Du divan à l’écran : le psychanalyste à l’œuvre
12 avril 2022

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PITAVY Thatyana
Cartel franco-brésilien de psychanalyse
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Cartel franco-brésilien de psychanalyse
Cycle de conférences-débats 2021-2022
Temps de pandémie
Questions sur la subjectivité contemporaine
Mercredi 06 avril 2022

Du divan à l’écran : le psychanalyste à l’œuvre

Thatyana Pitavy

 

Tout d’abord, je voudrais vous remercier pour l’invitation, il est vrai que votre cartel est toujours à jour, toujours à mettre au travail les sujets qui touchent notre actualité, les sujets d’actualités pris dans une lecture croisée avec nos collègues et amis brésiliens et d’autres bien évidemment. Voilà, deux ans après le début de cette pandémie, qui enfin a l’air de se calmer, que pouvons-nous en dire ? Il est peut-être encore trop tôt pour dire que tout cela est derrière nous… Car même si on a eu l’impression que cela aller se calmer, qu’on respirait à nouveau, que les masques étaient tombés (en tout cas, ici en France), malgré cette reprise quasi à la normale, nous sommes toujours saisis par un certain degré d’incertitude quant à l’avenir… un résidu, une petite pointe d’angoisse que cela puisse repartir de plus belle ! Comme le réel qui revient toujours à la même place. Cette petite angoisse nous laisse entendre que nous sommes peut-être encore dedans, si ce n’est encore à essayer de trouver des mots pour dire ce que nous avons traversé jusqu’ici. Il est vrai aussi que nous avons pu acquérir un savoir-faire certain avec ce virus et avec ses variants, d’ailleurs, nous avons presque tous eu à faire réellement avec cette covid 19, c’est-à-dire que nous avons eu à faire avec, à l’intérieur même de nos corps. Donc pas d’un savoir-faire purement scientifique, sanitaire ou médical, mais à partir d’une expérience très singulière, car du moment où on incorpore l’ennemi (l’anthropophagie nous apprends cela) on finit par l’apprivoiser, le connaître… et surtout cela nous permet de le symboliser. Même si l’anthropophagie/incorporation dans le cas de la covid n’était pas au départ une anthropophagie rituelle ou symbolique, car ce virus il est rentré dans nos vies, dans nos voies respiratoires, dans nos corps par infraction, par traumatisme, nous ne l’avons pas choisi, n’empêche, nous pouvons individuellement et collectivement aujourd’hui en dire quelque chose. Est-ce déjà un effet d’« après-coup » ou tout simplement un contrecoup, car les chiffres sont terribles, selon le baromètre du cabinet Empreinte Humaine, les salariés en France n’ont pas le moral, 41% sont en détresse psychologique et 34% en situation de burn out ! Sans parler de ceux qui n’ont plus de travail. Le contrecoup est certain, cette pandémie a fait des ravages, elle s’est inscrite comme un traumatisme collectif et la question est de savoir ce que nous sommes en train de faire de cela. Ça nous a tous fatigué, le contrecoup. Puis l’effet de l’après-coup. L’après-coup est une notion théorique, clinique très intéressante, elle trouve son origine dans ce mot composé inventé par Freud en 1896 : « nachräglichkeit », « l’après-coup » c’est la traduction qu’a fait Lacan de ce terme freudien. Or chez Freud « nachräglichkeit » est une notion qui se rattache à un certain déterminisme, temporalité et causalité psychique : le passé détermine le présent. Le concept de traumatisme est fortement associé à cette notion d’après-coup chez Freud, comme s’agissant d’une réorganisation, d’une réinscription des événement traumatiques passés. Or chez Lacan cette notion, vient plutôt dans un sens contraire, dans une temporalité rétrospective, une fois que c’est le présent qui va conditionner en quelque sorte le passé, Lacan illustre cela à partir de ses trois temps logiques, où le moment de conclure conditionne le temps de comprendre et l’instant de voir. Or, par rapport à cette pandémie, je dirais que nous n’avons pas encore tout vu, mais nous avons déjà une petite idée de la traversée jusqu’ici. En tout cas, le travail de l’après-coup est entamé, votre cycle ici en est la preuve, mais aussi notre métier d’analyste, de psychanalyste, pour reprendre le titre de votre livre, Roland. Nos cures sont un lieu d’observation privilégié en ce qui concerne les effets d’après coup, le cabinet du psychanalyste est un lieu d’observation privilégié, mais aussi un lieu d’invention en cas de coup dur. Mon propos de ce soir, est de faire un état de lieu, de quel lieu ? Du lieu à partir duquel nous opérons, à savoir, le lieu du transfert, le lieu de nos cures analytiques. Alors, allons-y. Je vais reprendre ici quelques questions et remarques que j’ai pu faire en d’autres occasions de travail, notamment dans nos journées sur La troisième, l’année dernier. Comme nous avons un peu plus de temps que lors d’un colloque, je vais pouvoir développer certains points d’avantage. Partons de ceci, du fait que nous avons vécu un véritable moment historique, on peut dire qu’une révolution s’est opérée à l’intérieur de notre discipline. Voilà, il y a eu un moment de bascule, où nous pouvons très nettement situer un avant et un après, ça aussi c’est spécifique de la structure du traumatisme, quand il y a une coupure temporelle, le temps se scinde entre un avant et un après, on trouve cette même propriété quand il s’agit d’acte, n’est-ce pas, il faut toujours le temps d’après coup pour témoigner d’un acte, là aussi, pour qu’un acte ait lieu, il faut toujours un avant et un après l’acte. Revenons au 17 mars 2020, date du premier confinement en France. Voilà tout un pays, pour ne pas dire toute la planète, contraint de s’enfermer chez soi. Plus que jamais la notion de frontière fait surface, chacun dans son pays, dans sa ville, dans sa maison, très vite un dedans et un dehors s’est créé. Nous étions au tout début de cette crise pandémique, livrés à nos sorts, à nos corps, sans aucune visibilité. Le pays s’arrête. C’est alors que la question se pose à nous, psychanalystes : comment faire pour assurer la continuité de nos cures ?

