D'une fidélité hérétique
22 janvier 2004

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CATHELINEAU Pierre-Christophe
Textes
Religion

Y a-t-il une fidélité de l’interprétation ? Je voudrais reprendre cette question en montrant ce que connote dans notre tradition théologique ce terme de fidélité et la manière dont il renvoie presque logiquement à la notion d’infidélité. Je souhaiterais cerner cette notion d’infidélité à partir de la Somme théologique de Saint-Thomas d’Aquin. Je voudrais montrer que la fidélité a été conçue dans la tradition chrétienne comme une fidélité à l’interprétation où l’interprétation ne faisait qu’un avec la foi. Le séminaire D’un Autre à l’autre donne du pari de Pascal une interprétation nouvelle par rapport aux lectures que des spécialistes de l’université avaient pu proposer. Lacan est moins au service de la littéralité du texte qu’à la recherche d’une structure que l’interprétation littérale laisse échapper. Il ne semble donc pas que la fidélité requise dans la tradition chrétienne soit de même nature que celle que Lacan met en oeuvre lorsqu’il lit un texte de cette tradition. Car le problème de l’usage du terme de fidélité réside dans le fait que cet usage est indissociable de la religion. Mais curieusement dans la Somme il ne lui est consacré d’intérêt que dans le contexte plus polémique d’une réflexion sur ce qu’est l’infidélité. Elle prend place dans le second volume de la deuxième partie au sein de la section dédiée à la foi où figure un relevé des « vices opposés à la foi » et une question, la question N°10 sur l’infidélité en général.

Dans son article 1 la question subsidiaire qui nous est posée est de savoir si l’infidélité est un péché. Dans l’objection, qui constitue toujours le premier temps de la réponse, Saint Thomas prend le parti de dire que l’infidélité n’est un péché au motif premièrement que la foi ressortit de la Grâce et que selon Saint Augustin il ne revient pas à tous de posséder la Grâce, au motif deuxièmement selon Saint Paul qu’ignorer la foi parce que l’on ne l’a pas entendue ne saurait faire peser sur l’infidèle la responsabilité de sa non-foi.

Cette objection nous incite à penser que dans un premier temps Saint Thomas a tenu compte dans sa définition de la position du Sujet au regard d’un savoir qui nécessairement soutient la foi et la fidélité. On ne peut imputer au Sujet une responsabilité pour ce qu’il ne sait pas du fait qu’il ne suppose aucun savoir dans l’Autre. Il y a certes une infidélité de l’interprétation, mais celle-ci est dans un premier temps imputable à l’ignorance ou à la méconnaissance du Sujet.

Saint Thomas s’en tient-il a cette position qu’on oserait dire tolérante ? Non pas. La réponse qui suit classiquement l’objection est sans ambiguïté. « L’infidélité peut se prendre de deux manières. » On sera dit infidèle du seul fait qu’on n’a pas la foi, pure négation. Ensuite on peut entendre l’infidélité au sens d’une opposition à la foi, lorsque quelqu’un refuse de prêter l’oreille à cette foi. « C’est en cela que s’accomplit proprement la raison d’infidélité. » En ce sens l’infidélité est un péché. L’objection n’a valeur que d’opinion. En réalité c’est dans sa réponse et sa solution que Saint Thomas dit ce qu’il croit : l’infidélité est un péché et il convient de l’imputer à la faute d’un Sujet en proie à l’orgueil.

Si l’on passe à l’article 2 de cette question N°10, l’on apprend quel est le siège de l’infidélité, l’origine subjective de ce choix : « Le mépris de la volonté cause le dissentiment de l’intelligence, où s’accomplit la raison d’infidélité. Aussi la cause de l’infidélité est-elle dans la volonté, mais l’infidélité elle-même est dans l’intelligence. »

Pourquoi s’être ainsi attardé sur ces développements ? Sinon parce qu’ils précèdent comme des prémisses nécessaires une question qui a agité l’Église et l’enseignement doctrinal, celle de l’hérésie. C’est la question N°11, et qui débute par cette question subsidiaire : l’hérésie est-elle une espèce d’infidélité ? Que répond Saint Thomas ? Il va droit à l’étymologie du terme hérésie, puis vers la déviance qu’elle implique :  » Le mot hérésie (…) implique un choix (haereo en grec signifie choisir). Or le choix a pour objet les moyens en vue de la fin, celle-ci étant présupposée (… ).On peut dévier de la rectitude de la foi chrétienne de deux façons. D’un côté parce que l’on ne veut pas adhérer au Christ ; on a alors une volonté mauvaise relativement à la fin elle-même. Cela concerne l’espèce d’infidélité des païens et des Juifs. D’un autre coté, l’homme a bien l’intention d’adhérer au Christ, mais il dévie quant aux moyens qu’il choisit pour adhérer à lui, parce qu’il ne choisit pas ce qui est vraiment transmis, mais ce que son propre esprit lui suggère. C’est pourquoi l’hérésie est l’espèce d’infidélité de ceux qui professent la foi chrétienne, mais en corrompent les dogmes. »

