D'un agent qui ne serait pas l'intellect
10 juillet 1993

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CATHELINEAU Pierre-Christophe
Topologie

Pourquoi sommes-nous intéressés par Aristote ? Pour des raisons
qui ne tiennent pas à notre goût de l’érudition, mais parce
qu’il est question avec la lecture qu’en les penseurs médiévaux
d’une explicitation rationnelle de cet Agent qui ne serait pas l’intellect.
Je veux parler de ce qui ne se laisse penser qu’au conditionnel, selon
l’indication de Charles Melman, ce qui ne se laisse aborder qu’à l’aide
d’hypothèses logiques ou topologiques, à savoir : le Réel.
Ce Réel, Aristote l’aborde, en utilisant les instruments de la science,
la science du Réel qu’est la logique, comme nous le savons. Mais au-delà
de cette première formalisation du Réel, qu’énonce-t-il
? La connaissance prédicative qu’il prétend fonder sur la logique
est toute entière tournée vers ce qui entretient un certain rapport
avec la logique : l’Être. Il fait un usage constant de la  » copule
 »  » est « ,
pivot du jugement.

Cette connaissance confère un certain sens imaginaire à
l’Être et ce n’est peut-être pas un hasard si l’imaginaire caractéristique
de l’ordre antique
occupe pour Lacan entre le Réel et le Symbolique
cette position médiane, dessinée au tableau, comme il le dit dans
les Non-dupes errent – 4e leçon.

(dessin)

En quoi cette position médiane réservée à l’imaginaire
éclaire-t-elle notre propos ? Au-delà de leur aspect logique,
ces phrases déclaratives, susceptibles de vérité ou de
fausseté, sont des instruments au service de la philosophie. Elles cessent
d’être de pure logique, pour décrire ce que l’on traduit par formes.

Qu’est-ce qu’une forme ? C’est, si l’on tient compte de l’étymologie
grecque, ce qui livre à la vue de notre intellect la connaissance de
ces êtres que sont les espèces et les genres. Ainsi, à travers
elles, pouvons-nous accéder à la connaissance de l’Être,
en tant qu’elle est supposée nommer, fût-ce d’une manière
aujourd’hui rectifiable, un certain Réel.

Qu’est-ce qui lie entre eux ces êtres du monde aristotélicien
? Il est clair qu’ils sont animés d’un certain mouvement. Ils désirent
leur cause finale, c’est-à-dire le premier Moteur, Dieu. Comme
le dit Lacan dans Encore, il existe :  » un être tel que
tous les autres

que lui ne peuvent avoir d’autres visées que d’être le plus
être qu’ils peuvent être.
 » De quoi s’agit-il ? D’un authentique
monothéisme rationnel, puisque c’est par la voie d’un enchaînement
de propositions rationnelles qu’il décrit lui-même dans De l’interprétation
comme procédant du symbole ou encore de la convention qu’il
en arrive à nommer le Premier Moteur. Le Premier Moteur est par
excellence, et non pas existe. Car exidtamaiai, c’est-à-dire exister,
est un verbe qui lui est inapplicable. Aristote ne connaît pas encore
la notion médiévale d’existence, bien que Dieu relève de
la logique de l’exception. Néanmoins ce Premier Moteur est en position
d’Autre dans cette pensée. Vous savez comment Aristote décrit
ce Dieu. C’est un Dieu qui, lui aussi, jouit de la Pensée, puisqu’il
est Pensée de la Pensée. Il est acte pur, et vers lui converge,
si je puis dire, le mouvement des sphères inférieures, des êtres
inférieurs qui par leur mouvement imitent, chacun dans sa sphère,
cet Être parfait qui, lui, est immobile. Cette immobilité
témoigne de sa perfection. Il ne manque de rien. Comment un psychanalyste,
comme Lacan, interprète-t-il un tel système ? Comme une métaphore
véridique en ceci qu’elle indique une butée possible
du psychisme humain
dans le monde aristotélicien.