Ce premier confinement (strict) n’a duré finalement que très peu, à peine un mois et demi, mais nous ne savions pas à l’époque combien de temps cela allait prendre, autant dire que en un mois et demi une révolution s’est opérée à l’intérieur de la psychanalyse. Freudiens, lacaniens, et autres résolus à continuer de pratiquer, mais comment ? La psychanalyse, le psychanalyste à l’épreuve de la Covid 19. Les séances par téléphone ou par visio n’étaient pas une nouveauté, cela se pratiquait déjà chez certains, Skype existe depuis 2003, mais il me semble que cela se faisait plutôt ponctuellement et surtout cela n’avait pas bonne presse dans la communauté psychanalytique, c’était le plus souvent, à proscrire. Sans qu’on sache véritablement pourquoi d’ailleurs, c’était comme ça, une sorte de loi de principe. Et voilà, qu’en mars 2020, nous n’étions plus à nous demander si cela « était bien ou pas bien », c’était ça ou rien, alors il y a eu là un coup de force réel, c’était à chacun de le saisir ou pas.  La réponse pour moi était celle d’y aller, même si je continue d’interroger ce que nous sommes en train de fabriquer face à cette réalité totalement inédite que nous avons vécue, et que nous continuons de traverser depuis deux ans déjà. Comment cela a t-il affecté le sujet de la psychanalyse, les cures analytiques, voir même la transmission de notre discipline ? Psychanalyse en intension, psychanalyse en extension. Quels sont les effets sur le transfert, mais surtout quelle est notre position éthique face à cela ? Comment chacun de nous est en train d’inventer avec ces nouveaux outils techniques, numériques ? Face time, zoom, whatsapp, etc..

