Du désir d’Enseignante au désir d’Analyste…
14 mars 2023

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FURTADO-GEOFFROY Nilce
Journées des cartels
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Soirée et journées des cartels
09 et 10 septembre 2022

Intervention de Nilce Furtado-Geoffroy

 

Du désir d’Enseignante au désir d’Analyste…[1]

 

Mon enseignement

Tout d’abord, une formation

Le désir d’être enseignante… Et le désir d’être analyste, à la croisée des théories que Freud et Lacan nous ont léguées et, en ce qui me concerne, celles que j’ai héritées  dans le début de ce parcours professionnel, notamment de Carl Rogers et Paulo Freire. Paulo Freire (1921-1997) entendait faire de la lecture/écriture, un objet de conscience. Il a conçu une méthode d’alphabétisation d’adultes qui prônait l’enseignement et l’apprentissage de l’écriture et de la lecture au sein du réel, que je traduirais en l’occurrence, par les données de la réalité, plus la subjectivité des élèves/ stagiaires en l’occurrence, dans un processus dialectique d’apprentissage. La formation concernant la méthode Paulo Freire avait lieu à travers un groupe de parole.  Et les mots que les stagiaires devaient apprendre à lire et à écrire sortaient comme des signifiants, de ces discussions.  Quant à Carl Rogers, il concevait l’apprentissage comme le centre de la relation entre enseignants et élèves ; le but ultime d’un processus qui était celui de «l’enseignement-apprentissage ». Freud a établi et développé une clinique de la souffrance de l’âme à travers l’écoute depuis le plus profond du désir inconscient, chez ses patientes et patients,  au moyen du langage. Lacan a approfondi la question du langage pour la clinique mais en allant puiser les éléments de cet approfondissement, dans l’expression inconsciente de la subjectivité humaine, à travers le dire, le discours.

Dans la croisée des chemins, entre ce désir d’enseignante que j’ai mis en pratique pendant plus de 40 ans, qui se transformait à travers la critique que m’inspiraient la théorie psychanalytique, jusqu’à m’inspirer un travail clinique, pas encore initié ; dans mon travail pédagogique, j’ai appris à affiner l’écoute de la subjectivité non seulement en tant que souffrance. La division à laquelle nous sommes soumis tous autant que nous sommes des êtres de parole,  nous aliène dans l’Autre, que l’on se trouve en état de souffrance ou de bien-être, tristes ou heureux. « L’inconscient est langage », dit Freud avant Lacan. Avant que Lacan n’y attribue, au langage de l’inconscient, le sens de langue maternelle, comme signale Michel Arrivé dans « Le linguiste et l’inconscient ». 

«(…) Il demeure cependant que la mort, la mortalité en nous (le handicap) et la pulsion de mort qui s’empare des colères, l’angoisse ou la jubilation qu’elles suscitent, sont renvoyées à la pathologie. Pourtant elles nous habitent. » (Julia Kristeva)[2]

Langue et langage dans tout ça

1. « Tout ce qui se dit s’oublie derrière ce qui se dit, dans ce qui s’entend »

Quid de ce désir qui me meut ?  Cela passe par la question de ce que je veux pour moi qui ne soit pas ce que mes parents et la société ou bien la culture brésilienne (le monde les habitudes les us et coutumes, les dits…) qui accueille chacun, chacune de nous,  à notre venue au monde, voulaient pour moi ? Ces questions se situent pour moi à l’intersection de la perspective de mon analyse personnelle, et de celle de l’éducation/enseignement, en ce qui concerne ma perception de l’être humain, la perception du langage qui est la mienne, c’est-à-dire, de ce que j’en ai découvert jusqu’à présent,  ainsi que mon désir de travail qui en découle.

La perspective de ce désir subjectif que j’aborde maintenant dans l’après coup de cette expérience d’enseignement dans l’enchevêtrement avec mon analyse personnelle, et que j’ai entrepris d’interroger dans l’élaboration de cet exposé parle de la double errance des sujets que j’ai rencontrés en tant qu’enseignante, dans leur parcours d’apprentis d’une langue maternelle première ou seconde, ou bien langue étrangère, entre le portugais l’anglais et le français, et ce qu’a travers une de ces langues, ça disait, à leur insu.

