Du baroque au néo-baroque : aux sources soloniales des temps post-modernes (le cas mexicain)
07 juin 2013

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GRUZINSKI Serge


1991: images

Soit un faisceau d'images et de sons dont les associations dessinent de surprenants dédales qui constamment se croisent et se recoupent. Ou comment passer de Greenaway à Madonna par le détour de la Nouvelle-Espagne, c'est-à-dire du Mexique colonial, puis du Mexique contemporain.

1. L'insistance avec laquelle le cinéaste britannique Peter Greenaway détourne la peinture et l'architecture baroque – Le Samson et Dalila de Rubens dans The Cook, the Thief and the Lover; Rome dans The Belly of an Architect...- n'a d'égal que la subtilité opiniâtre avec laquelle, son musicien préféré, Michael Nyman capture et remanie des structures musicales baroques. Droit sortie d'un tableau de Velazquez, la petite fille de Drowning by Numbers saute à la corde en comptant les étoiles. Elle énumère une liste d'astres fantastiques (Antares, Capella, Canopus Arcturus....) qui évoque à s'y méprendre les titres allégoriques des publications baroques que dévoraient les lecteurs d'Espagne et de Nouvelle-Espagne: Estrella del Norte, Imán de la devoción, Imagen Iris, Monte de oro .. Et Greenaway d'ajouter: ‘the costume of the skipping girl quotes the Spanish Infanta, the Inquisition…’.

2. Dans l'Espagne réinventée par le cinéaste Pedro Almodovar (En las tinieblas) les monastères du Madrid des années 80 ont renoué avec l'exubérance et les parfums entêtants des cloîtres du XVI le siècle baroque, peuplés de statues chamarrées que l'on habille dans l'exaltation du plaisir. Il n'y manque que les sorciers indigènes qui apportaient aux religieuses de la Nouvelle-Espagne leurs précieux psychotropes ou leurs herbes abortives…

3. Retrouvons au Mexique l'une des actrices d'Almodovar, la chanteuse de rock hispano-mexicaine Alaska dont les chansons écho aux arias du plus grand compositeur que la Nouvelle-Espagne ait compté, Manuel de Zumaya, tous deux puisant dans une même rhétorique religieuse les éclats d'un mysticisme échevelé ou d'un délire néo-baroque:

Zumaya ( 1685-1755 ) Alaska ( 1989)

‘Hoy sube arrebatada ‘Quiero ser santa..quiero ser

‘en alas de querubes ‘hallucinada y extasiada, tener

‘a iluminar las nubes, ‘estigmas en las manos, en los

‘la Reine celebrada. ‘pies y en el costado, quiero ser

‘ Por qué por si no subió? ‘santa, quiero ser beata, quiero

‘ Por qué? ~ Porqué no ascendio? ‘ser canonizada….Quiero ser en

‘No sube por virtud propia ‘claustrada y vivir martirizada,

‘Maria que es criatura ‘ quiero ser sanctificada..’

‘y hasta la más elevada necesita que

‘ la suban….’

4. Retour du futur: Les pyramides teotihuacanesques du Los Angeles 2019 de Blade Runner(Ridley Scott) ou la métropole gigantesque de Total Recall(Paul Verhoeven) -que traverse la créature post-moderne par excellence A.Schwarzenegger-, nous renvoient l'image de Mexico 1989, comme si la plus grande ville du monde, brouillant les chronologies et les ordres du temps, au mépris des frontières de l'imaginaire et la réalité, appartenait à la science-fiction sans cesser d'être Tenochtitlan, 1' ombilicus mundi.

5. Mexico/USA: en 1988, une date à retenir, la toute-puissante compagnie mexicaine Televisa organise un hommage expiatoire à la Vierge de Guadalupe et transforme le bunker de son centre culturel en basilique en y accrochant des centaines de répliques de l'image de la Vierge, offrant à un public médusé la même image indéfiniment répétée et récupérée. Cette apparente revanche de la sacralisation sur l'esthétisation, du temple sur le musée sous l'égide triomphaliste du grand commerce de l'image, présage une redistribution des cartes dont il est encore bien difficile de mesurer l'extraordinaire portée (1). En d'autres lieux, de part et d'autre de la Frontière, à mi-chemin de l'image électronique (Televisa) et de l'image baroque (la Guadalupe), les manifestations d'un art contemporain chicano et mexicain, populaire et figuratif, brodent obstinément autour du thème de la Vierge, du Christ, du coeur sanglant de Jésus, détournant l'iconographie coloniale mexicaine à la manière dont le peintre Frida Kahlo l'avait autrefois tenté.

