Je vais vous parler d’un de mes patients de ma toute dernière expérience en EHPAD. Je ne me rappelle plus de son nom de famille, alors qu’il fallait toujours s’adresser aux résidents par leur nom de famille, même à ceux qui souffraient d’une maladie d’Alzheimer bien avancée et ne reconnaissaient souvent pas ce nom comme les désignant. Cependant je me rappelle bien sûr du prénom de ce monsieur. Comme la convention le veut dans les EHPADs, les résidents sont appelés par leur nom de famille alors que le personnel est appelé par son prénom. Asymétrie sans aucun sens, sauf à garder un semblant de sujet pour les petits vieux, et qui rebellait tout autant ce résident qui n’était pas dupe. De plus, nous avions tout de suite quelque chose en commun, des parents extrêmement créatifs lors du choix d’un prénom composé : je vous parlerai de Rupert-Antoine.
Les journées de Rupert-Antoine sont très organisées, en dehors de la rigidité qu’apporte la vie en institution par ses horaires pour les repas, les soins, le lever et le coucher. Après la toilette du matin et le petit déjeuner, il va chercher son journal à la boîte à lettres de l’EHPAD en y introduisant habilement ses doigts pour l’attraper, les résidents n’ayant pas la clé et l’agent d’accueil n’arrivant qu’à 10h. Il lit ensuite le journal dans le salon du hall, puis monte pour l’activité d’ergothérapie. Après c’est le repas du midi, puis il s’endort devant un diaporama de voyages qu’il avait fait avec son épouse (aujourd’hui décédée) pendant les 15 premières années de sa retraite. Il aime beaucoup demander la destination à regarder aux soignants au lieu de choisir et en possède une grande diversité qui comprend 5 continents. Lorsqu’il est réveillé par le goûter (toujours la même marque et le même goût d’une boisson hyperprotéinée), il enchaîne avec l’animation de l’après-midi, puis le dîner, et la télé avant le coucher.
Les entretiens se font toujours en chambre, comme cela est souvent le cas en EHPAD. La première fois que je viens me présenter je tombe pile au début du diaporama, je ne me rappelle plus de la destination mais c’était quelque chose d’exotique que Rupert-Antoine me commente avec grande fierté. Il me demande si je pouvais venir toutes les semaines comme le faisait la psychologue précédente, qu’il aime bien les « Spy » car on peut tout leur dire sans être jugé. Je suis contente d’avoir quelqu’un en face qui semble enfin comprendre mon métier mais aussi perturbée par cette prononciation Spy. Je me dis d’abord que j’ai mal entendu mais la confusion des lettres se confirme quand il note le prochain rdv et indique bien S-P-Y comme espion en anglais. En quoi cela veut-il dire quelque chose pour lui ? L’espion qui creuse pour dévoiler les secrets, c’est vrai que si on laisse la nature de la motivation de côté, le psy et l’espion ont bien quelque chose en commun…
Rupert-Antoine est connu dans l’EHPAD, que ce soit du côté des résidents qui le détestent, des résidentes qui le voient comme un prédateur (alors qu’il semble très galant) et des soignants qui le présentent comme « un pervers qui ne pense qu’au sexe ». Enfin ! Un peu de vie dans ce lieu morose. Et on y voit bien que le vieux (ou la vieille) comme un être asexuel, comme ce qu’on pouvait croire des enfants avant Freud et ce que beaucoup continuent à vouloir croire, cela arrange le personnel. Car cela permet beaucoup plus facilement de mettre les résidents à une place d’objet qu’on peut choyer comme un bébé qui dépend encore non pas d’un semblable mais d’un Autre qui s’occupe de lui et interprète ses besoins.
Rupert-Antoine n’a jamais voulu parler de son enfance, ni de ses parents. Il me dit juste qu’il vient d’une famille très modeste et qu’il a réussi, un peu par hasard et grâce à son bagout, à monter comme commercial dans une très grande entreprise, et qu’il avait toujours gardé une honte extrême de son milieu d’origine, qui était loin de la classe moyenne à la laquelle il appartenait quand il a rencontré son épouse. Ayant beaucoup travaillé en début de carrière et approchant des 30 ans, il s’est rendu compte qu’il fallait bien construire quelque chose côté personnel, plus comme une impression que c’était attendu de lui, comme il était attendu à ce qu’il se présente aux clients en costume, pas un vrai désir de fonder une famille ou d’être en couple. Et c’est son chef devenu ami qui lui avait présenté sa femme, à la demande de Rupert-Antoine qui venait de s’acheter une maison et ne savait pas comment la remplir, une cousine d’amie d’amie de sa propre épouse. Cette femme semble flagellée par le même sens du devoir que mon patient et souhaitant troquer son poste de secrétaire contre celui de femme au foyer et mère. Ils se sont mariés rapidement et leur fils est né même pas 2 ans après le mariage.