Donner la parole aux élèves, dans un cours de langue, que ce soit des enfants ou bien des adultes, cela veut dire, leur permettre de  s’entendre parler.  Le travail d’écriture, comme celui de l’apprentissage de la lecture, ouvre des portes à la parole, dans le sens où cela symbolise ; dans le sens où cela impose l’attention de l’élève, lorsqu’il dit « je ».  J’ai envie de dire que c’est presque transgressif, par rapport à un langage auquel on a l’habitude de « penser » et de croire que l’on existe parce que l’on pense.  L’expérience de l’apprentissage remet en place le miroir, avec l’autre en face,  qui écoute.  L’instituteur, l’enseignant. Ça risque de s’avérer très  déstabilisant,  perturbant.  D’autant que le sujet est habitué à une langue qui avait déjà organisé le monde pour lui, avant qu’il n’y vienne.  Et que

« (…)chaque langue découpe dans le réel des aspects différents, négligeant ce qu’une autre langue met en relief, apercevant ce qu’une autre oublie, et qu’elle découpe aussi le même réel en unités différentes divisant ce qu’une autre unit, unissant ce qu’une autre divise, en englobant encore, ce qu’une autre exclut, en excluant ce qu’une autre englobe »[3].

Il s’agissait ainsi, pour l’enseignante consciente de ce processus que j’étais,  de privilégier l’écoute de mes élèves.  De leur donner la parole, et d’essayer de comprendre dans des plaintes concernant au premier abord, leurs doutes et leurs difficultés d’ordre cognitives ou bien subjectives d’apprentissage, portés parfois par ce que je recevais comme des demandes subjectives dans lesquelles je croyais entendre l’expression inconsciente d’un vécu intime : des traces de leurs rapports familiaux et sociaux qui s’exprimaient dans leur rapport à l’objet de leur apprentissage, que je recevais comme émanant d’un transfert à la personne de l’enseignante, moi, en l’occurrence.

Cette mise en perspective de mon désir subjectif d’enseignante, inspirée par le recul par rapport à cette petite expérience que je raconte par la suite,  veut prendre en compte (reste à savoir si je vais réussir à tenir compte de ce que je compte présenter dans cet exposé), de l’altérité et de l’angoisse exprimées dans les échanges dont j’ai pris note, et dont je vous fait part à présent.

De l’enseignement en tant que tel.

La subjectivité au moment de l’apprentissage est progressivement devenue un point de plus en plus central dans ma pratique, compte tenu de ma perception de la langue comme un objet primordial dans le rapport au monde de ces sujets apprentis. La salle de classe n’est pas l’endroit d’une clinique. Le processus d’enseignement-apprentissage’ n’est pas un moment de cure. Mais aussi, dans certains cas. En tant qu’en moment d’une redécouverte du monde que propose la discipline que l’on est en train d’apprendre. Et ce, dans la perspective que « tout est langage », comme dirait aussi Françoise Dolto, et que dans ce sens, j’ai envie de dire que tout dans notre expérience du monde, est  expérience subjective.

Donc, pas toujours une cure, mais parfois, aussi. En tout cas, histoire de langage, dans le sens d’une expérience subjective dans un rapport à l’Autre.

Je vous raconterai à présent un petit moment d’enseignement-apprentissage, extrait des vécus que m’ont inspirés cet exposé

« Je te dis ce que je sais et tu ne sais pas ; mais la chose principale que je veux vous dire, c’est ce que je ne sais pas si je sais, et que vous pouvez savoir. » (Guimarães Rosa, « Grande sertão : veredas », Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1988)[4]

Je n’ai pas l’illusion que le fait de donner la parole à l’élève en classe, en tant qu’enseignante permettrait à chacun et à chacune d’entre eux, d’exprimer en toute conscience, une parole venant du plus profond de leur expérience subjective du monde. Ce n’était pas non plus le but de cette écoute à laquelle je tenais tant.  Il s’agissait dans le cadre de ce désir d’enseignante, d’établir une relation de confiance, où l’angoisse issue de l’expérience de l’apprentissage puisse s’exprimer, d’où qu’elle vienne. Et ne pas faire barrière à l’apprentissage.

Le stagiaire en question, un adulte en l’occurrence, c’était un ouvrier d’une usine où  j’enseignais le Français Langue Étrangère.  Il  s’appelait Samba. Il venait comme les autres stagiaires dans cette usine,  des pays francophones d’Afrique qui avaient tous, le français comme deuxième langue maternelle.  Samba parlaient donc le français, mais il avait des difficultés à écrire et à lire en français.