Le monde aristotélicien, calqué sur l’image qu’en a un certain
parlêtre, tend vers l’Instrument dont La Femme non barrée n’est,
elle-même, que l’un des noms. Tel est d’une certaine manière le
prix à payer de la découverte du Fait que c’est l’exception –
pour nous logique – qui régit le désir – orexiV – qui chez Aristote
n’est pas sans être superposable à l’amour, la jilia. A partir
de là il y aurait confusion, confusion philosophique entre l’objet imaginaire,
cause du désir, témoin de cette beauté de l’Être,
de cette brillance problèmatique et ce qui pallierait l’imperfection
de notre logos, de nos symboles à l’égard de l’Être, et
particulièrement divin. Il y aurait confusion entre cet Être imaginaire
et le signifiant du manque dans l’Autre, confusion qui nous interdirait de nommer
dans la philosophie ce manque comme un manque structural. Comment nous sortir
de cette confusion ?

L’une des manières d’en sortir est de rappeler les questions d’Aristote
à travers ceux qui en déplacent les enjeux, je veux parler des
commentateurs médiévaux. Ils en déplacent les enjeux, puisque,
eux, ont affaire à un dire révélé, une parole supposée
s’originer du Réel, c’est-à-dire des vérités de
Foi. Il convient donc de ramener les dites vérités, si le terme
est exact, à l’ordre symbolique, celui de la connaissance rationnelle
initiée par Aristote. A ce titre, pourquoi peut-on dire que
le problème de l’
intellect agent est essentiel ? Parce qu’il y est
précisément question de notre savoir sur le Réel, et surtout
des impasses qu’un certain type de questionnement impose au philosophe.

Quelle indication Aristote nous apporte-t-il dans le livre III et VII, consacrés
à la connaissance des intelligibles, par son silence sur la connaissance
propre à Dieu dans ce livre ?

La connaissance que peut avoir l’homme des êtres n’a pour lui rien à
voir avec celle qu’en a Dieu, même si, et c’est là une nuance de
taille,  » de toutes les activités humaines, celle qui est la
plus apparentée à l’activité divine, l’activité
théorétique – la contemplation des réalités belles
et divines – est aussi la plus grande source de bonheur.  » Qu’est-ce en
effet que l’intellect humain pour Aristote ?
Il imite et ne confond pas
avec celui de Dieu. Il est ce au moyen de – y – quoi (complément de moyen)
l’on pense et l’on comprend. C’est la pensée du côté du
manche. C’est aussi l’instrument qui oriente notre pensée, (à
comparer avec le titre des oeuvres logiques d’Aristote ( » organon « ).
Où agit-il, cet Intellect ? Aristote a vu que là où l’intellect
agit, c’est le symbolique. Il est en effet le lieu des formes topoV eidwn. Mais
néanmoins ces formes, avant d’être connues, sont en puissance.
Ce qui signifie qu’elles ne sont pas connues, mais peuvent l’être par
son opération. C’est la difficulté dans laquelle vont s’engouffer
les commentateurs médiévaux, juifs, musulmans et chrétiens.
Il faut supposer que ces formes intelligibles sont dans le Réel, voire
même dans la réalité. L’intellect en puissance s’en distingue.
Il ne les reçoit que parce qu’il est impassible, sans mélange,
vide de formes, séparé de cet allotrion. En effet s’il ne l’était
pas, il l’anti-pratiquerait, anpprxei, il ne serait pas réceptif
à ces formes, incapable d’en gouverner le réel, ina krath.

Cette difficulté pourrait être résolue par la triple séparation
du Réel, du symbolique et de l’Imaginaire. Sans ces instruments, les
commentateurs se livrent à des commentaires. Surgissent alors des problèmes
nouveaux d’Aristoclès à Ibn Rochd en passant par Alexandre.