Nous pouvons dire qu’en temps normal, les questions éthiques auxquelles nous sommes confrontées ne sont pas différentes des questions éthiques auxquelles nous avons été priés de répondre quand ces nouveaux outils nous sont apparus comme une issue possible à la réalité du confinement. C’est-à-dire, les questions éthiques étaient toujours les mêmes : quoi faire de notre désir d’analyste et de la transmission de la psychanalyse ? Mais à ce moment-là, c’était comment répondre à tout cela en temps de crise ? La première réponse qui me vient, c’est de dire qu’en temps de crise on répond à tout cela avec les moyens du bord, puis on ajuste, on rectifie au fur et à mesure que la réalité nous permet d’avancer, de penser, on voit ce qu’on garde, ce qu’on ne garde pas, ce qui marche, ce qui ne marche pas… Comment diriger une cure ? D’où on s’oriente ? Il ne s’agit pas d’improviser, de bricoler, nous devons savoir ce que nous sommes en train de faire, savoir ce qui peut se produire lors d’une cure. Alors que répondre à partir de ces outils, sans trop savoir où cela nous mène, c’est pour le moins une réponse expérimentale, est-ce qu’on se risque ? La réponse est oui. Rappelons que le transfert est un lieu d’accueil, mais il est également un instrument chirurgical, il peut devenir une lame coupante, alors sommes-nous à même de savoir manier ce scalpel nommé le transfert ? Le manier pas forcement dans le sens d’une dissection, qui en clinique se traduit souvent par une interprétation trop juste avec les effets qui dans la cure prennent la forme de l’« aigieren » freudien, l’agir freudien : acting out et passage à l’acte, mais le manier dans le sens d’une coupure juste, d’un tracé plein. Le scalpel psychanalytique, l’acte psychanalytique comme une opération réelle de la parole en passant par le corps. RSI. Le fait est que depuis le début de cette pandémie, la pratique de la psychanalyse a été confrontée à certains changements, à certains ajustements pratiques et éthiques, qui ne sont pas toujours évidents, et nous nous sommes avancés sur un terrain nouveau. Qu’avons-nous perdu, qu’avons gagné avec ces nouvelles dispositions techniques, numériques : les séances par téléphone ou par visio ? Sans parler de l’enseignement par zoom, là aussi, une révolution. Bonne ou mauvaise ? Comme dans tout, ce n’est jamais tout noir ou tout blanc, car ces nouvelles pratiques introduisent du bon et du mauvais, mais la radicalité, s’il y en a une, c’est qu’elles sont arrivées pour durer, je ne crois pas à un retour en arrière. Là, pour le coup, il y a un avant et un après. A propos de cela, nous avons deux réponses possibles, soit nous lisons cela du côté du traumatisme, de l’alarmisme, et on se lamente, on désespère, c’est la fin du monde, ça y est, on numérise les liens, le transfert, nous devenons des sujets produits de la technique. Ou bien, on se saisit de ce qui nous est arrivé, on se saisit de ce qui se présente à nous pour mieux s’en servir, pour réinventer à partir de là, qu’on veuille ou pas, c’est acté. Je vous pose la question : un bon usage du numérique, cela est-il possible ? Pour ma part, je ne vois pas d’obstacle, mais ça ne vient pas tout seul, ça demande des mises à l’épreuve, et peut-être un transfert positif à l’endroit de ces nouveaux outils. Qui commande la machine ?

Or, ces pratiques téléphone/visio ne sont pas une réelle nouveauté, ce qui est nouveau, me semble-t-il, c’est que depuis le premier confinement, en mars 2020, ces pratiques se sont généralisées, et qu’avec deux ans de recul nous pouvons déjà dire et faire quelque chose. Les séances par téléphone et/ou par visio, est-ce que cela constitue une entrave à la technique psychanalytique ? Si je vous pose la question c’est que nous n’avons pas tous la même position éthique face à cela, ou encore, peut-être, que nous ne nous sentons pas tous à l’aise avec ces outils, non plus. Le fait est que depuis mai 2020 nous avons repris notre activité en présentiel, (en tout cas ici en France, car nous savons que ce n’est pas encore le cas dans d’autres pays – comme au Brésil par exemple), c’est une vraie question, pourquoi dans le cas du Brésil le retour aux cabinets ne s’est pas fait plus rapidement ? Beaucoup des collègues n’ont pas encore retrouvé leur cabinet, les analysants résistent à y retourner en présentiel. Je crois que nos collègues brésiliens pourront nous en dire un mot… On entend que la gestion de la crise par les autorités n’a pas été la même qu’ici et que le sentiment d’insécurité sans doute était plus accru dans le cas du Brésil, mais la question reste ouverte.

Je disais qu’en France, il nous a fallu deux moins pour que quelque chose d’hybride vienne s’établir. Pendant toute la première année de la pandémie nous avons dû composer avec les analysants qui se déclaraient cas contact ou cas Covid positif, les analysants qui partaient se confiner à la campagne, qui changeaient parfois de pays, qui avaient tellement peur de circuler dehors et pour qui c’était impossible de venir en présentiel. Puis il y a aussi les analysants qui ont trouvé dans cette crise sanitaire un moyen de faire les séances à la carte, selon le menu du jour, certains testaient les limites, on devait réagir en temps réel, sur des choses parfois anodines, par exemple : l’analysant est en retard pour arriver à l’heure de sa séance ou simplement il a la flemme de venir à la séance, alors il appelle à l’heure exacte de la séance et dit : « est-ce qu’on peut faire cette séance par téléphone ? » Comment réagissons-nous à cela ? Est-ce qu’on fait la séance comme ça, au pied levé par téléphone ? Acceptons-nous cet arrangement ou considérons-nous cela comme une séance manquée ? Ce n’est pas une question simple, qui décide, qui dirige la cure, l’analyste ? L’analysant ? La Covid ?  Il faut dire que cela continue, car il y a toujours des patients testés positif, il y a ceux qui ont calé les séances au rythme du télétravail, ceux qui sont en retard, pris dans le trafic et qui s’arrêtent dans un parking et qui font leur séance par téléphone. Est-ce qu’on accepte cela ?

