Du transfert dans les psychoses
03 novembre 2011

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DISSEZ Nicolas
Textes
Psychiatrie

 

« Du transfert dans les psychoses »

Aussitôt écrit, le titre de mon propos m’est apparu ambigu. « Du transfert dans les psychoses », cela peut être entendu sur un mode classique, comme De la servitude volontaire de La Boétie par exemple, mais on peut également l’entendre comme un mot d’ordre militant, on peut dire « Du transfert dans les psychoses » comme on revendiquerait « Des crédits pour la culture ! ». Cette pente militante dans notre abord de la question des psychoses c’est justement celle contre laquelle nous prévient Marcel Czermak, lorsqu’il souligne que le risque le plus immédiat dans notre abord de ce champ, est celui d’être submergé par cette dimension du transfert psychotique.

Il s’agit donc pour nous de réinterroger l’assertion de Freud, selon laquelle il n’y a pas de transfert dans les psychoses, pour souligner qu’à l’opposé, à peine suscité, ce transfert prend facilement pour le patient psychotique une forme irrésistible, comme on peut dire d’une femme qu’elle est irrésistible… Mon point de départ est donc celui de cette nécessaire prudence soulignée par Marcel Czermak : il n’est guère besoin de trop solliciter le transfert dans les psychoses, mais il y a à se rappeler que nos patients psychotiques se présentent régulièrement sans résistance à l’égard du transfert avec des effets d’exacerbation des phénomènes qui viennent fragiliser leurs positions subjectives. Seulement ce constat doit s’accorder avec ce fait non moins avéré qu’un nombre non négligeable de nos patients trouvent dans le transfert une modalité de stabilisation, une pacification de ce qui peut se présenter comme ravageant, annihilant, dans la phénoménologie des psychoses.

Je vous livre donc d’emblée la proposition qui est la mienne pour permettre de faire avancer ce qui se présente comme un paradoxe : ce qui peut se proposer comme point de butée à la pente irrésistible du transfert dans les psychoses, et donc permettre que ce transfert constitue un point d’appui pour nos patients plus qu’un facteur de déstabilisation, c’est la mise en place, dans la relation transférentielle elle-même, d’un point d’impossible. Il s’agit donc pour moi aujourd’hui de définir les modalités de cet impossible tel que le transfert lui-même en permet la mise en place.

 

Je pars pour cela de la proposition d’Étienne Oldenhove qui soulignait que l’érotomanie pouvait constituer la modalité paradigmatique du transfert, autrement dit de l’amour de transfert, dans les psychoses. Vous savez combien l’œuvre de Gaétan Gatian de Clérambault permet de lire cette modalité du transfert érotomaniaque. De Clérambault est en particulier le premier à nommer objet de l’érotomane, celui de qui émanent toutes les sollicitations amoureuses. Le caractère massif, irrésistible, du transfert, se manifeste dans la pente de l’érotomane à venir faire Un avec cet objet. Il me semble possible, dans ce cadre, de préciser la formulation du postulat érotomaniaque. Je vous propose de considérer que ce que postule l’érotomane, ce n’est pas en effet seulement que « l’Autre m’aime », il arrive d’ailleurs que l’érotomane puisse se reconnaître elle-même comme porteuse de sentiments à l’égard de son objet, mais ce qu’elle affirme sans dialectisation possible c’est : « un jour, je ferai Un avec l’objet ». Cette formulation signe l’absence de résistance de l’érotomane à l’égard de son objet, mais elle permet également d’entendre comment cette conviction s’associe avec la mise en place d’un impossible. Vous savez en effet comment l’érotomane en même temps qu’elle affirme la certitude de cette union avec l’objet ne manque pas de souligner que cette union ne peut pas se réaliser immédiatement. L’objet a toujours d’autres tâches importantes à accomplir, il est dans l’obligation de repousser la date de leur union. Cette unification avec l’objet se présente donc comme inéluctable et en même temps comme toujours repoussée.

 

À reprendre en effet, les termes de Clérambault et sa description de la succession de ce qu’il paraît légitime d’appeler les trois phases du transfert érotomaniaque – phases d’espoir, phase de dépit et phase de rancune –, n’est-il pas sensible que ces trois termes soulignent tous trois la dimension d’un ratage de l’union avec l’objet ? Le caractère structurel de ces trois temps isolées par de Clérambault soulignent qu’il y aurait donc bien la place, dans la structure même, pour l’inscription de ce registre de l’impossible comme venant s’opposer au caractère irrésistible du transfert psychotique. C’est la mise en place de ce registre qui viendrait permettre une stabilisation des phénomènes psychotiques et en tempérer le registre annihilant. À l’opposé c’est la levée de cet impossible qui, laissant la dimension irrésistible du transfert envahir le champ, viendrait collaber le sujet à son objet, précipitant ainsi sa disparition. C’est pourquoi nous pouvons entendre cette formulation, point d’impossible dans la structure dans son équivocité, autant comme un point de butée structural que comme la possibilité d’une levée de cet impossible.