6. Enfin Madonna, en quête de masque, s'apprêtant à s'approprier celui de Frida Khalo, superpose dans notre imaginaire deux images comme on superpose ex-voto et chromos.

A parcourir ces films, ces images et ces musiques, de Greenaway à Madonna via Schwarzenegger et Almodovar, on s'enfonce dans un espace tissé de citations et de fragments en train de cristalliser aujourd'hui sous nos yeux et à l'intérieur de nous. Cet espace nous attire irrésistiblement vers une plage obscure, ténébreuse de notre mémoire que pointe le titre du film d'Almodovar (En las tinieblas): le Baroque hispanique et américain, issu de la Contre-Réforme et du Nouveau Monde, comme si des pistes multiples le reliaient à notre post-modernité. Mais y aurait-il d'autres liens, d'autres ponts que ces rapprochements furtifs entre baroque et post-moderne ou plus exactement entre baroque et néo-baroque pour user d'un terme plus approprié au monde que nous allons explorer?

1520-1530: une société fractale…

S'ils existent, ce ne sont pas uniquement ceux qu'une approche européenne ou italienne tente de nous proposer(2). Car peut-on substituer le terme néo-baroque à celui de post-moderne sans prendre en compte la prodigieuse inventivité de la civilisation baroque qui ne saurait se réduire à ses versions européennes, fussent-elles méditerranéennes? Comment faire l'impasse sur l'expérience coloniale ibéro-américaine qui trois siècles durant a transplanté sur le sol du Nouveau Monde la société et la culture occidentales, sécrétant au contact des populations indiennes un univers sans précédant qui n'a cessé d'évoluer aux confins de la modernité?

Soit à nouveau une image: celle de la ville de Mexico-Tenochtitlan en 1525 Prise par les Espagnols quatre ans plus tôt, c'est une agglomération à la fois en ruine et en construction, sans qu'on puisse distinguer les décombres des chantiers; divisée théoriquement en deux secteurs indien et espagnol, c'est en fait un conglomérat de petits châteaux forts médiévaux surgis au milieu de l'ordre rigide d'un plan en damier; dans cette imbrication de palais fortifiés aménagés avec les pierres sculptées arrachées aux temples des idoles se frôlent la masse indienne des domestiques et des concubines, les solides esclaves noirs, les envahisseurs blancs aux cris incompréhensibles… Mexico 1525, c'est l'origo mundi et non plus 1'umbilicus mundi des Mexica, la traduction urbanistique d'une formation sociale et culturelle tout à fait singulière: la société fractale. Embryonnaire, inachevée, incertaine de son avenir, cette formation étrange est le produit de la juxtaposition brutale de deux sociétés éclatées: les envahisseurs, groupe à dominante européenne, instable, quotidiennement plongé dans l'inconnu et l'imprévisible; les vaincus qui survivent dans des ensembles mutilés, décimés par la guerre et les épidémies. La diversité des composantes ethniques, religieuses, culturelles, l'incidence élevée du déracinement, l'emprise limitée ou nulle de l'autorité centrale – déléguée ou trop lointaine car l'empereur Charles Quint est souvent à Bruxelles- l'étendue décuplée des distances océaniques et continentales, la prédominance de l'instabilité, de la mobilité et de l'irrégularité multiplient des phénomènes dont le caractère chaotique ou pour mieux dire fractal s'impose à l'attention.

Des sociétés fractales avaient émergé dans les îles des Caraïbes après 1492; elles écloront dans le courant des années 1530 dans le Pérou des guerres civiles (3). Dans ces milieux trop neufs et en gestation dont le Mexique des années 1520 constitue l'archétype, les rapports sociaux et les rôles culturels sont exposés à des court-circuitages de toutes sortes et à des turbulences incessantes: rupture d'obéissance, pagaille administrative, conflits ouverts ou larvés, semi-guerres civiles ou guerres sanglantes. Dans ces univers chaotiques, à des échelles fort distinctes – celle de l'individu, du groupe ou de la population locale- les comportements échappent sans cesse aux normes et aux habitudes en vigueur sur la péninsule ibérique. Les impératifs de la survie imposent une distorsion des rapports sociaux et humains. L'affaiblissement ou l'effacement de la norme se manifeste par des dérapages de toutes sortes, par la fréquence extrême du blasphème, la violence meurtrière et quotidienne exercée à l'encontre des indigènes ou encore par la prédominance du concubinage. Les chroniqueurs de l'époque rendent la labilité des liens sociaux par une multiplicité de termes (parcialidad, bandería, bando) qui tous évoquent le heurt et l'éparpillement des factions autant qu'ils renvoient à la précarité, à l'intermittence et au renversement des alliances entre les groupes et les êtres.