Je me souviens d’une analysante qui avait déclenché une phobie, une peur terrible d’être porteuse du virus et de potentiellement contaminer ses parents, ses collègues, son analyste, ça l’obsédait. Nous sommes ici au début du premier déconfinement. Tout cela était encore assez frais, on était encore loin d’apprendre à vivre avec ce virus. Donc, elle m’appelle à la veille de la séance : « je suis très angoissée, j’ai touché une porte dans les toilettes publiques, j’ai peut-être touché ma bouche juste après sans me rendre compte, voilà, je suis potentiellement contaminée – pensez-vous que je devrais venir faire la séance en présentiel ? Ou dans la même séquence, « on a trouvé un nid de punaises dans ma chambre, ça se peut que je sois « porteuse » de punaises, pensez-vous que je dois venir à votre cabinet ou préférez-vous qu’on fasse la séance par téléphone ? » La question du « contact », du contagieux, contagion, de l’engendrement, de la transmission et de sa responsabilité de sujet est au cœur de ces « actings », car à chaque fois qu’elle m’appelle c’est pour m’entendre dire : « ça ira, je vous attends ». Autrement dit, « venez, vous pouvez venir avec votre virus potentiel ou avec les punaises me contaminer et infester tout mon cabinet ». Elle attendait que j’endosse le risque. D’autant plus qu’il y avait un risque réel, le virus de la Covid circulait activement et les punaises de lit voyage très bien dans les chaussures, dans les habits, dans les sacs… Vous imaginez bien, que je n’étais pas loin de « me faire contaminer », car elle était à chaque fois extrêmement convaincante ! On peut vite se laisser prendre dans l’engluement ! Tout cela s’est vite mis au travail, bien évidemment, mais ce ne sont pas des questions simples… néanmoins, ce sont des actings importants, parlants, engendrement, transmission et contamination sont ici absolument équivalent, voyez-vous, « ce qui n’a pas pu se dire, se montre », c’est la définition même de l’acting out que nous donne Bernard Vandermersch, un transfert agi dira Lacan. Or, ce qui n’a pas pu se dire, se montre, est ici mis au travail. Si j’amène cela comme illustration c’est pour vous rendre sensible au fait que les actings font parties de la cure. De toute cure. Mais la question est de savoir, pourquoi avons-nous une lecture négative de cela ? Quand cela vient se manifester dans le transfert, on dit qu’il y a un déplacement, une résistance du symbolique, voire une résistance de l’analyste. Oui, il y a un changement de registre, est-ce que cela est mal venu ? Que quelque chose qui ne peut pas se dire vienne se montrer ? Les actings sont des formations de l’inconscient, des automatismes de répétition, ce sont aussi des entrées au travail. Et si cela est résistance de l’analyste, quand ça arrive, cela lui permet aussi de rectifier, de réaliser son déplacement, en tout cas cette dimension d’un transfert agi est tout à fait riche quand il se met en place. A condition bien évidement, de pouvoir/savoir le manier et l’entendre quand cela se montre. Lacan est d’ailleurs catégorique, ce n’est pas parce que l’acting-out appelle à l’interprétation, qu’on doit l’interpréter, même si la tentation est grande parfois ! Voilà une bonne question : quelle réponse donnons-nous à un acting ?

Je dirais que dans la première année de cette pandémie, un champ entier s’est ouvert à nous. Il y a des collègues qui s’inquiétaient beaucoup de l’avenir de la psychanalyse dite « virtuelle », de collègues qui n’ont pas voulu prendre en compte les impossibles ou plus exactement le possible que cette crise sanitaire nous imposait. A l’époque, beaucoup d’entre nous n’avaient pas accepté les séances par téléphone ou par visio et se sont fortement opposé à la transmission de la psychanalyse par zoom. C’est encore le cas pour beaucoup d’entre nous, qui lisent cela comme une contrainte, comme néfaste. Une des questions posées pendant le premier temps de la pandémie était de savoir s’il fallait généraliser ces pratiques pendant ou après la pandémie. Où en sommes-nous deux ans après ? Pour ce qu’il en est de la transmission de la psychanalyse, de la psychanalyse en extension, on peut dire que nous pratiquons aujourd’hui une transmission de la psychanalyse sans frontières, le zoom est devenu une donnée incontournable, cela est entrée dans nos vies, dans nos maisons, dans nos cabinets, dans nos vacances, on peut se connecter de n’importe où, à tout moment… un temps du continu, en un clic et nous voilà plongés dans cette espace qui a l’air de s’homogénéiser, un monde étrange, virtuel, quasi réel, surréel où nous n’avons pas nos repères habituels. Les amères ont disparus, une fois plongés dans cet espace, comment on fait pour s’orienter ? Pour les séances en visio, la psychanalyse en intension, là aussi tout un monde se déploie, nous pouvons nous retrouver dans la même journée au Japon, en Grèce, en Italie, au Brésil, en Israël, en Provence…  Et en même temps avoir des analysants qui viennent en présentiel s’allonger sur le divan. Du divan à l’écran, de l’écran au divan. Ce caractère hybride, expérimental auquel nous sommes confrontés, ne semble pas convenir à tous. Ce qui est plutôt rassurant, n’est-ce pas, quand il n’y a pas unanimité…

