Quelques remarques en passant…
Tout d’abord, je tiens à vous dire combien je suis sensible au fait
que dans le cadre de ces journées dûment préparées
par votre association, une place soit faite à l’invité de la dernière
heure, au hasard de la rencontre. C’est une attitude sympathique qui me touche.
Je ne suis pas venue ici développer ce que cette procédure de
la passe met en jeu des avancées théoriques de la doctrine lacanienne,
vous le ferez certainement. Je ne vous parlerai pas non plus de ce que la passe
existe pour l’avoir rencontrée. Ce n’est pas l’objet de mon apparition
inopinée.
Je vais me livrer plutôt à un exercice que m’a inspiré
cette invitation en vous communiquant quelques associations d’idées qui
me sont venues de mon expérience au jury de la passe pendant trois ans
aux Cartels Constituants de l’Analyse Freudienne fondés en 1983.
Il me faut prendre quelques instants nécessaires, pour situer en son
lieu et dans le temps, le cadre même de cette expérience.
En 1983, il s’agissait pour nous, deux ans après la mort de Lacan, de
mettre en place un jury sans sa voix, en tant qu’elle supportait sa parole,
mais aussi bien sa voix dans le vote et le poids particulier qu’elle avait.
Sans sa voix, mais aussi, sans son école, puisqu’elle avait été
dissoute, ce qui rendait caduque une nomination au titre d’analyste de cette
école.
Reprendre la passe impliquait donc pour nous, d’interroger ce qui la fondait
dans les conditions nouvelles de sa mise en jeu institutionnelle et pour cela,
écouter chaque passe sans préjuger de ce que nous désirions
entendre. Ecouter d’oreille égale pour se donner des chances de vaincre
l’ostracisme militant ou l’idolâtrie doctrinale qui n’aboutit jamais qu’à
trouver ce qu’on y a préalablement mis.
C’est dans ces conditions que je me suis trouvée désorientée
dans mes présupposés et dans mes attentes prise de surprise. Vous
savez que la surprise est au centre du dispositif freudien qui veut que les
formations de l’inconscient se manifestent là où on ne les attend
pas.
Surprise donc à cette place de jury et de façon inoubliable,
tout particulièrement, lors de la première passe entendue, où
le sort m’avait désignée pour être le rapporteur, élément
nouveau que nous avons apporté au dispositif. Il est celui qui écoute
les passeurs et les délibérations du jury sans y participer, pour
le restituer au coordonnant de la passe, extérieur, lui, au jury.
La surprise est venue de l’effet saisissant, à la limite du supportable,
provoqué par le constat du peu de chose qu’il restait d’une longue analyse
mais aussi bien des déterminants de la vie d’un sujet occupé à
s’y débattre.
J’ai supposé que c’était un effet de ce type que Lacan avait
cherché en proposant que le témoignage ne vienne pas directement
du passant mais passe au crible de deux passeurs, laissant ainsi libre le jeu
des condensations et des déplacements, des équivoques et des lacunes
entre les témoignages.
Cet effet, je le qualifierai d’effet de réduction, pour rendre
compte de ce qui vient là, d’une résolution d’analyse, pourrait-on
dire, à sa plus simple expression soit : un trait ou la structure grammaticale
de la phrase du fantasme, mais, au dernier terme, toujours, la figuration de
la mort. Comme dans les tableaux des Vanités, en clair ou en anamorphoses.
La mort dans son rapport essentiel avec le désir au centre de l’expérience
humaine.
Réduction n’est pas synthèse. La réduction est rendue
possible par l’analyse justement, elle en résulte. Ce que j’ai entendu
de la formation nouvelle issue de cette réduction, porte la marque de
l’opération qui a lié ensemble analysant et analyste, à
leur insu, dans le cadre, défini et institué par Freud, de la
névrose de transfert. Elle n’est bien sûr pas à confondre
avec un reste inanalysé auquel le passant serait renvoyé mais
bien à concevoir comme le point, dans l’économie d’un sujet, d’où
il est prévisible qu’il se situera, pour entendre les demandes de cure
et axer ses desseins théoriques, en somme pour constituer ce que j’appellerais
son style. Il convient donc de la resituer dont l’acte originel qui la cause
et toujours sujet à l’oubli, soit dans la dépendance au désir
de Freud. Désir de Freud occulté dans les sociétés
psychanalytiques jusqu’à ce que Lacan en souligne » le rôle
ambigü et prévalent dans la transmission de l’analyse « .(1)
Lacan avait posé la question à la passe de ce qui pouvait se
passer dans » la boule de quelqu’un pour s’autoriser d’être analyste
« . (2) Il dit en avoir raté la réponse. Je vous propose
une mise en perspective de cette question sous une autre formulation.