Mais retenons que l'expérience fractale devait marquer à jamais les cultures coloniales. D'une part, parce qu'elle consacre la prédominance de la ‘réception fragmentée’ car l'invasion déclenche inlassablement pour les deux camps la perte, la dissolution des répères originels -africains, méditerranéens, préhispaniques- et l'élaboration de nouvelles marques. Cette dynamique de la perte et de la reconstitution se traduit par une réception intermittente et fragmentée des cultures en présence: un enfant noir immergé dans la Nouvelle-Espagne captera à travers la mémoire de la mère africaine quelques souvenirs d'Angola ou de Guinée, il y ajoutera des comportements partiellement copiés des Blancs créoles ou métropolitains et ‘collera’ sur l'ensemble des lambeaux de culture indigène adoptés à travers la nourriture, les soins du corps ou les rites thérapeutiques. Entre ces fragments et ces éclats l'enfant tissera des analogies plus ou moins poussées, plus ou moins superficielles, fruit du hasard des rencontres et des trouvailles qui jalonneront, s'il survit, son itinéraire personnel.

Cette réception fragmentée et intermittente façonne chez les survivants une sensibilité, une dextérité de la pratique culturelle, une mobilité du regard et de la perception, une aptitude à combiner les fragments les plus épars qui se manifeste au XVIe siècle de manière éclatante dans l'art indigène. Dédaigné parce que kitsch exemplaire et génial pour cette raison (4), cet art organise de toutes les façons possibles le chaos produit par le chevauchement des formes préhispaniques (dont les Indiens commencent à oublier les sens et la fonction) et des emprunts incompris et distorsionnés aux styles de l'Europe médiévale, chrétienne, musulmane et renaissante, que répercute le truchement appauvri de la gravure. Ainsi en va-t-il de la sculpture. Quand il est sculpté par des Indiens, le coeur sanglant qui orne le blason des franciscains apparaît semé de glyphes circulaires qui naguère manifestaient l'eau précieuse jaillie des victimes sacrifiées. Ce ne peut donc être le coeur du Christ au sens où l'entendaient les religieux européens qui pourtant toléraient et encourageaient ces sculptures, mais ce n'est déjà plus le coeur des Indiens immolés dont ces artistes christianisés ne pouvaient nourrir que des réminiscences approximatives et lointaines. Quand dans la seconde moitié du XVle siècle les peintres du Codex de Florence et d'autres ouvrages analogues s'efforcent, à la demande des religieux espagnols, de restituer l'image des coeurs arrachés aux sacrifiés, leurs hésitations entre une iconographie indienne et un modèle européen en disent long sur les remaniements et les glissements qui s'opèrent alors dans les esprits (5). En ce cas mais en bien d'autres également la rencontre des formes s'accompagne d'un télescopage des sens qui oblige à substituer au cliché usé, au fantasme de l'incontournable héritage préhispanique l'étape fondatrice de cet ‘entre-deux’ surgi dans les turbulences d'un monde chaotique et fractal, origo novi mundi.