Comment Ibn Rochd interprète-t-il ce texte dans Le Commentaire Moyen
du De l’Âme
?  » L’intellect, dit-il, est, sous un certain
rapport, une disposition dépouillée des formes – hyliques – et,
sous un autre rapport, une substance séparée revêtue de
cette disposition.  »
D’un côté il y a une disposition
vide de forme enracinée dans le corps individuel, de l’autre une substance
séparée, qui peut être revêtue de cette disposition.
Résumons. Cette substance séparée et revêtue, c’est
l’intellect ; passif, il peut recevoir ces formes. Sa passivité
même le rend apte à s’élever à l’intellect actif
qui lui-même produit les formes. Il ne s’y élève que par
sa passivité même qui est en quelque sorte la table rase de la
connaissance.

Il se résorbe dans un intellect universel, annulant cet ensemble
vide
dont le support est le corps réel si tant est que cela soit
possible. Car là est la difficulté.

L’intellect agent universel illumine l’intellect passif qui garde un
lien avec l’individu par sa disposition et n’est passif qu’à ce titre.
Mais plus il s’élève à la connaissance, plus il s’efface
devant l’intellect en acte du fait de l’intellect agent universel. Si, dans
un premier temps, il reçoit les formes, en tant qu’il est revêtu
d’une disposition individuelle et corporelle, dans un second temps il les produit,
et la mort conclut ce mouvement. Elle abolit toute subjectivité vide
par le seul triomphe d’un intellect agent universel, triomphe d’un ordre symbolique
dans le Réel. Tel est l’athéisme d’Averroès.

La conséquence de ce raisonnement connu est rappelée dans la
Destruction de la Destruction :  » Al maadoum là yaloud
be schars.  »  » Ce qui est devenu rien, ne revient pas en la personne
« .
La mort de l’ensemble vide a pour conséquence l’existence
d’un savoir symbolique sur le Réel imaginairement inscrit dans l’Autre
et pour l’éternité. Processus qu’Ibn Rochd commente ainsi par
un verset du Coran :  » Et lorsque Dieu apparut sur la Montagne il la
réduisit en poussière, et Moïse tomba évanoui. « 

Le sujet supposé savoir de la science se substitue à celui de
la Foi, comme une sorte de lieu où les formes attendaient d’être
connues par les individus sur la table rase d’un intellect passif qui ne leur
appartient pas. Qu’est-ce qu’un analyste peut en penser ? Nous aurions toutes
les raisons d’être en accord avec Averroès sur l’anonymat de la
connaissance, mais ce qui nous en sépare, c’est l’idée que le
Réel en est imaginairement habité, et que la connaissance, l’ordre
symbolique, se confondrait avec ce Réel, selon une pathologie que nous
connaissons, celle de la névrose obsessionnelle L’on voit ici combien
le désir de savoir s’annule dans un savoir devenu universel, parce qu’il
n’articule pas convenablement l’allotrion aristotélicien et sa séparation
d’avec la parole d’un sujet. Chose qu’Aristote, lui, avait repéré.

De fait, pourquoi Saint Thomas réfute-t-il Averroès ? Nous ne
saurions rendre compte de ces nuances et difficultés qu’en nous servant
du noeud borroméen. Disons que Saint Thomas le réfute précisément
à partir du dire de la Révélation et de ses conséquences
dans le champ rationnel de la philosophie. Saint Thomas répond par le
De unitate intellectus contra Averroistas, réplique à Siger
de Brabant.

Quelle est, selon lui, l’erreur d’Averroès et de ses disciples,  »
corrupteurs « 
d’Aristote ? Ils prétendent prouver que  »
l’intellect qu’Aristote reconnaît comme possible par une dénomination
fausse, est une espèce de substance séparée du corps quant
à l’essence, et qui lui est unie d’une certaine façon quant à
la forme, mais aussi qu’il y a un intellect commun à tous « .
Nous
avons vu comment Averroès procédait.