Cette citation est importante : L’hérésie porte sur le choix déviant des moyens par rapport à une fin correcte. Elle est donc littéralement conçue comme une infidélité aux dogmes admis par l’Église, soit à ce qu’elle transmet comme vérité. Il est inutile de gloser sur l’antijudaïsme qui se dégage de ces lignes ; il reflète à peu de chose près les positions qu’ a prises l’Église depuis le quatrième Concile de Latran. L’infidélité se conçoit ici par rapport au Christ. Mais si tous les hérétiques sont infidèles, tous les infidèles ne sont pas hérétiques. L’infidélité fait dans son ensemble l’objet d’une condamnation morale. Qu’est-ce que Lacan retient de Saint Thomas ? Bien entendu pas la condamnation morale de l’hérésie, ou de l’infidélité, mais bien l’envers de ce qu’il dit comme la plus sure indication de l’éthique de la psychanalyse si celle-ci procède toujours d’un choix nécessaire. Dans la leçon du 18 novembre 1975 du Sinthome dont le signifiant peu usité s’orthographie en partie par référence à Saint Thomas, que dit-il à propos de Joyce, lecteur de Saint Thomas ? « Mais c’est un fait qu’il choisit. En quoi il est comme moi, un hérétique. Car haeresis, c’est bien là ce qui spécifie l’hérétique. Il faut choisir la voie par où prendre la vérité. »

Dès lors à la question « y a-t-il une fidélité de l’interprétation ? » nous pouvons plus aisément répondre. Dans la tradition catholique thomiste, indéniablement oui. Il y a une fidélité au Christ et aux articles de foi qui découlent de la doctrine de l’Église. L’interprétation est serve d’un sens préinscrit dans l’Autre habité par le Sujet divin.

Que devient cette question avec l’analyse ?

Elle devient celle de l’infidélité hérétique au nom d’un autre type de fidélité dont la singularité qui n’est pas rabattue sur la fidélité à une dogmatique, c’est-à-dire à des articles de foi. Que dit Lacan dans la suite de la citation précédente ? « Ce, d’autant plus que le choix, une fois fait, ça n’empêche personne de le soumettre à confirmation, c’est-à-dire d’être hérétique de la bonne façon ; Celle, qui d’avoir bien reconnu la nature du sinthome ne se prive pas d’en user logiquement, c’est-à-dire jusqu’à atteindre son réel au bout de quoi il n’a plus soif. » Constatons que Lacan donne lui-même à sa propre élaboration une portée sinthomatique et qu’à ce titre c’est la singularité d’une expérience du Réel qui en dernière instance fraye la voie de la vérité avec les outils de la logique. Lacan semble indiquer que seule la confirmation ou l’infirmation attendues du Réel constitue l’épreuve à laquelle se trouvent soumises les hypothèses du Sujet sur la vérité, l’accent étant ici porté sur la notion de choix. Il y a là un véritable problème pour la transmission de la psychanalyse puisqu’il ne fait aucun doute que son corpus théorique s’appuie sur des vérités dogmatiques qui tiennent chez Lacan ce statut de leur formalisation dans une connivence avec la Science. Cependant elle ne saurait avoir la portée de dogmes universels infrangibles, puisque la pratique de la psychanalyse repose pour chacun sur un choix où l’universel vient s’articuler au singulier dans la rencontre du Réel. C’est pour chacun le sinthome.

Je voudrais ainsi prendre comme exemple d’hérésie calculée l’interprétation que donne Lacan du pari de Pascal, en vous montrant qu’il introduit des hypothèses qui ne sont pas explicitement dans le texte, mais qui se déduisent du choix de l’interprétation structurale. C’est une indication intéressante sur la méthode de Lacan qui illustre ce qu’il convient d’entendre par hérésie. Lacan s’écarte de l’interprétation classique du pari dans la voie de ce qu’il nomme la vérité. Il y a là une fidélité qui ne se situe pas dans la tessiture d’une parole révélée ou d’un dogme, un savoir fossilisé dans l’Autre, mais par rapport à une énonciation. Cette forme concerne l’articulation du Symbolique et du Réel. Elle se démarque de l’option strictement dogmatique, car elle prend appui sur le Réel.