1539: le brouillage de la mimésis

En 1539, vingt ans après l'arrivée des Espagnols, des milliers d'Indiens reconstituent et interprètent la Prise de Rhodes et la Conquête de Jérusalem en édifiant des répliques de villes musulmanes, en montant une flotte grandeur nature de navires à roulettes qui croisent au coeur de Mexico, bref en recréant de gigantesques Dysneylands de la Croisade (6). Ces spectacles opéraient la transposition de l'imaginaire occidental en Amérique. La croisade contre les Turcs – qui prirent Rhodes en 1521 – était une des obsessions majeures des Européens qui n'eurent de cesse que de la faire partager aux Indiens. Mais le procédé déclencha des effets pervers. Pour les missionnaires et les conquistadores ces représentations appartenaient à la logique de la représentation puisqu'elles étaient censées reproduire des spectacles et des images ibériques. C'était l'imitation provinciale et périphérique d'un original métropolitain. Par contre, pour les Indiens qui construisirent et montèrent les décors, qui fabriquèrent les costumes et ‘jouèrent’ le spectacle il en allait tout différemment. Parce que d'une part, les signifiés- cette île grecque prise par les Turcs, la pratique séculaire de la croisade, la conception même de Lieux Saints- leur étaient visuellement et conceptuellement inconnus. D'autre part, parce que la pensée indienne ne distinguait pas entre l'acteur et le personnage: représenter pour les Nahua c'était être. Le monde indigène est à cet égard bien davantage un monde de la métonymie que de la métaphore. Peut-être même n'est-ce qu'un monde de la métonymie. L' ixiptla des Nahuas, même si on a voulu le traduire par ‘image’, n'appartient pas a la mimésis, c'est un fragment prélévé sur le continuum qui nous cerne et dont nous ne sommes qu'une émanation. Ainsi cette greffe d'imaginaire occidental n'opérait-elle qu'en brouillant le jeu habituel du signifiant et du signifié car les Indiens qui en étaient les acteurs ~au sens occidental du terme) évoluaient par la force des choses dans leur logique de l'hyperéel, non dans une logique mimétique. Les spectacles de 1539 ne renvoyaient à rien d'autre qu'à eux-mêmes et il faut peut-être aujourd'hui se tourner vers le Dysneyland de Tokio pour découvrir une aussi gigantesque machine et un aussi grand investissement tournant à vide, car pareillement arrachés au contexte occidental qui leur assignait son sens originel (7).

1600-1750: métissages baroques

Le brouillage de la mimesis, la prédominance de la réception fragmentée, le kitsch indigène surgissent dans la première société coloniale. Ces traits vont se multiplier et s'intensifier au fur et à mesure que les métissages entraîneront la société mexicaine dans ses dédales et ses tourbillons. A partir du XVIIe siècle ils se mettent à régir l'ensemble de l'évolution culturelle des groupes qui composent la société coloniale. Surmontés les vertiges de l'étape fractale, la Nouvelle-Espagne s'affirme comme un monde singulièrement hétérogène. C'est d'abord une société pluri-ethnique: se promener dans Mexico vers 1600 c'est découvrir l'hallucinante préfiguration de ce qui sera à l'ère industrielle la réalité des grandes villes des Etats-Unis, puis de nos jours le décor quotidien des capitales européennes. Dans la métropole de l'Amérique qu'est alors Mexico Européens et créoles, Indiens et métis, Noirs et mulâtres, Asiatiques même se côtoient. Société pluri-culturelle, la Nouvelle-Espagne abrite une myriade de cultures. Du côté des envahisseurs: la mosaïque ibérique avec ses conversos (juifs convertis), ses Levantins (de Méditerranée orientale), ses Européens ( le premier imprimeur de la ville de Mexico est un Italien, les peintres et les sculpteurs de la fin du siècle sont flamands, germaniques…). Du côté indigène: des dizaines de groupes et de langues, certaines aussi distinctes l'une de l'autre que le basque peut l'être de l'allemand. Ajoutons les Noirs que la traite portugaise expédie de Guinée, d'Angola, du Mozambique et les ‘Indiens Chinois’ qui réunissent sous cette appellation générique les différentes ethnies des Philippines, des sujets de Canton et parfois de l'Inde. Mais n'oublions pas que le croisement culturel et biologique qui brasse vigoureusement tous ces groupes plonge ses racines dans l'expérience médiévale des métissages ibériques. Non seulement la péninsule a compté une longue tradition de coexistence, d'affrontements et d'échanges entre les mondes musulman, juif et chrétien, mais la présence sur ce sol d'indigènes des Canaries, d'esclaves africains, d'Egyptiens, c'est-à-dire des gitans, a encore enrichi et compliqué la mosaïque. Ces précédents historiques ont probablement facilité et précipité les métissages du Nouveau Monde même si le phénomène n'a jamais perdu le lot d'imprévu et d'imprévisible, et donc d'incontrôlable que partout il charrie. Parce que le métissage américain est un désordre qui possède ses lignes de force et ses récurrences et qu'il constitue la réponse biologique et culturelle engendrée par les sociétés mutilées et déracinées du XVle siècle, il apparaît comme l'un des principaux héritages de la première société fractale. Enfin processus créateur – il n'accompagne pas un processus de re-composition sociale, mais de composition sociale-, il donne le pas à l'expérience des sens sur le conceptuel dans la mesure où le métissage des corps et le métissage des objets précèdent le métissage des langues et des croyances.