Que fait valoir Saint Thomas contre Averroès ? Que la définition
principale que donne Aristote de l’âme est en contradiction avec
les conclusions d’Averroès. En résumé, sa démonstration
est la suivante. L’âme est d’abord pour Aristote le premier acte physique
d’un corps organisé ; l’intellect est une partie de l’âme même
si elle est distincte du corps. Ainsi, le symbolique qu’est l’intellect, le
Réel du corps et l’image que peut en avoir l’âme, en tant qu’elle
donne une forme à ce Réel sont-ils pour Thomas indissociables.
Il n’y a aucune raison valable de séparer la fonction de l’intellect,
du Réel pensé et il n’y a pas non plus de raison de ne pas les
distinguer. Averroès interprète Aristote en forçant le
sens de la séparation, aussi bien que de la nature  » incorruptible
 » de l’intellect. Il le détache entièrement du Réel
du corps pour imaginer ce Réel confondu avec l’intellect agent
universel. En quoi consiste en effet notre esprit pour Saint Thomas, et contrairement
à Averroès ?

(dessin)

Notre esprit s’apparente à l’Esprit en tant qu’il se conçoit
lui-même par le Verbe, même si ce Verbe est en puissance, imparfait,
et d’une nature différente du verbe divin. La différence du
verbe divin et du verbe humain
est de perfection. C’est là pour lui
l’apport du dire. Vient le second apport. Car cet esprit n’est rien sans cette
incarnation dont Thomas dans la ligne des Pères de l’Eglise dit
qu’elle est le moyen d’accomplir le salut du genre humain. On voit donc pourquoi
Thomas termine le De Intellectus par des admonestations d’homme d’Eglise
à une théorie qui ruine le dogme de l’immortalité et celui
de la faute individuelle, punie au jugement dernier. C’est qu’en dernier instance
les disciples d’Averroès mettent en cause, à juste titre, une
certaine imaginarisation du lien trinitaire, cette relation si particulière
du corps à la mort par le moyen de l’Esprit, appelé par
Thomas jouissance de Dieu et Amour divin.

En quoi la vraie religion se trouve-t-elle égratignée par la
doctrine des averroistes ? La réponse à cette question nous est
encore donnée dans la 4e leçon des Noms-dupes-errent,
Lacan montre de quelle consistance est fait le nouage borroméen chrétien.
Il est parfois congruent avec les écrits de Thomas sur la Trinité
et l’Incarnation. L’image du corps, du côté de l’imaginaire, y
devient mort du côté du réel où se trouve le Père,
par le moyen de l’Amour divin, du côté du symbolique, Amour divin
encore appelé Esprit. Ce sont les indications de Lacan.

(dessin)

L’esprit prend la place du désir et lie entre eux père et fils,
mort et corps, réel et imaginaire. Or cette perspective trinitaire est
bien loin de préoccuper Averroès, qui ne donne aucun sens au Trois
et, pour cause, reste prisonnier d’une perspective binaire. A l’inverse, le
Trois en Un, est l’axe essentiel de l’argumentation de Saint Thomas sur le Mystère
de la Trinité, et il est particulièrment net dans la réflexion
sur l’Incarnation et la Résurrection du Christ dans les dernières
parties de la Somme Théologique. La Trinité en Dieu n’est
révélée que par la souffrance individuelle et corporelle
du Fils, et par là le mystère de sa génération,
de sa procession et de sa filiaton comme Personne en Dieu. La nature de la Trinité
du Père, du Fils et de l’Esprit se trouve éclairée par
celle de la mort exigée par le Père pour le Fils.