Voici une première question de fond : est-ce que ces pratiques zoom et séances visio doivent être considérées comme étant une pratique de l’analyse et de la transmission de la psychanalyse dites virtuelles ? Par exemple, que faisons-nous ici, ce soir, quelle valeur a pour nous ce qui se dit là ? Est-ce que ça vous parle ? Est-ce que ça compte ? Est-ce que notre corps y est ? Est-ce que symboliquement cela tient la route ? Le signifiant virtuel, que signifie virtuel ?  Quand on entend le mot virtuel associé à notre discipline, cela nous renvoi peut-être un peu trop vite à l’image virtuelle, au schéma optique et au miroir. Comme si nous avions à faire à un imaginaire purement aplati lors de ces nouvelles pratiques.

En préparant cette intervention je suis tombée sur un livre : S’orienter dans le virtuel, écrit par un philosophe du virtuel, justement, un Italo-canadien, Marcello Vitali-Rosati. Je vous conseille la lecture. Il nous rappelle que le mot virtuel recouvre plusieurs sens et plusieurs disciplines, et qu’il trouve son origine au Moyen âge « virtualis », une traduction latine du concept aristotélicien de dunaton. Dunaton chez Aristote recouvre aussi plusieurs sens, mais celui qui va nous intéresser ici est dunaton comme possible et virtuel. L’exemple le plus fréquent est celui de la graine et de l’arbre. L’arbre est potentiellement, virtuellement déjà dans la graine. Ou bien celui de l’architecte et de la maison que, potentiellement, il va pouvoir construire. Or, c’est toute la problématique du possible et du contingent qui est derrière ce concept du virtuel. Je vous fais remarquer que le virtuel n’est ni la graine, ni l’arbre, mais le fait que la graine peut devenir un arbre, cela est possible. Le virtuel n’est ni l’architecte, ni la maison, mais cette tension, cet entre-deux qui va s’établir entre eux, ce possible qui va s’écrire ou pas entre ces deux pôles. Nous voyons alors le principe de contingence qui se rajoute ici, est-ce que cela va avoir lieu ou pas ? Une autre précision à prendre en compte est que le contraire de virtuel est l’actuel (c’est-à-dire, l’événement, la concrétisation, l’arbre ou la maison en l’occurrence). L’actuel n’est pas à confondre avec le réel, si vous voulez l’actuel est la réalité en quelque sorte. Le réel/virtuel est le flux qui pousse au mouvement, à la production de quelque chose de nouveau. Cela devient de plus en plus lacanien, souvenez-vous de ce passage dans L’insu que sait, où Lacan donne une tout autre définition du réel, il dit ceci : « le réel est le possible en attendant qu’il s’écrive ».  Virtuel et réel sont ici étonnamment plus proche qu’on imagine. Maurice Benayoun, connu comme un des artistes pionnier du virtuel, à cette jolie citation : « Le virtuel c’est le réel avant qu’il ne passe à l’acte ». Voyez-vous, virtuel est un concept éminemment philosophique au départ, c’est seulement dans les années 80 qu’il a été utilisé pour désigner ce qui se passe dans un ordinateur ou sur internet, c’est-à-dire dans un monde numérique par opposition au monde physique ».