Cette naissance a complètement bouleversé le jeune couple. L’accouchement se passe très mal et elle a failli ne pas y survivre. Rupert-Antoine rentre donc seul avec le bébé tandis que son épouse va rester quelques semaines à l’hôpital. Il dépose son fils chez une voisine et reprend son rythme de célibataire d’avant, travaillant beaucoup, il dit que cela le rassurait à ce moment car c’est ce qu’il savait faire. Il va chercher sa femme à l’hôpital quand elle pourra sortir avant de récupérer ensemble le bébé chez la voisine. A cet époque cela ne choquait personne, les rôles du père et la mère étaient totalement différents, apparemment un père cela ne pouvait exister que s’il y avait pré-requis de mère présente. Le rôle de Rupert-Antoine en tant que père va continuer dans ce sens, il sera peu présent, ne fera que rappeler à certaines occasions que ce n’est pas bien de trop materner le petit. L’ancienne femme de Rupert-Antoine est désormais toute mère. Elle dort même pendant longtemps dans la chambre de son fils pour pouvoir échapper au lit conjugal. Rupert-Antoine est bien embêté, car d’un côté cela l’emmerde que ce petit lui a volé son épouse et d’un autre, avant la légalisation de la contraception, le souvenir était encore trop frais de l’angoisse qu’il avait ressenti se croyant perdre sa femme et devant élever l’enfant seul. Il me répétait souvent « C’est comme si on avait un contrat. ». Il n’entravait pas la jouissance dont bénéficiait sa femme face à son nouvel objet, lui laissant toute la place et l’argent nécessaire pour faire ce qu’elle voulait de ses journées. De l’autre côté, sa femme ne posait pas de questions lorsqu’il rentrait tard du travail et qu’il fallait enlever les tâches de rouge à lèvres d’une autre sur ses chemises.
De la naissance de son fils jusqu’à sa retraite, Rupert-Antoine mène une double vie et faisait toujours bien attention qu’aucun des deux mondes ne se mélangeait, un peu comme le tableau de la sexuation classique que nous connaissons chez Lacan.
En semaine, il travaille à Paris, sort prendre des verres le soir dans des bars, change de maîtresse tous les mois si ce n’est toutes les semaines, et finit souvent par dormir dans sa voiture pour ne pas être en retard au travail le lendemain. Il n’a aucun souvenir des femmes qu’il a rencontré à cette époque, elles n’existaient pas pour lui en tant que sujets, c’était une forme de Tinder à l’ancienne, avec pour seul but de faire démonstration de sa virilité en montrant que son pénis fonctionne bien comme il faut, ce qu’il fallait à tout point éviter à la maison. On était là du côté d’un ensemble bien dénombrable, de deux mêmes : d’un côté l’ensemble expansif de femmes consommées durant la semaine, de l’autre l’ensemble des « vrais hommes » dont il faisait partie. Les vrais hommes pour Rupert-Antoine, ce sont ceux qui ont un travail bien payé, pas physique, une vie de famille rangée qui les valorise dans la société, surtout face aux autres, et qui peuvent avoir n’importe quelle femme et raconter ces aventures à ces autres x* qui font partie de ce groupe d’hommes amélioré, plus prestigieux. Il y a là comme quelque chose d’un après-coup de la jouissance phallique. Je rappelle que la jouissance phallique est définie par cette aire où le réel recouvre le symbolique. On y voit bien comment le symbolique n’est pas totalement absent dans ce recouvrement car c’est le récit dans un groupe qui fait jouissance pour le sujet.