Que cet Amour soit Esprit nous permet de constater ce que du reste montre le
noeud, à savoir que c’est l’Esprit lui-même qui peut être
identifié à l’ordre symbolique, mais aussi bien à ce message
qui s’origine du Réel, et qui est une parole d’Amour divin. Le registre
symbolique est à la fois ce qui est révélé à
l’homme de foi mais aussi révélable à celui qui se plie
à l’enchaînement des raisons. Le symbolique devient, beaucoup plus
que l’imaginaire dans le nouage de l’ordre antique, l’épicentre de la
connaissance rationnelle. Elle est une manière de penser l’Esprit selon
la Raison. C’est directement au Réel qu’elle a affaire, directement,
c’est-à-dire sans la médiation de l’imaginaire, et sans pourtant
l’exclure, ce qui explique peut-être que la science ait pu faire fond
à partir de Descartes sur cette tentative théologique de rationaliser
le réel articulé comme tel.

En tout cas, on lui doit l’invention du Saint Homme, qui meurt peut-être
d’avoir mis en évidence la parfaite consistance de la Trinité
au point d’y reconnaître l’insensé,  » sicut palea « .

Quel est cependant le prix à payer du rôle imparti à l’image
dans le catholicisme, l’image du corps, pour l’interprétation du Réel
?

Faute de rond quatrième, il est nécessaire au croyant de soutenir
une relation subjective au Réel d’une infinie charité. Car il
tend, comme le dit Saint Thomas, à aimer autrui comme Dieu lui-même
et en éprouve la même jouissance infinie. Ce qui n’est pas sans
poser quelques problèmes, puisque l’objet de cet amour, c’est en dernier
instance le Réel du corps singulier en tant qu’il souffre et qu’il meurt.
Ici se manifeste à la fois la cruauté de l’Esprit et l’étrange
masochisme de celui qui se prête au sacrifice. Voyez les descentes de
croix, d’une infinie précision pour la douleur endurée, ou les
passages de Thomas sur le bon plaisir de Dieu pris à la souffrance et
à la mort du Christ, et qui concerne le Verbe Incarné à
la fin de la Somme.

Comme le montre les derniers paragraphes du De Unitate le Réel
de la mort reste le moyen privilégié pour Saint Thomas de conjoindre
la jouissance de l’Esprit et l’Image du Corps. Il y a peut-être de quoi
avoir horreur de la Révélation. L’accès à la dimension
de trois ne serait, en toute rigueur, pour un catholique, pas possible
sans la représentation du sacrifice et de la punition individuels. Elle
n’est pas possible sans une immortalité personnelle dont le sens est
suspendu au Jugement dernier. Topologie imaginaire dans le Réel.

A cela pourrait s’ajouter la supposition que Dieu désire ce qui s’accomplit
à toutes fins, bref que cette imaginarisation du vrai propre à
la vraie religion autorise le sacrifice du désir à l’Amour divin.
Le désir ne vaut que s’il manifeste la réalisation d’une fin divine.
La vérité de cette fin ne sera évidemment révélée
qu’à la fin des temps. En attendant, elle reste inaccessible et voilée
à toute interrogation. C’est la définition même de la téléologie.
Ainsi, les lys des champs ne tissent, ni ne filent et il ne saurait y avoir
d’inconscient, rien qui rappelle son tissage et son filage.

(dessin)

Le thomisme est néanmoins un progrès dans la rationalisation
du noeud et confère une assise extrêmement solide à
la vraie religion. Il s’agit bien d’un discours qui n’est pas sans rapport avec
une certaine vérité. Est-ce à dire, en conclusion, que
nous pourrions nous en tenir seulement à ce résultat ? Ce serait
confirmer cette confusion dont parle Lacan dans Encore entre l’imaginaire
et le symbolique, entre l’objet d’adoration, voire l’Instrument, et le signifiant
du manque dans l’Autre, qui est le corrélat de l’ensemble vide. L’imaginarisation
du vrai, la volonté de le plier au sens, n’est pas la vérité.

Maïmonide nous permet-il d’échapper à cette difficulté
? Qu’est-ce que l’intellect humain peut savoir du Réel, si l’on suit
le Guide des Egarés et si l’on ne s’y égare pas trop ?

