Du besoin des tropes
17 mars 2000

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CORREA Y.
Textes
Concepts psychanalytiques

 


« La lumière du soleil ne sait pas ce qu’elle fait
Et pour cela n’erre pas, est commune et bonne »
(Alberto Caeiro « Le gardien de troupeaux »)

Comme le poète dit toujours que « naviguer est nécessaire »
j’ajouterais que, dès lors que nous ne sommes pas la lumière du
soleil, errer aussi est nécessaire. Mais il y a deux façons d’errer
comme il y a deux façons de naviguer. On peut naviguer en suivant une
route précise, avec un but préétabli, un destin certain,
mais en étant préparé pour affronter les contingences et
les hasards, les vicissitudes et les surprises toujours possibles sur les chemins
de l’océan. Naviguer en étant disposé à inventer
des artifices pour trouver des solutions quand surviennent les imprévus
ou les déviations de la route à parcourir.

Ou bien on peut naviguer à la dérive, dans une absolue errance,
dans une totale itinérance, à la merci des vagues et des vents,
des sillons et des crêtes des ondes, sans direction ni boussole, à
la saveur de toutes les secousses et bercements de la mer.

Il y a sans doute une différence entre ces deux façons de naviguer.
Mais il est nécessaire de naviguer… et errer est nécessaire.
Comme il y a deux façons de naviguer il y a aussi deux façons
d’errer.

On peut errer dans une totale itinérance, dans une absolue errance,
à la saveur des pulsions, dans des circuits fatals, sans retour. Ou bien
on peut errer avec la possibilité de « iterare » et sans « itinerare »,
c’est à dire avec la possibilité de répéter le parcours,
de défaire la déviation de l’erreur, de retrouver les signifiants
perdus et donc de refaire la trame signifiante, de façon à pouvoir
corriger la route, et trouver, non pas l’objet du désir ( puisque celui-ci
n’existe pas ), mais la tension constante qui doit soutenir la recherche continue
de la lumière du soleil, qui, certes, n’erre pas, mais réchauffe,
et qui est bonne ( du moins quand il fait froid ), même si elle ne sait
pas ce qu’elle est.

C’est ce errer qui est nécessaire pour ourdir le réseau signifiant
auquel nous sommes tous assujettis, mais comme des sujets capables de toujours
inventer si les hasards de la vie ( les traumas ), nous menacent de perdre la
direction et l’équilibre et d’offusquer la lumière du soleil.

C’est cet errer qui est nécessaire pour qu’il existe par exemple la
Psychanalyse. Comment pourrait-il, de fait, y avoir la Psychanalyse, sans les
formations de l’inconscient, sans les rêves, sans les symptômes,
sans les mots d’esprits, sans les actes manqués, sans les lapsus, sans
l’erreur, cette « réussite du discours »?

Errer est nécessaire.

Que serait la terre sans cette erreur déterminée de la nature
qui est l’être humain. L’homme est en réalité une erreur
de la nature, mais une erreur déterminée. L’homme est en réalité
une erreur de la nature, mais une erreur déterminée. Cet être
dénaturé parce qu’il parle, et qui parle parce qu’il s’est éloigné
de la nature, se faisant un être de désir, un être de langage
et du langage. C’est cette erreur qui fait exister la Psychanalyse et aussi
la Littérature et la Poésie. Sans les tropes, il n’y a pas de
psychanalyse, ni de littérature, ni de poésie.

Ce que les grecs appelaient trope, c’est la déviation qui se fait dans
le langage pour produire une figure de rhétorique. C’est l’erreur nécessaire
pour réaliser l’art du bien dire, de l’esthétique.

Samedi dernier j’ai fait à Salvador une intervention aux journées
de l’espace Moebius, une intervention dont le titre était « espace
et bords de la clinique ». Il est évident que la question de l’espace
ainsi que celle des bords, des limites, occupait mon esprit.

J’ai été surpris, en traversant le local du colloque de ne pas
voir de froides, autoritaires, et directes recommandations : « il est interdit
de marcher sur la pelouse », mais de me trouver devant des panneaux sur
lesquels on lisait : « je suis vivante: si vous marchez sur moi, ça
fait mal ». Voila une déviation, une erreur déterminée
qui produit une belle métaphore, qui consacre l’art du bien-dire.

Combien serait de fait ennuyeux le monde de nos paroles si tout se disait
dans le dénotatif strict des formalisations ou des recommandations légales.
Celles-ci disent les choses par elles mêmes, et non pas les unes par les
autres, comme dit Aristote dans sa « Rhétorique », avec les métaphores,
les métonymies, les synecdoques, les ellipses, les hyperboles…

Les hyperboles! Quel charme y aurait-il à dire : je t’ai téléphoné
trois fois et je ne t’ai pas trouvé, quand il est tellement plus savoureux
de dire : je t’ai téléphoné des millions de fois! Nous
sommes tellement profondément pris dans ce délice de la rhétorique
que nous serions embarrassés si nous devions faire un effort pour en
sortir. Comment ne pas dire « le soleil est né », pour annoncer
l’arrivée d’un jour nouveau? « Le soleil s’est levé »
? Mais nous sommes encore dans les tropes, dans la déviation, car le
soleil n’était pas assis ni couché pour pouvoir se lever.

La bonne littérature, la bonne poésie, qui apporte beauté
et grâce, c’est celle qui fait des tropes, des détours, mais qui
erre avec nécessité, avec des images déterminées
qui produisent de la beauté et bien-disent les choses.

Les stoïciens parlaient de tropes comme étant  » une suspension
du jugement « . Il est clair qu’ils avaient en vue un problème épistémologique
: la suspension du jugement sur les certitudes, sur nos connaissances.

Mais nous pouvons faire un trope, un petit détour et voir une analogie
de cette « suspension du jugement » avec la faculté de résister
à la tentation de dire la chose dans son immédiateté et
d’avoir la patience de chercher un détour, d’errer, d’errer avec précision,
pour bien dire.

Suspendre le jugement pour faire de la tropologie, pour dire avec art, avec
poésie.

« Suspendre le jugement ».

Comment ne pas faire un trope dans ce moment, un détour, et ne pas
penser comme Freud se référant à une autre suspension du
jugement, très particulière, qui selon lui l’a conduit à
l’invention de la psychanalyse? Choqué par l’histoire racontée
par son propre père du bonnet jeté dans le caniveau et de l’insulte
: « Descend du trottoir, chien de juif !, Freud n’eut pas d’autre recours
que de faire un trope, un détour et de suspendre son jugement – puisqu’il
ne pouvait ni garder l’image de héros qu’il avait de son père,
ni le condamner comme un lâche – et il a du errer à travers l’histoire,
trouvant refuge chez Hannibal, le héros des Termophiles, et depuis il
en fit son héros, substitut du père « qu’on ne peut mettre
en cause ».