Domination coloniale, espace américain et métissage favorisent à l'échelle individuelle le brouillage des identités: à côté des identités plaquées par l'envahisseur (Espagnols, Indiens, chrétiens, idolâtres), des identités alternatives que revêtent les membres des noblesses indigènes qui selon les contextes savent se conduire en idolâtres ou en chrétiens, en Indiens, en Espagnols ou en métis, prolifèrent toutes sortes d'identités métisses, toutes fruits d'une réception fragmentée. Elles prêtent aux individus qui échappent à la déculturation et à la mort physique la capacité de se produire dans des milieux socioculturels distincts et de jouer sur plusieurs personnalités à la fois. C'est le cas, notamment des bigames qui prospèrent malgré la vigilance de l'Inquisition, abandonnant un milieu métis de la capitale pour la population indigène d'une bourgade minière dans les déserts du nord. Les choix de vie des Indiens et des métis qui maquillent leurs origines en fonction de leurs intérêts tracent des labyrinthes où l'on s'égare vite mais qui sont les racines lointaines mais incontestables de toutes les frontières d'aujourd'hui: l'un se fait passer pour métis pour échapper au tribut et aux charges qu'impose la communauté indigène, l'autre, par contre, se rend à la paroisse des Indiens vêtu comme tel pour acquitter des droits paroissiaux plus modiques; de la même façon tel ou tel revendique ou feint la qualité d'lIndien pour échapper à l'Inquisition qui ne peut poursuivre les Indigènes, ces éternels irresponsables. La couronne espagnole tente en vain, deux siècles durant, de répertorier les formes de métissages tandis que des peintres s'attellent éperdument, en peignant les tableaux de castas, à fixer l'image des mélanges. Peine perdue, pas plus le stéréotype que les séries picturales ne rendent compte des infinies fluctuations de la réalité.

Ce métissage des êtres et des apparences se manifeste par la création incessante d'hybrides, d'objets inclassables, chaotique, éphémères ou non, difficiles à répertorier, en mouvement perpétuel et dont l'historien a le plus grand mal à rendre compte, pour ne pas parler de l'anthropologue qui a longtemps superbement méprisé ces zones interlopes qui n'avaient ni les prestiges de l'’archaïque’- comme le précolombien- ni ceux de l'authenticité-comme l'indien de la jungle et de la Sierra.

Comment ce monde colonial et métissé en vient-il à produire une civilisation baroque et à s'inserer dans un cadre politique et religieux qui durant plus d'un siècle et demi paraît plus enclin à tolérer ou à profiter de cette prolifération d'hybrides qu'à chercher à uniformiser les êtres et les formes, Là encore surgissent des données aux résonances familières. La civilisation baroque en Nouvelle Espagne est une culture de l'inertie intellectuelle et du consensus. on est frappé par l'absence de débat idéologique, de recherche intellectuelle comparables à celles qui s'épanouissent dans l'Europe du XVIIe siècle: ni Descartes, ni Pascal ni Campanella le visionnaire. On y verra les effets du bon emploi de l'Inquisition qui plus par sa simple présence appuyé sur un lent travail de sape que par une répression sanguinaire obtient d'éliminer toute dérive intellectuelle: l'autocensure prédomine et plus exactement le consensus étayé sur l'appui populaire dont jouit le Tribunal du Saint-Office au jeu subtilement démagogique. Le monde baroque américain est trois siècles durant ( 1520/1820) un monde sans guerre au sens européen du terme si l'on excepté les échauffourées aux frontières contre des Indiens barbares Les étrangers qu'on craint sont ceux de l'intérieur: marranes, immigrés portugais, Indiens idolâtres, nègres cimarrons… Inertie idéologique et pax hispanica expliquent que les affrontements éclatent ailleurs: dans les rivalités politiques au sein des élites dirigeantes ou les conflits sociaux et ethniques au sein des populations mélangées. Dans ce contexte l'Eglise et le christianisme défini par le Concile de Trente au milieu du XVle siècle constituent la référence acceptée du plus grand nombre et surtout inlassablement réinterprétée par tous. C'est pourquoi la communication pauvre ou bloquée dans le registre idéologique et intellectuel emprunte et privilégie des voies non discursives: le geste, le corps, le sexe, le jeu ou l'image.