Rien d’autre que ce que lui transmettent les lettres du Livre qui sont autant
de points de capiton dans lalangue hébraïque. Il est remarquable
que le Guide commence par le vrai commencement, à savoir lalangue,
et qu’à ce titre il s’agisse d’un commencement plus radical encore que
le cogito cartésien, la lettre et les signifiants qu’elle constitue s’avèrent
particulièrement rétifs au sens et à la consistance imaginaire
proposés par le Christ comme une réponse à l’Autre, car
la rationalité maïmonidienne ne procède pas d’un modèle
hiérarchique hérité de l’Aristotélisme, de Dieu
aux créatures. Elle s’autorise d’une analyse de la langue et de ses effets.
Un exemple : chamah’ – entendre – donne lieu en section 45 à une
suite de citations tirées de la Torah, j’écouterais, cri etc.
Il s’agit pour Maïmonide de faire ressortir la dimension métaphorique
de l’écoute qui est prêtée à Dieu et de mettre en
garde l’interprète contre toute lecture imaginaire du texte. Spinoza
s’en souviendra. La section 46 est d’ailleurs consacrée aux métaphores
de Dieu et nous engage à situer à leur juste place, c’est-à-dire
dans l’imaginaire, les métaphores de Dieu.

En effet, qu’est-ce que l’intellect humain peut savoir de ce Dieu dans le Réel
? Rien, bien sûr, qui permette, comme chez Ibn Rochd, de penser que ce
Réel serait réductible à un ensemble de formes intelligibles
préinscrites dans l’Autre. Rien qui, donc, permette de confondre Réel
et Symbolique. Rien non plus, qui conjoigne par l’Être du corps le signifiant
de Dieu, son symbole, et l’image de ce signifiant, c’est-à-dire l’objet
imaginaire de sa jouissance. Ce réel du Dieu unique existant est radicalement
séparé des symboles qui cherchent à en rendre compte, et
des images qui le nomment comme un corps. Il est vide de tout corps. La lettre
est la voie d’accès privilégiée à cet Insensé
qu’est Dieu.

Rien n’est plus faux que la consistance imaginaire fondée sur la croyance
en l’être des corps et de leur mouvement. Maïmonide fait peut-être
subrepticement porter le soupçon sur l’une des pierres de touche de la
physique et de la biologie d’Aristote, mais aussi sur l’imaginaire chrétien.
Dieu est sans rapport avec la corporéité, l’image. C’est ce que
dit la section 46. Quant à une approche rationnelle plus rigoureuse,
fondée sur des conventions symboliques plus précises, rien n’est
plus érroné que l’application à Dieu du vocabulaire de
la perfection, Toute Puissance, infinité etc. tant il est entaché
d’Un-consistance imaginaire.

Il ne reste plus pour caractériser cet existant incorporel et réel
qu’à nier les attributs auxquels leur inconsistance confère d’emblée
la portée de négation. Négation de cette négation
que constitue la dimension de l’imaginaire dans son rapport à un Réel
qui ne se laisse appréhender que par la barre symbolique de la négation,
réduction radicale de l’ordre symbolique insensé. Il y a là
matière à trinité, mais une trinité dont l’articulation
fait défaut à Maïmonide.

Plus de temps serait nécessaire pour montrer que Maïmonide reste
religieux et se refuse à lui-même tout accès à la
dimension du trois pour des raisons compréhensibles, puisque ce noeud
fait Un pour lui et qu’il y ajoute le rond quatrième de la Loi c’est-à-dire
Un Nom-du-Père, non exigible dans la Trinité chrétienne.

J’espère avoir montré que les questions qui nous agitent sont
celles de Ibn Rochd, Saint Thomas et Maïmonide. Il est vraiment étonnant
que le noeud borroméen soit aujourd’hui le moyen privilégié
d’en éclairer les difficultés. Du reste, les psychanalystes se
servent aussi de la lettre, I, S, R, pour dire qu’au-delà de l’Amour,
l’Insensé est au rendez-vous, et utilisent l’image du Trois en Un pour
donner de la consistance à leurs propos.