Vitali-Rosati nous fait remarquer que dans notre imaginaire collectif le mot virtuel est pris dans un brouillard, on va l’associer au fictif, artificiel, imaginaire, trompeur, faux, immatériel, irréel, impalpable… Or, comme nous avons vu jusqu’ici que ce n’est qu’à partir des années 80 que le mot virtuel prend cette connotation, le cinéma et la science-fiction ont beaucoup influencé à faire du virtuel un simulacre du réel. Entre le dunaton d’Aristote et le virtuel numérique il y a eu les travaux sur l’optique et sur la physique. En ce qui concerne l’optique, le virtuel s’opposerait à la réalité, l’image virtuel comme étant moins que l’image réel, on entend qu’il peut y avoir un sens négatif dans ce signifiant, encore plus quand il se réfère à la psychanalyse. Vitali conclut son livre par cette question : « est-ce que les nouvelles technologies représentent une rupture ou une continuité dans la façon qu’à l’homme d’habiter le monde ? L’homme étant le seul animal qui a besoin de la technique pour vivre, le seul animal qui a besoin de fragmenter le mouvement continu du réel pour le comprendre ».

L’écran du psychanalyste, j’aurai envie de dire que nous n’avons plus vraiment le choix, nous sommes en immersion, et ça va très vite ! Alors puisque c’est comme ça, autant y plonger et essayer de répondre de la meilleure forme possible là où nous sommes appelés. Explorer ce monde nouveau pourrait nous permettre de synchroniser la psychanalyse avec son époque, 21ème siècle, année 2022. Un monde appelé aujourd’hui numérique, digital, virtuel, codé, mais incroyablement moderne et dans lequel nous vivons. Pour ma part, j’avance sans crainte et le plus souvent avec surprise, tant cette nouvelle réalité semble ouvrir des possibles et élargir mes lectures cliniques. Paradoxalement, ce que nous avons vécu et ce que nous vivons est un véritable déplacement, une déterritorialisation, qui oblige à engager notre corps et notre imaginaire autrement.

Si à l’écran l’image peut apparaître aplatie, statique ou en miroir, il est important de souligner que l’imaginaire lacanien/borroméen est autre chose qu’une pure image. Et qu’une fois plongée dans l’expérience, ce que l’on observe c’est que ce n’est pas l’image affichée dans l’écran qui est en train d’opérer, même si elle compte dans le dispositif, et qu’elle est un sacré support, un support au corps de l’imaginaire. L’image convoque notre corps, elle nous appelle à y être réellement. Il suffit de faire l’expérience de quand nous avons la camera éteinte ou allumée, on ne présente pas notre corps de la même façon. Cette image à l’écran, va également donner une certaine consistance au fantasme. Corps et fantasme. Cependant, les « dit-mensions » qui opèrent dans le discours psychanalytique sont toujours les mêmes, RSI, réel, symbolique et imaginaire nouées autour d’un vide central, d’un triple trou, là où Lacan localise l’objet petit a. C’est à partir de cette place vide que l’analyste opère, c’est de là qu’il oriente une cure, c’est là que se noue son désir d’analyste et la fonction semblant d’objet a. Sans cet outil technique, sans cette topologie de la chaîne borroméenne il est très difficile de saisir comment dans cet espace d’une séance par visio, l’imaginaire ne se réduit pas à une image. L’imaginaire est une consistance qui va se servir du réel et du symbolique pour ek-sister. L’imaginaire borroméen est un imaginaire opératoire noué au langage. Prendre en compte ces considérations nous permet d’avancer dans ces nouvelles techniques sans trop d’appréhension. Ce qui s’invente dans l’écran du psychanalyste produit des effets symboliques, imaginaires et réels. Il y a toujours cette objection faite, issue peut-être d’une confusion entre la présence physique et la présence réelle de l’analyste, un problème d’optique finalement. Effectivement, qu’il y a une perte quant à la présence physique des corps, les corps physiques de l’analyste et de l’analysant sont manquants dans ce dispositif, mais la présence réelle, c’est toute autre chose, d’autant plus si on revient au dunaton, au virtuel comme flux réel du mouvement, rappelons que Lacan articule cette notion de présence réel à l’inconscient. C’est ça la présence réelle, c’est la présence de l’inconscient dans le transfert.  Nous allons voir par la suite que cela est absolument préservé dans ces types de séance, autrement dit, s’il y a transfert, il y a présence réelle.