1600-1800: images baroques

Alors que Naples et la Méditerranée exaltent passionnément le corps du saint et les reliques (Sallmann 1991), la culture baroque de la Nouvelle-Espagne est fondamentalement une culture de l'image. La société coloniale est un univers envahi et truffé d'images, et massivement d'images religieuses: à la différence du monde ibérique, on n'y rencontre que peu d'images profanes en circulation. C'est aussi, techniquement et esthétiquement, une image conventionnel le et standardisée, souvent produite en série dans les ateliers des peintres coloniaux et les villages indigènes. Ce qui incite les historiens de l'art colonial -qui ne sont que des historiens de l'art- à déplorer les carences esthétiques, la répétitivité et… la commercialisation de la production baroque (Toussaint:1982) sans se rendre compte que c'est là précisément que réside sa troublante actualité. Parce qu'elle est majoritairement une image miraculeuse, l'image baroque n'est pas la réplique d'un modèle. Elle ne fonctionne donc pas dans une logique de la mimésis, étant avant toutes choses une présence vivante. La Vierge de Guadalupe n'est pas une reproduction de la Vierge ibérique qu'on adore sous le même nom dans les montagnes d'Estrémadure; c'est La Vierge qui descendue du ciel s'est territorialisée, en élisant expressément comme lieu de vie la terre mexicaine… L'image rend présente l'hyperréalité de la divinité et brouille par sa proximité et son immanence toute tentative d'opposer la réalité à la fiction. L'image qui pour nous n'est que représentation d'un prototype fictif opère, aux yeux des fidèles mexicains, le dévoilement de la réalité ultime du Mexique.

L'omniprésence de l'image en Nouvelle-Espagne s'explique par la mise en oeuvre précoce par l'Eglise de politiques de colonisation et d'acculturation passant davantage par le déploiement d'images que par les discours. En témoignent les lancements successifs, raté (1556), à demi ratés puis pleinement réussi ( 1648) du culte de la Vierge de Guadalupe dont l'image apparut d'une nature si prodigieuse que pour la décrire les exégètes baroques furent contraints d'inventer avec des siècles d'avance les catégories de photographie, d'hologramme et d'image de synthèse… Ces interventions et ces inventions ecclésiastiques favorisèrent et stimulèrent une communication dominée par l'image, seul instrument capable d'introduire des références communes et polysémiques dans un creuset où la communication linguistique et culturelle se heurtait à d'innombrables écueils. Mais l'image baroque savante qui visait à s'imposer comme un dénominateur commun à l'ensemble de la société n'aurait été qu'un placage sur une réalité exotique si l'héritage indigène de l'ixiptla n'avait maintenu vivant le principe, ou plutôt l'intuition d'une présence divine dans l'objet, par-delà et malgré l'effacement des traditions iconographiques et artistiques de l'époque préhispanique. Enfin le culte populaire et méditerranéen des images introduit par les paysans, les artisans et le menu peuple de la péninsule ibérique servit de liant et de trait d'union entre l'image des théologiens et 1' ixiptla des Indiens.

L'image baroque devint immédiatement l'objet d'une consommation massive avec les détournements, les captures, les distorsions de toutes sortes qu'implique n'importe quelle consommation. Les consommateurs d'images, Indiens, Espagnols, Noirs, Métis, mulâtres, quels qu'ils fussent, se révélèrent toujours extraordinairement actifs multipliant appropriations, bricolages, perversions, délires et dérapages… C'est dans ce bouillonnement qu'éclatent les décrochages et les court-circuits que matérialise l'iconoclasme individuel et plus rarement collectif. Or, dans le monde baroque, l'attentat contre l'effigie se retourne toujours au profit de l'image, comme si l'iconoclasme n'était qu'un moyen inattendu, paradoxal mais souverainement efficace de réaffirmer, fût-ce en creux ou en négatif, une sacralité qu'on ne salit jamais impunément. C'est ce que clame la fresque d'Atotonilco (1773) qui met en scène le supplice réservé au Sacré Coeur, fouetté par deux bourreaux qui en expriment des giclées de sang.

L'image baroque est un objet qui vit, une chose qui parle, un être qui se déplace ou qu'on punit, qu'on injurie, auquel s'adressent les formes les plus extrêmes d'amour et de sadisme, un sadisme qui affleure d'ailleurs autant chez Greenaway, Almodovar que dans l'art chicano-mexicain. L'image baroque est donc en quelque sorte également un corps ( ou un coeur). images, corps et objets dominent depuis l'origine la communication et les échanges au sein de la société mexicaine coloniale, comme ces torses tatoués transformes en retables polychromes (=corps+image+objet) sur lesquels les Inquisiteurs scrutaient la moindre forme hérétique. Présents dès les premiers contacts sur les plages brûlantes de Cozumel et de Vera Cruz ( 1519), repères minimaux dans les turbulences de la période fractale, les objets – métaux travaillés, parures, sexes de femmes, outils, muscles des esclaves, nourritures ont constitué l'élément fondateur de l'échange et des métissages au rythme du troc, des interprétations et des réinterprétations. Comme celle de l'ixiptla, la conception indigène de l'objet (ou du moins de ce qui en tient lieu) attribuait une présence et une énergie aux manifestations fragmentées d'une création multiforme où les règnes animal, végétal, minéral et humain coexistaient sans solution de continuité. Entre la pensée indigène, les magies méditerranéennes qui animaient les choses et la théologie catholique de l'image peinte ou sculptée les interférences ne devaient plus cesser. Elles cristallisèrent pour des siècles des imaginaires baroques.

