache bien des secrets ! Et qui nous oblige à en passer par cet impossible, ce réel, et donc de prendre en compte ce qu’il en est de la différence sexuée. C’est à partir de cette prise en compte que quelques effets sont possibles. Dans le Séminaire Le Sinthome, il nous parle de non-équivalence, et c’est à partir de cette non-équivalence sexuelle, qu’il y a sinthome, donc il y a rapport. Il nous dit précisément : « Car il est bien sûr que si nous disons que le non-rapport relève de l’équivalence, c’est dans la mesure où il n’y a pas équivalence que se structure le rapport. C’est du sinthome qu’est supporté l’Autre sexe. » Et puis pour colorer l’étoffe dans laquelle l’analyste taille le sujet de l’opération analytique, je voudrais vous citer ce que Lacan nous dit dans Le moment de conclure : « ici intervient l’analyste qui colore le fantasme de sexualité. Il n’y a pas de rapport sexuel, sauf entre fantasmes. » Dans le déroulement de mon travail, dans un temps extérieur, je me suis aperçue qu’il s’agissait d’un tressage, de trois points. Le premier point concerne l’objet a en tant qu’une femme le représente, articulé au tableau de la sexuation. Le deuxième point, l’objet a en tant que regard, articulé à la formule du fantasme $◊a. Et le troisième point, l’objet a en tant que création, articulé au noeud borroméen. Donc que resterait-il du rapport d’une femme à l’objet a ? Serait-il celui du rapport à la création ? Je terminerai sur cette très jolie formulation de Jacques Lacan dans Encore, qui peut nous permettre d’entendre comment cela peut s’organiser pour une femme : « L’homme croit créer. Il croit-croit-croit-il crée-crée-crée-Il crée-crée-crée la femme. En réalité, il la met au travail, au travail de l’Un.«