Le week-end, il est père de famille et reçoit des amis (les maris des amies que sa femme a rencontré à la sortie d’école du petit) dans son pavillon en banlieue parisienne. Il a bien compris que ce qu’il a lui, ce phallus symbolique par lequel il semble soutenu face aux femmes, cela n’intéresse pas son épouse qui cultive son propre petit phallus qui lui donne beaucoup de reconnaissance dans les cercles qu’elle fréquente. Rupert-Antoine la submerge alors de cadeaux bien visibles : des bijoux, des arbustes fleuris pour le jardin. Il change souvent de voiture qu’il montre fièrement aux autres hommes qui viennent pour ces visites, une monstration de virilité qui lui garantit une place dans ce groupe et lui évite l’angoisse du vide féminin.
Tout se passe bien pendant des années, puis avec l’âge, la situation commence doucement à se dégrader, je n’aime pas ce terme, je ne sais pas lequel serait plus adapté… à perdre de vitalité peut-être.
Le fils qui a fini les études quitte la maison. Rupert-Antoine se retrouve souvent seul avec sa femme les week-ends. Certains couples d’amis ont divorcé, ce ne sont que les femmes qui viennent encore à la maison, pour jouer aux cartes avec son épouse. Les liaisons hebdomadaires se font plus rares, les maîtresses plus vieilles, le corps supporte moins de finir la nuit dans la voiture.
« Puis un jour je n’arrivais plus à bander ! Je ne savais plus quoi faire, je rentre à la maison pour pleurer dans les bras de la mère. »
Votre mère ? Je lui demande.
« Non, ma femme. »
Je cite très librement Lacan ici qui disait déjà que la mère contamine les femmes, que femme et mère ne peuvent nullement se superposer.
Par la suite, Rupert-Antoine découvre du sang dans ses urines, fait qu’il associe librement au sang menstruel : « J’avais la pensée de me transformer lentement en femme ». Ce symptôme le fait consulter son médecin, après des examens divers, le diagnostic tombe : cancer de la prostate. On lui propose une prise en charge par radiothérapie, longue et douloureuse. Étant proche de la retraite, Rupert-Antoine décide de quitter son emploi prématurément, avec un pot de départ organisé dans la semaine, ce qui lui laissera toujours un sentiment d’inachevé.
Sans avoir pu préparer sa retraite, Rupert-Antoine s’adapte étonnamment bien. Il se met à jardiner, à jouer aux cartes avec son épouse et ses copines. Même quand son épouse part en cure thermale, il continue à inviter aux cartes, cuisine pour les copines de sa femme à qui il s’attache rapidement. « On boit, on rigole. Toutes ses femmes à la maison avec mon épouse qui est partie pour 3 semaines et rien ne se passe. Et je ne me suis jamais autant amusé avant. ».
Après des mois de traitement, une ablation totale chirurgicale de la prostate est conseillée. Ce qui le marque c’est surtout son rdv de suivi quelque temps après. Le chirurgien qui avait à peu près le même âge que mon patient à l’époque, une soixantaine d’années, montre une empathie considérable et lui propose un implant pénien (« une sorte de pompe à air pour le pénis »). Rupert-Antoine dit s’être retrouvé face à l’ancien commercial qu’il avait été et pour qui la perte de la fonction érectile était métaphore pour la perte du phallus, une destitution de son rôle dans la société. Il décline sans explication (« Il n’aurait pas compris de toute façon, j’étais pareil avant. J’ai toujours eu pitié de ma femme, pour sa frigidité, finalement je me suis rendu compte là quand je n’ai pas pris l’option pompe que c’est elle qui avait tout compris. »). Je reviens à la pompe à air et vous cite Yorgos Dimitriadis qui nous apprend que « l’étymologie du mot Phallus en grec vient d’une racine indoeuropéenne qui signifie le gonflement » (La fonction phallique est-elle toujours opératoire ?). De plus, il souligne que quasiment tous les mammifères possèdent un os qui est à l’origine de la mise en érection du pénis, tandis que chez l’humain cela se fait de manière totalement hydraulique.
Kojève (Le dernier monde nouveau, article auquel renvoie Lacan dans son Séminaire IV – La relation d’objet, quand il parle du petit Hans) assume qu’il n’y a plus de vrais hommes, seulement des semblants virils. Lacan en reparle en mentionnant le « faire-homme » et le « faire signe à la fille qu’on l’est » (dans D’un discours qui ne serait pas du semblant) et nous retrouvons là certes, l’activité en opposition à la passivité, dont parlait beaucoup Freud, mais nous trouvons surtout un faire semblant. Je pense que Rupert-Antoine s’est à un moment donné rendu compte de la mascarade de virilité à laquelle il participait et qui finalement ne lui convenait plus, comme il s’est rendu compte des semblants qui règnent la vie en EHPAD. Il ne peut plus croire qu’il est à l’abri de la castration et il n’est pas non plus dans une position féminine dans laquelle il tenterait d’obtenir ce phallus.