1700-1800: imaginaires baroques

Les images baroques ne s'animent et n'agissent que si on les restitue aux imaginaires qui les ont portées. Elles n'opèrent qu'au sein des échanges tissés entre leurs multiples supports, les esprits et les corps. Au reste il y a autant d'imaginaires que de groupes ethniques et de milieux sociaux, mais tous partagent à un degré ou à un autre la nature métisse et syncrétique de la culture coloniale. Changeants et mobiles, ils se déploient de manière autonome, implicite et inconsciente, sans que les groupes et les individus aient sur eux une prise directe. Les imaginaires possèdent chacun une temporalité propre: c'est ainsi que la présence de la Vierge de Guadalupe au Mexique fut fixée par la légende (1648) dans les mémoires collectives à 1531, date fictive et pourtant incontournable: il y aura donc à jamais un ‘avant l531’ et un ‘après 1531’. Les imaginaires sont dotés de leurs propres mécanismes de régulation qui vont de la fétichisation -par oblitération du processus historique d'apparition au profit de la fiction, voyez la Guadalupe (Gruzinski:1990)-, la censure, I'auto-censure, le balisage du profane et du religieux ou l'effacement de ces distinctions. L'imaginaire baroque multiplie les univers virtuels en brouillant les frontières du réel et de la fiction et en entretenant un état hallucinatoire chronique. En cela il prolonge, en l'amplifiant, le brouillage de la mimesis déclenché au XVle siècle par la situation coloniale. C'est précisément parce qu'il détourne de la réalité vécue vers une fiction qui est aussitôt assimilée à une surréalité, à une sphère hyperéelle car divine, que cet imaginaire est efficace. Pour y parvenir, faute des moyens qu'aujourd'hui l'image de synthèse met à notre disposition, l'imaginaire baroque, somme et articulation des imaginaires qui le configurent, télescope les dispositifs et les pratiques les plus incompatibles. L'imaginaire naissant d'une attente nourrie et assortie de miracles, I'Eglise baroque, jésuites en tête, a su magistralement exploiter tout ce qui était expériences visionnaires et oniriques. Les aller retour en l'enfer ou au paradis deviennent monnaie courante chez les fidèles de toutes origines. Qu'un curé meure en odeur de sainteté et un coeur apparaît sur sa tombe, ‘pendiente sobre su cuerpo de grandísima hermosura y resplandor, con muchos rayos de una luz maravillosa’. L'espace manque pour évoquer à ce propos la banalisation du miracle (partout inlassablement recensé et monté en exergue), de la vision et de l'hallucination dans la société mexicaine coloniale. L'image miraculeuse abolissant la dichotomie signifiant/signifié, elle est présence immédiate et cette évidence ( plus que croyance) est alimentée par le miracle qui réaffirme quotidiennement cette vérité à travers l'expérience des sens.

En marge du miracle reconnu et authentifié ou du miracle sauvage combattu ou plus souvent toléré, règne la consommation des hallucinogènes. Cet usage préhispanique qui s'est diffusé à partir du XVIIe siècle dans toutes les couches de la société coloniale n'exerce pas seulement une incidence profonde sur la manière dont les populations construisent leurs réalités. Il ajoute aux ressources de la croyance l'appoint des psychotropes, déclencheurs à volonté d'excursions dans le surréel. La société coloniale mexicaine est une société hallucinée: Indiens, Noirs, métis, mulâtres et ‘pauvres Blancs’ consomment ou consommer des plantes et des champignons. L'absorption de la drogue hallucinogène et la production onirique sont évidemment aussi l'affaire du corps et réintroduisent sous nos yeux la trilogie: corps/plante-objet/image. Il y a un corps baroque comme il y a un imaginaire baroque: le regard consomme des images et des lumières comme le corps tatoué d'images pieuses, retable de chair, lacéré des plaies ouverts par les fouets à clous, consomme les encens, les sons, les plantes.