Il est frappant que Pascal n’envisage explicitement dans son texte que deux hypothèses : « Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : Si vous gagnez, vous gagnez tout ; Si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est sans hésiter. » C’est le point tournant de sa démonstration. Lacan se conduit en hérétique par rapport à la pensée de Pascal, en prenant acte du fait qu’elle s’inscrit dans le champ du discours de la Science renaissant. Mais il réduit l’enjeu du pari à une combinatoire fondée sur l’infini, le zéro et l’objet a. C’est là un saut interprétatif où se manifeste l’hérésie de Lacan. Que dit-il ? « C’est bien aussi d’une telle fiction comme je le rappellerai tout à l’heure, que le a est réduit au zéro quand Pascal argumente ; au reste, vous ne faites rien que perdre 0 étant donné que les plaisirs de la vie, c’est comme cela qu’il s’exprime, les plaisirs empestés, cela ne pèse pas lourd et spécialement pas au regard de l’infinité qui nous est ouverte. »

Lacan pose l’écriture :

Pour
A 0,

Lacan formalise ainsi la position de celui qui parie, en supposant que Dieu existe : l’Autre est non barré. Le Sujet parie pour, ne perd rien (= 0), des plaisirs qui ne sont rien au regard de l’infini et gagne l’infini.

La seconde hypothèse qui est celle de la bonne norme pour la psychanalyse est celle où l’on parie pour, où l’on renonce à l’objet a (= -a), c’est-à-dire comme dans le premier cas à la jouissance, et où l’on ne gagne rien, puisque le Dieu qui récompense n’existe pas :

Pour
0, – ∞

Cette seconde hypothèse est bien présente dans le pari, explicitement. Comment l’interprète Lacan ? « Et puis je suis supposé savoir que Dieu n’existe pas, eh bien ! pourquoi ne pas penser que le a je peux l’engager tout de même. C’est d’autant plus possible qu’il est de sa nature d’être perte. Car pour mesurer ce qu’il en est (…) où ici c’est à un certain prix que je le garde, le prix de moins l’infini (C’est-à-dire l’enfer), il peut être légitime de se demander si cela en vaut la peine de se donner tellement mal pour le garder. S’il y en a qui le gardent au prix de moins l’infini, figurez vous qu’ils ont existé des tas de gens pépères, pas seulement pères, pépère. Cela a beaucoup de rapport avec le père, comme vous allez le voir (…). On aurait tort pourtant de minimiser l’aisance de leur déplacement, mais tout de même, ce que voudrais vous faire remarque, c’est, en tout cas, que c’est là que, nous, dans l’analyse nous avons placé la bonne norme. »

On voit l’enjeu du pari pascalien pour Lacan. Il parle de la relation du Sujet avec le plus-de-jouir et s’il évoque l’interdit de jouir de la mère, c’est pour rappeler que la renonciation à l’objet perdu a le grand rapport avec cet interdit, il n’y a pas de trace explicite de l’objet a, du grand Autre barré ou non barré.

Lacan introduit dans son interprétation un choix hérétique. De même c’est moins dans le champ religieux que dans celui de la psychanalyse et du plus-de-jouir qu’il donne à entendre ce moins l’infini qui est l’enfer qui attend celui qui ne renonce pas :

Pour
A a, – ∞

A quel type de fidélité au texte Lacan nous invite-t-il ?

Il ne s’agit pas de la fidélité à la dogmatique qui soutient ce texte. L’apologétique n’est pas son souci. Il ne nous dit pas comme les commentateurs classiques qu’il s’agit de parier sur l’existence de Dieu. Pour Lacan le pari sur l’existence de Dieu dissimule la dialectique du Sujet avec le plus-de-jouir. L’enjeu est celui de l’analyse : la perte de l’objet a. Ce n’est pas le sens apologétique qui l’intéresse, c’est la structure. Lacan retourne littéralement la démonstration pascalienne en faveur d’une élaboration sur ce qu’il en est de l’athéisme de l’analyste et de l’analysant. Lacan n’invite-t-il pas ses disciples à ce genre d’hérésie ? Il y a une fidélité de l’hérésie, une infidélité au sens et une vérité de l’énonciation. C’est là que se joue l’interprétation des textes : la fidélité concerne non pas le sens, mais la structure. C’est là une position qui distingue la lecture des commentateurs traditionnels de celle du psychanalyste.