Comment s’opère pour un analyste le lien entre le désir d’analyste
et le désir de Freud ?
Question inévitable et déductible de l’orientation de
son enseignement qui consiste à avoir décapé l’acte analytique
des différentes couches destinées à le combler.
En cernant la Chose dans l’oeuvre de Freud et en la dénommant la
Chose Freudienne, Lacan a marqué, ce qui dans » Freudienne »
ne saurait être pris comme prédicat mais bien en tant qu’il y a
Freud dans la chose, que cette chose ne tient son existence que d’avoir par
Freud été nommée. La reconnaissance de cette marque effacée,
entraîne l’alliance avec le déterminisme psychique dans lequel
Freud ne craint pas de dire qu’il a une foi inébranlable.
La supposition du savoir inconscient est supportée par son hypothèse
de la contrainte comme mécanisme général du psychisme,
contrainte qui pousse et ordonne la chaîne signifiante dans des articulations
dont la logique, jusqu’alors, était restée en blanc.
Cet acte de foi, tout analyste dans la rencontre avec un analysant est amené,
qu’il veuille en savoir quelque chose ou non, à le partager voire à
le faire sien, dans ce qui est au fondement de son acte, à savoir le
transfert.
C’est le désir de Freud qui soutient ce que j’ai appelé, »
sa conception » du transfert, pour rappeler son effet originel dans la
rencontre Breuer-Anna O, mais surtout pour souligner le poids des signifiants
de Freud dont elle est porteuse.
C’est l’objet d’un travail que je mène depuis plusieurs années
en prenant Freud à la lettre. Il serait trop long de le développer
ici, il m’a amené à soutenir l’hypothèse que chaque analyste
a une lecture singulière du transfert qui tient au statut conceptuel
original de cet opérateur.
Il y a dans le transfert une conception explicite, sur laquelle les analystes
peuvent s’entendre et une autre beaucoup plus intéressante, inédite,
à construire pour chacun et qui constitue certainement la voie de transmission
de la psychanalyse.
A partir de là, il est possible de suivre, par les associations de Lacan,
le détour qu’il a dû opérer pour répondre au désir
de Freud posé par lui comme une énigme. Détour qu’il fait
par le non moins énigmatique désir de Socrate. C’est par un pont
verbal ou encore par une idée incidente, qu’il a pu renouer avec le frayage
freudien. En trouvant l’agalma et en concevant le Sujet Supposé Savoir,
il retrouve Freud sur le chemin de la tradition hellénique et éclaire
le transfert qui sans cela demeurait pour lui « dans son opacité ».
Et c’est à partir de sa théorie du transfert qu’il met en place
le dispositif de la passe pour la référer à l’expérience.
Entre les différentes conceptions du transfert, se produit l’effet d’une
perte et la question, que devient l’analyste dans le parcours de la transvaluation
de l’objet a, objet précieux de capture comme l’était l’agalma
dans sa définition classique, avec sa signification double, d’objet précieux,
destiné à la séparation, qui lorsqu’il fait retour, voue
celui qui s’en est détaché à la ruine, c’est l’histoire
de l’anneau de Polycrate à laquelle je vous renvoie. Cette histoire n’est
pas sans rapport avec les formulations tragiques dans lesquelles Lacan scande
le destin de l’analyste dans les textes relatifs à la passe.
C’est encore un point tout à fait décisif sur lequel il faudrait
s’arrêter.
Voilà quelques remarques, à partir de la formation nouvelle,
hors cure, que j’ai pu appréhender de la place que je vous ai indiquée
au début de cet exposé et qui m’a amenée à mettre
en perspective la question de la relation du désir de l’analyste au désir
de Freud, pour chaque analyste.
Je terminerai sur l’ouverture de la passe dans le champ social.
La passe met le transfert en jeu, au sens strict du terme agôn
dans sa dimension de compétition, d’enjeu et de risque. Risque de malentendu,
d’incompatibilité de discours, voire de rupture.
En mettant en circulation le transfert, elle le fait passer du privé
de la cure, au public, seul apte à en authentifier la dimension théorique
qu’il est légitime d’en attendre.
L’attitude naturelle des groupes pour maintenir leur cohésion est la
recherche d’un bien entendu consensuel.
Je dirais pour conclure : que peut faire de mieux une association analytique,
sinon laisser ouverte la possibilité du malentendu ?