 

Nous n’avons pas spécialement à nous étonner de retrouver cette dimension de l’impossible comme facteur de stabilité de la structure. Ce registre ne nous est-il pas familier dans la moindre de nos rencontres amoureuses ? Et s’il peut nous arriver de trouver que nos patients, avec leur mission délirante, s’attellent à une tâche impossible, n’est-ce pas la valeur du rappel freudien de nous avoir souligné que ces vocations qui peuvent animer toute une existence ‑ éduquer, gouverner, et vous savez qu’il y ajoute psychanalyser ‑ tiennent leur stabilité du fait de se heurter à cette dimension de l’impossible.

 

J’en reviens au champ de la cure elle-même, pour souligner que cette dimension de l’impossible s’impose immédiatement dans la mise en place du transfert pour le sujet névrosé. Elle s’impose à lui dès qu’est énoncée la règle fondamentale, puisque ce « dites moi tout ce qui vous passe par la tête… » lui permet de vérifier que ce « tout dire » se heurte à un impossible… les mots y manquent. Seulement voilà, ce type d’impossible ne semble pas posé d’emblée, déjà là, dans le champ des psychoses, ce pourquoi le maniement du transfert y justifie de manier, par exemple la règle fondamentale avec précaution. Rappelons ainsi cette mésaventure, rappelée par Marcel Czermak, et survenue semble-t-il lors de la première séance sur le divan d’un patient à qui son analyste indiquait imprudemment : « dites-moi tout… », et qui se voyait immédiatement soumis à la survenue d’une hallucination auditive inaugurale de sa psychose. S’il y a un contexte clinique dans lequel le mot peut tout dire, c’est bien le registre psychotique. C’est pourquoi cet impossible, facteur de stabilité de la structure, la cure, dans le cadre des psychoses se doit d’en permettre l’instauration et c’est bien sûr le maniement du transfert qui peut donner à cet impossible sa juste place.

 

Les indications de Lacan concernant le maniement du transfert dans le champ des psychoses ne sont pas légion, mais il y en a au moins une, réitérée au cours du séminaire sur les structures freudiennes des psychoses, c’est le fameux : « il ne faut pas comprendre », souvent rappelé par Marcel Czermak. Cette indication vaut également dans le cadre de la cure des névrosés, mais elle prend une fonction spécifique dans le champ des psychoses et Lacan en propose une illustration très précise à la suite d’une présentation clinique restée célèbre, celle de cette patiente qui lui livre ce bref échange hallucinatoire : « Truie !… Je viens de chez le charcutier ». Vous voudrez bien m’excuser de reprendre dans son déroulement cette citation connue du séminaire, mais elle m’a semblé tenir sa valeur de développer, à partir d’un moment clinique précis et de références à une phénoménologie classique, des enjeux essentiels au maniement du transfert dans les psychoses. Voici la description que Lacan propose de son échange avec cette patiente, dans la Leçon du 7 décembre 1955 :

 

« Elle m’a livré qu’un jour, dans son couloir, au moment où elle sortait, elle avait eu affaire à une sorte de mal élevé dont elle n’avait pas à s’étonner puisque c’était ce vilain homme marié qui était l’amant régulier d’une de ces voisines aux mœurs légères, et à son passage celui-là, elle ne pouvait quand même pas me le dissimuler, elle l’avait encore sur le cœur, lui avait dit un gros mot, un gros mot qu’elle n’était pas non plus disposée à me dire. […]. Là elle m’avoue en effet avec un rire de concession qu’elle n’était pas là-dedans elle-même tout à fait blanche, c’est-à-dire qu’elle avait quand même, elle, dit quelque chose au passage, et ce quelque chose elle me l’avoue plus facilement que ce qu’elle a entendu, ce qu’elle a dit c’est : \ »Je viens de chez le charcutier…\ » […].

Si vous comprenez tant mieux, gardez-le pour vous, l’important n’est pas de comprendre […]. \ »Je viens de chez le charcutier\ », si on me dit qu’il y a quelque chose à comprendre, je peux tout aussi bien articuler qu’il y a là une référence au cochon. Je n’ai pas dit cochon, j’ai dit porc, mais elle était bien d’accord et c’était ce qu’elle voulait que je comprenne, c’était peut-être ce qu’elle voulait que l’autre comprenne. Seulement voilà, c’est justement ce qu’il ne faut pas faire parce que ce à quoi il faut s’intéresser c’est à savoir pourquoi elle voulait justement que l’autre comprenne cela, seulement pourquoi elle ne s’exprimait pas clairement, pourquoi s’exprimait-elle par allusion, c’est cela qui est important, et si je comprends ce n’est pas à cela que je m’arrêterai puisque j’aurais déjà compris. Voilà donc ce qui vous manifeste ce que c’est d’entrer dans le jeu du patient, que collaborer à sa résistance, car la résistance du patient c’est toujours la vôtre et quand une résistance réussit, c’est parce que vous êtes dedans jusqu’au cou parce que vous comprenez. ».