Un ancien analysant, qui était revenu après le premier confinement, un monsieur très inhibé qui avait arrêté sa précédente tranche d’analyse (face-à-face) avec ce sentiment de ne plus y croire, qu’il n’allait pas y arriver, à l’époque il avait fait une crise de foi, rien n’était possible. Juste après le premier confinement, il revient me voir, on reprend les séances, toujours face-à-face, je ne l’avais jamais allongé jusqu’à là. Un jour il m’appelle pour me prévenir qu’il était cas contact, et me fais « cette avance », seriez-vous d’accord pour une séance visio ? Alors, je suis d’accord, à l’heure de la séance je l’appelle (je me suis organisée comme ça, c’est toujours moi qui appelle lors d’une séance téléphonique ou d’une séance visio, c’est toujours moi qui ouvre la porte de la salle d’attente en quelque sorte). Alors, je l’appelle à l’heure du rendez-vous, mon image est déjà dans l’écran quand il décroche, voilà que je rentre chez lui, et là, il pique un fard, devient tout rouge, embarrassé, il me demande : « s’il vous plaît, pouvez-vous m’aider, je ne sais pas quoi dire, j’ai un blanc ». Je lui demande s’il veut éteindre la camera et continuer la séance par téléphone ? Il me dit : « non, on peut continuer comme ça ». Petit à petit, il s’est mis à parler. C’est un homme de 40 ans avec une inhibition sexuelle importante, car il n’a jamais embrassé une fille et est encore vierge à ce stade-là. Or, entre cette image d’une femme qui rentre chez lui, et le temps nécessaire qu’il a fallu pour que cette image vienne s’ajuster au lieu du transfert, à la fonction analyste, dans ce laps de temps, une scène fantasmatique s’est produite provoquant des effets réels de corps, il « devient tout rouge », d’abord, puis ce blanc, « j’ai un blanc ». Ces effets de corps et de langage ont continué en dehors de la séance, car peu de temps après, il m’annonça qu’une femme l’avait dragué, qu’il s’est laissé aller pour un premier baiser… Cette vignette clinique pour vous faire remarquer que le fantasme était en acte dans cette séance visio, que dans le transfert l’analyste prête son corps, qu’avec certains analysants il faut s’approcher pour que l’analysant vienne oser prélever cette objet petit a qui est au cœur du désir de l’analyste, celui qu’on offre à l’analysant.

Nous avons vécu une période de suspensions, des tensions et des craintes. Il y avait un climat de fin de monde dans l’air. La personne de l’analyste a pu avoir peur pour sa vie, ce qui n’est pas sans effet dans la cure non plus. Pour illustrer, il y a le cas d’une psychanalyste expérimentée, d’un certain âge déjà qui pendant le confinement du mois de mars 2020 poursuivait les séances par téléphone et demandait à son analysant de venir glisser sous la porte de son appartement les règlements des séances en espèce. Ceci a été interprété par l’analysant que l’analyste avait peur de se faire contaminer, qu’elle avait peur pour sa vie, mais n’hésitait pas à faire prendre des risques à ses analysants, car ils devaient venir chez l’analyste glisser la somme des séances, en espèces, sous sa porte. En d’autres termes, l’analyste exigeait d’être payée sans prendre aucun risque, en faisant l’économie de son corps et ne supportant aucune perte. Pas de chèque, ni de paiement on-line, ou même attendre la fin du confinement pour régler les comptes. Le fait est que l’analysant n’a pas supporté ce que son analyste lui imposait, il ne supporta pas cette scène de venir s’abaisser, de se baisser pour faire glisser l’argent sous la porte, de « se mettre à quatre pattes » autrement dit ! A cette injonction, un passage à l’acte a suivi : rupture radicale et irréversible de la cure. Si je reviens à ce fait clinique, technique c’est pour vous dire que les fantasmes continuent d’agir, que le transfert continue à produire ses effets. Seulement les fantasmes apparaissent ici déplacés ou plus exactement délocalisés, dans le sens qu’ils vont se montrer en dehors du divan, en dehors du cabinet du psychanalyste. Mais ils restent radicalement noués, articulés au transfert.   Une chose est certaine, si analyste il y a, l’espace du transfert est préservé dans ces nouveaux dispositifs dits virtuels. Espace du transfert, présence réel, désir d’analyste, éthique, voici les éléments nécessaires pour le dérouler d’une cure. J’ajouterais néanmoins, qu’il y a une pente à de possibles glissements, c’est vrai, des petits dérapages du fait de ce déplacement de la scène fantasmatique, une fois qu’elle n’est plus circonscrite aux quatre murs du cabinet.  Nous nous retrouvons avec des antichambres, des chambres à coucher, des toilettes, des parkings, la rue, la nature… tout endroit étant potentiellement transformé en divan. Évidement que cette délocalisation produit des effets. Est-ce qu’ils sont néfastes pour l’analyse ? Je ne crois pas, à condition de rester éveillé aux risques plus fréquents d’actings et de passages à l’acte, tant du côté de l’analyste que de l’analysant. Si l’analyste a lui-même besoin d’un cadre plus strict pour diriger une cure, c’est sûr que ces nouvelles dispositions sont clairement à éviter, les actings sont plus fréquents, ça c’est un fait. Or, je réalise que ma pratique avec les patients toxicomanes m’ont sans doute appris à faire avec les actings et les passages-à-l ’acte, très, très fréquents dans cette clinique.  Et je me suis demandé si cela ne me permettait pas justement de composer avec cette pente à l’agir lors des séances par visio et par téléphone ? Je ne sais pas, mais le fait est que je ne trouve pas d’obstacle pour accepter et pour rendre opérante des cures par visio ou par téléphone.  Évidemment qu’à chaque fois il s’agit du cas par cas, qu’il y a également une composante expérimentale que je trouve plutôt vivante, qui nous invite à inventer, à supporter la délocalisation, à s’orienter dans un autre espace, à virtualiser le possible.