Samba arriva en retard à la première séance de formation. Et ensuite, pour quasiment toutes les  autres séances: il y avait un problème de permis d’entrée pour certains ouvriers, dans l’aire du bâtiment où se trouvait la salle de classe, normalement réservé aux cadres. Il n’y pouvait rien. Et moi, j’ai  préféré ne pas en faire toute une histoire. Ce premier jour, Samba ouvrit donc dans la porte et entra dans la classe avec un large sourire,  en disant qu’il avait appris que j’étais brésilienne. Et qu’il supposait donc que son nom allait me plaire. C’était déjà un bon début pour une relation agréablement conviviale, et pour un apprentissage sans entraves.

Ma méthode d’enseignement de la lecture commençait par demander à chaque stagiaire de choisir lui/elle-même, son support de lecture, ainsi que le sujet de leurs textes.  Le groupe n’était pas nombreux.  Samba, réagissant toujours avec un large sourire, me dit alors avec un éclat de joie dans les yeux, qu’il allait demander à sa fille, dans son pays d’origine qu’il ne pouvait pas visiter pour le moment en raison de son statut de réfugié politique, de lui envoyer le manuel sur lequel elle avait elle-même appris le français.  Chose dite, chose faite, en possession du manuel envoyé par sa fille depuis l’Afrique, Samba commença son travail d’apprentissage de la lecture en français. Il avançait à son rythme.  Cela aussi faisait partie de la méthode que j’avais choisie pour cette formation. Mais il avançait toujours. Jusqu’au jour où un mot  lui bloqua le processus. Samba était bloqué sur un mot qu’il n’arrivait pas à prononcer, qui était le suivant : «la  soustraction ».  J’ai décidé de lui laisser le temps qu’il lui faudrait pour surmonter ce blocage. On travaillait ainsi un peu chaque séance,  sur la prononciation de ce mot qui lui posait problème. En attendant, on révisait les leçons précédentes pendant qu’il me parlait de sa vie, au fur et à mesure que les leçons lui inspiraient un souvenir, des faits de sa vie en Afrique, la plupart du temps.  Sans que je ne lui aie rien demandé.  J’accueillais ce qu’il avait envie de dire, tant que ce soit dans le temps que je lui accordais, parmi le temps réservé à cette partie de la formation, aux uns et aux autres, dans le groupe de stagiaires dont il faisait partie. Et chaque jour, une tentative de prononciation de sa part, du mot qui l’empêchait d’avancer dans ses leçons, non sans beaucoup d’énervement, de sa part.  Jusqu’au jour où Samba ouvrit la porte de la salle de classe avec le sourire qui semblait avoir disparu de son visage depuis cette « soustraction ». Il me dit alors qu’il avait réussi: il me montra sur  son cahier format  A4, le mot en question écrit en grosses lettres, en long et en large, sur une page de son cahier. À partir de là, Samba put avancer sur ses leçons. A partir de là, quels autres nœuds aurait pu être été défaits ? Avec quels résultats dans sa vie ?  Je m’en posais les questions. Je me les pose toujours.  Seul Samba pourrait me répondre,  avec le recul, si jamais nos chemins venaient à se recroiser, un jour.

A titre de conclusion

J’aimerais citer un petit paragraphe d’un texte de Franck Chaumon, extrait de l’introduction d’un recueil de textes rassemblés sous la direction de Franck Chaumon, sous le titre : « Espaces de Paroles »[5] :

« L’expérience bouleversante de la psychanalyse, c’est d’abord de s’entendre parler.  On parle, et l’on découvre, en s’entendant parler, quelque chose que l’on ne savait pas que l’on savait.  C’est cela, le savoir inconscient, une richesse intime qui se dit et qui, du fait d’être dite, fait apparaître de nouvelles perspectives.  C’est une expérience singulière qui permet de trouver, chemin faisant, sa propre issue au nœud de souffrances ou de colère où l’on est empêtré.  L’éthique de la psychanalyse, c’est cette priorité donnée à ce qui doit advenir dans la parole même du sujet. »

J’ai envie de dire en réagissant à ces paroles de Franck Chaumon,  que cela vaut de même pour d’autres rapports dialogiques, où un(e) maître(aisse), un(e) enseignant(e), un(e) destinataire, un autre in fine  qui du fait qu’il invite quelqu’un à lui parler, toucherait chez lui ou chez elle, cette corde qui est celle que du désir d’exister.


[1] Texte lu à titre d’exposé, lors de Journée des cartels de l’ALI, du 10/09/2022. 
[2] La personne au centre -Entretien avec Julia Kristeva-Propos recueillis par Georges Nivat et Olivier Mongin
[3] MOUNIN, Georges, Les problèmes théoriques de la traduction,
[4] Traduction du portugais en français par l’auteur de ce texte.
[5] Franck CHAUMON, Espaces de paroles, Érès, 2003