 

Le registre de l’allusion, repéré de longue date par les classiques mais peu étudié, constitue donc bien ici une modalité de cette aspiration irrésistible par le transfert, propre aux psychoses. Lorsqu’un patient psychotique se fait allusif, qu’il termine une phrase sur deux par : « Vous voyez ce que je veux dire… », il s’agit de ne pas adhérer à sa proposition. Il est en effet sensible que cette proposition non seulement est la porte ouverte à comprendre tout et n’importe quoi, mais également qu’aspiré par le transfert, elle engage le patient à se sentir deviné. Un pas de plus et ce patient, soumis au devinement de la pensée, se percevra lui-même comme transparent à son environnement, sans plus aucun lieu de recel, privé de toute intimité. Collaborer à la résistance du patient, pour reprendre la formule de Lacan, accepter d’entrer dans ce registre de l’allusion, c’est donc ici coopérer à sa propre disparition.

 

Il s’agit donc de venir offrir un point de butée à cette pente à l’allusion vers laquelle nos patients pourraient être aspirés, au prix de leur disparition. Quand un patient nous entraîne dans ce registre de l’allusion sur le mode du « vous voyez bien ce que je veux dire… », il est vérifiable qu’il suffit de freiner cette pente, de dire : « Écoutez non, je ne suis pas sûr d’avoir compris, expliquez-moi. », autrement dit de le contraindre d’en repasser par le registre du signifiant là où sa proposition constituait un court-circuit de la parole, pour que se dévoile à nous un registre, délirant le plus souvent, qui ne manque de susciter notre surprise.

 

Cette dimension de la surprise, vous le savez elle est essentielle à la pratique psychanalytique en ce qu’elle vient signer l’émergence du registre signifiant. Je vous en livre donc une brève illustration qui reproduit un échange avec une patiente extrêmement délirante et que je reçois depuis près de dix ans.

 

Il s’agit d’une patiente originaire des Antilles et délirante depuis plus de vingt dont toute la métaphore délirante semble s’organiser autour du rejet de la couleur de sa peau : elle n’est pas la fille de ses parents qui ne sont que ses parents adoptifs, elle est la fille de John Fitzgerald Kennedy et de Marilyn Monroe, et elle ne sort de sa chambre d’hôpital qu’affublée d’une perruque blonde et plâtrée d’un fond de teint clair qui vient masquer la couleur de sa peau. Seul souci, ce signifiant forclos fait retour dans des hallucinations auditives multiples qui viennent l’épingler de ce terme « noire », voire « black », qu’elle ne peut en aucun cas endosser. Il y a quelques temps, évoquant les relations avec sa mère elle m’avait indiqué :

 

‑ 1997, c’est l’année ou ma mère adoptive avait tenté de me refiler un amant qui s’appelait Arnaud. Vous voyez ce que je veux dire…

Averti par les conseils de Jacques Lacan et de ses élèves, je me permets de l’interrompre :

‑ Excusez-moi, mais non, je ne suis pas sûr de bien comprendre…

Ce à quoi, ma patiente un bref moment interloquée me répond tout de go :

‑ Ah mais c’est parce que vous ne parlez pas verlan, Docteur Dissez : Arnaud : naud-ar !

 

Voilà donc sa mère adoptive qui essayait de lui refiler un amant noir ! Effectivement je n’avais pas compris… Mais c’est ici le fait de ne pas comprendre et de le lui indiquer qui permet à ma patiente d’en repasser par le registre signifiant plutôt que de s’engager dans une voie où l’autre pourrait la comprendre toute, dans une compréhension hors langage, une aspiration par l’Autre qu’elle risque bien de payer de sa disparition. Vous voyez comment la manœuvre de l’analyste, en contrecarrant le registre de l’allusion, s’oppose au caractère irrésistible du transfert tout en permettant le surgissement de la dimension du signifiant, qui se manifeste comme toujours accompagné par ses effets de surprise.

 

Je vous proposerais volontiers l’ébauche d’une lecture en termes de topologie des nœuds de cette manœuvre transférentielle. Si la rencontre d’un impossible correspond ici à un mode de coinçage du nœud, quand la levée de cet impossible se traduit par un mode de dénouage, il semble bien que cette manœuvre vienne ici freiner la pente à s’engager dans la voie de la transparence généralisée à l’Autre et d’un dénouage progressif des trois registres. Je proposerais que ce moment, en permettant la mise en place d’un point où le Symbolique vient surmonter l’Imaginaire, où le registre signifiant vient s’opposer à l’aspiration par l’Imaginaire d’une compréhension totale de l’Autre, permet de freiner la pente à l’aspiration par le transfert et au dénouage progressif des trois registres de l’Imaginaire du Symbolique et du Réel.

 

Assurément cette manœuvre en elle-même ne suffit pas à permettre la mise en place d’un point d’impossible permettant une stabilisation durable, elle me paraît cependant pouvoir constituer une illustration d’une intervention dans le transfert freinant l’aspiration irrésistible par l’Autre, justifiant ainsi l’insistance de Lacan à souligner sa valeur doctrinale.