C’est donc à partir de ce refus de participer à la parade de la virilité que se lie une grande complicité entre lui et son épouse, quand ils se voient plutôt comme des semblables, des traits quasi-pareils dans un ensemble. Pendant les quelques années qui suivent, pendant lesquels ils partent souvent en voyage, qu’ils ont vraiment vécu ensemble et non pas l’un à côté de l’autre.
Après la mort de son épouse il se lie d’amitié (et certainement un peu plus que cela) avec une de ses amies. Quand celle-ci doit partir vivre en Ehpad, fortement encouragée à cela par ses enfants, il décide de faire pareil. Malheureusement, ils ne se retrouvent pas dans le même établissement, mais s’appellent tous les soirs. Ce sont ces appels quotidiens qui s’apparentent à une forme de téléphone rose consenti, qui font que les soignants le qualifient de pervers, en parlant apparemment assez ouvertement dans les lieux communs pour lui donner une image que reprennent les autres résidents sans la questionner.
Et voilà la phrase qui a beaucoup résonné en moi. Un jour il me dit « La castration est la meilleure chose qui me soit arrivée, c’est en pensant au plaisir des autres que j’ai vraiment pu vivre pour moi ». C’est quand-même extraordinaire !
J’ai choisi ce nom de Rupert-Antoine, en essayant de me rapprocher de l’original sans quand-même vous le donner. Et j’ai vite regrettée car quand on tape sur ordinateur, Rupert, ça devient, en tout cas pour moi, et il y a certainement de l’inconscient là-dedans, cela devient très vite et très fréquemment Rupter, ce qui ressemble à rupture. Et après quelques fautes de frappes je me suis dit « Allez je vais prendre quelque chose de plus facile à taper » mais non ! Quand cela s’impose à nous ça a toujours un sens, et j’ai donc questionné ce sens de pourquoi Rupert ? Pourquoi la rupture ? D’un côté il y a le Réel qui fait irruption à plusieurs moment de la vie de cet homme. L’arrivée du fils, le cancer. Cette rupture totale avec le semblant viril qu’il n’accepte plus d’incarner et qui le fait traverser d’une certaine manière le tableau de la sexuation.
Puis également la rupture avec les normes sociétales, ça c’est mon dada en plus, de dire merde à ce que la société exige de nous et de nous frayer notre propre chemin. Et Rupert-Antoine est un cas excellent pour nous montrer comment habiter le féminin sans ce surmoi moralisateur écrasant que l’on retrouve quand-même souvent chez les femmes.
Quand j’ai quitté mon poste, Rupert-Antoine m’a offert un dessin en me disant « C’est ce que je vous souhaite ». C’était moi en astronaute, avec un badge « SPY » bien-sûr, et je flottais autour de la terre. Quand j’y ai repensé en écrivant ce cas pour nos journées, c’est seulement là que je me suis rendue compte à quel point c’est une belle illustration topologique. Cela fait penser à la terre, là où la gravité nous tient dans un lieu borné par l’atmosphère (la jouissance phallique), et qu’il y a un au-delà de ça, la jouissance Autre qui est supplémentaire et qui, comme le voyage dans l’espace, est réservée à une très petite partie des humains et à même pas-toutes les femmes et certainement encore moins les hommes.
Pour finir je propose un réagencement du tableau de la sexuation qui me semble personnellement beaucoup plus compréhensible que dans le système de coordonnées cartésien que Lacan nous le présente. J’ai tenté de prendre en compte l’idée d’un ensemble fermé et d’un ensemble ouvert pour mieux représenter le côté masculin et féminin, qui deviennent plutôt un ensemble masculin fermé et un ensemble féminin ouvert.
L’objet a serait d’une certaine manière en orbite autour de l’ensemble fermé, de manière à ce qu’il échappe toujours. Ainsi il faudra passer par le royaume de l’objet a pour passer d’un ensemble à l’autre, le a n’appartenant à aucun des deux.