Il est vrai que l’écran du psychanalyste ne donne pas au corps toute sa consistance, sa puissance de corps, de ce qu’un corps peut contenir, accueillir, montrer, menacer… Qu’est-ce qu’un corps ? Question posée par Lacan dans La troisième. Serait-il une surface purement imaginaire ? Est-ce le corps de la réalité ? Que veut dire la peur d’être réduit à son propre corps dans le cas de la Covid ? On a vu cela avec cette pandémie… De quel corps parlons-nous dans l’analyse ? Ou encore, rappeler cette autre définition du réel, « le réel, je dirais (dit Lacan), c’est le mystère du corps parlant », c’est dans le séminaire Encore, que nous allons mettre au travail l’année prochaine à l’Ali. Or, « le réel est le mystère du corps parlant » nous avons ici l’intuition du nouage borroméen. RSI, corps imaginaire, corps parlant fait des dires et des signifiants, et le mystère de ce corps parlant, qui n’est autre chose qu’un corps vivant, autrement dit, le réel, c’est le mystère du corps parlant, en ceci que le réel noue le symbolique au corps de l’imaginaire. Même si Lacan donne au corps le privilège de la consistance imaginaire, il me semble que ce réel, qui est le mystère du corps parlant, du corps incarné par les lettres et par les signifiants, ce réel, est réel de la vie, et que cette ek-sistence est absolument présente dans les séances par visio ou par téléphone.  Si ce n’était pas le cas, si un des deux du couple « analyste-analysant », était mort, voyons, il n’y aurait pas de séance. Cela dit, parler au mort ou entendre parler un mort c’est déjà s’engager dans un tout autre rapport au réel. Je n’ai pas eu l’expérience des séances par téléphone ou visio avec des psychotiques, peut-être qu’il y aurait là une limite, en tout cas, cela ne s’est pas fait, ce n’est pas un hasard, me semble-t-il.

On perd les corps physiques, et les objets qui s’y attachent, odeurs, bruits, ou l’intonation de la voix (très hachée dès fois par visio ou téléphone), et bien sûr un certain regard. On perd aussi cet autre objet, bien présent dans le dispositif analytique : le divan du psychanalyste. Objet iconique, fantasmatique, le divan comme lieu fixe et régressif, ce lieu/objet où le désir de l’un fait résonner la demande de l’autre. Ça aussi, on doit faire sans, dans ces dispositifs dit virtuels. Cela dit, toute nouvelle demande d’analyse par visio, qui se fait pour des raisons géographiques, par principe, je les accepte, et on voit si cela est possible ou pas. L’impossible se montre très vite, le possible aussi. Et ce qui est très intéressant, c’est qu’au bout d’un certain temps, la nécessité de venir nouer cela en présence des corps apparaît, c’est souvent l’occasion de passer au divan, et le caractère hybride se met en place.

Pour conclure, je dirai que cette crise sanitaire a été un réveil, que cela nous a déplacé, que cela nous a imposé un autre point de vue, d’autres amères, c’est une chance. Il y a un nouvel élan dans ce qui se passe, même si le présent continue d’être un peu incertain et que l’avenir est toujours opaque, malgré tout cela, nous vivons un moment d’ouverture, cela n’arrive pas tous les jours, cette possibilité réelle de rectifier, d’inventer, de s’autoriser à faire les choses un peu autrement. Le cran du psychanalyste, autrement dit, son courage, celui de ne pas céder sur son désir d’analyste. Je crois qu’un bon usage de la technique est tout à fait possible, à condition de rester dans le flux du réel, du possible, de rester dans le mouvement, car la résistance est souvent attachée à la peur, à la tentative de cristallisation, de fixation, d’identité. Peut-être suis-je trop optimiste, me disais déjà Charles Melman, je ne sais pas…