D'autres consommations surgissent aux antipodes des rites privés et clandestins, celles qui accompagnent les mises en scènes multitudinaires où toutes les ressources chromatiques (l'or des retables, le scintillement des cierges, la couleur des broderies indigènes, le brillant des soieries d'Asie, le chatoiement des brocarts….) musicales, dramatiques et picturales sont périodiquement associées pour fêter une image prodigieuse, célébrer une grande fête liturgique – la Fête-Dieu par exemple-, un autodafé ou une canonisation. La cour, le clergé, les marchands, les caciques indigènes, les foules de sang mêlé et d'lndiens communient dans un consensus social et culturel qui brasse les imaginaires officiels et souterrains. Ces imaginaires s'articulent entre eux d'autant plus naturellement que tous tendent à mêler le profane et le sacré, à confondre la fiction et la réalité sensible sans qu'un clivage insurmontable ne vienne séparer les sensibilités populaires de celles des élites lettrées. Les dévotions circulent de haut en bas et de bas en haut: les chanoines de Mexico récupèrent le culte populaire et indigène de la Vierge de Guadalupe au XVlle siècle, les jésuites au XVIIIe siècle promeuvent la dévotion au Sacré Coeur de Jésus. Le catholicisme tridentin dans sa version hispanoaméricaine est assez souple et rusé pour composer un imaginaire de référence qui tolérerait des espaces autonomes d'expression et de création syncrétique, à condition, bien évidemment, qu'ils se déploient dans un cadre catholique, que les déviances demeurent des ‘enfantillages d'indigènes’ et se cantonnent dans l'ordre de l'esthétique, de l'affectif, des sens et du spectacle.

1800- 1991: sans transition, vers le néo-baroque ou le post-moderne

Si le Mexique fractal prépare la Nouvelle-Espagne baroque, celle-ci ne débouche pas sur la modernité malgré la greffe brutale opérée par les Bourbons de la seconde moitié du XVIIIe siècle et leurs bataillons d'intendants à la franc,aise, fausse parenthèse néo-classique. L'lndépendance (1821) favorise la continuation et même l'exacerbation d'une tradition baroque qui des dévotions populaires, rurales et indigènes au kitsch petit-bourgeois et urbain mène droit au XXe siècle. Sous le vernis du libéralisme, du positivisme et de la laïcité, les imaginaires perdurent en proie à de nouveaux métissages, à d'autres colonialismes, appuyés par un clergé qui n'a jamais peut-etre été aussi puissant maintenant qu'il est libéré de la tutelle du pouvoir de l'état. La dévotion du Sacré Coeur illustre à merveille l'essor d'un culte qui au cours du XlXe siècle abandonne les cercles ecclésiastiques qui l'avaient introduit pour se répandre dans des milieux populaires. Mais on peut également se demander si le Sacré Coeur n'a pas pris, au moins partiellement ,la succession de la Fete-Dieu, la célébration du Corpus Christi; la fete baroque par excellence qui rassemblait l'entière sociéte coloniale. Avec la disparition de la Nouvelle-Espagne et la mort institutionnelle d'une societé dont les idéologues étaient des théologiens, le Sacré Coeur aurait-il capté une partie de ce que polarisait le Corpus en répondant aux exigences débridées d'un expressionisme baroque dont le XlXe siècle recèle de nombreux exemples? Toujours est-il que loin d'etre un symbole mystique et encore moins une métaphore, le Sacré Coeur donna au corps baroque une densité nouvelle, une intensité jamais atteinte, allant jusqu'à se juxtaposer à la thématique, elle aussi centrale, de la mort baroque (dans le Polyptique de la Mort de Tepotzotlán). L'absence au Mexique de révolution industrielle, d'alphabétisation et de démocratisation à l'européenne ménage des vides que les imaginaires anciens continuent d'investir avant d'etre relayés par l'image cinématographique et télévisée.

Ainsi l'histoire du monde colonial hispanique ne serait pas qu'un réceptacle de survivances, de détritus archaïques échoués sur le sol américain: le ‘féodalisme’, par exemple, ou l'inquisition dont il reste impérativement à réévaluer le role comme instrument de stabilisation culturelle dans le maelstrom des métissages. La denonciation de l'archaïque pour l'époque coloniale et des carences du XIXe siècle ne serait-elle pas l'effet d'un double aveuglement? Il n'est guère possible de parler d’'archaïque’ ou de ‘survivance’ si l'on considère de près l'expérience américaine coloniale, où tout a été redéfini, revécu, recalibré, réexpérimenté dans un contexte nouveau et sans précédent. On a pris pour de l'archaïque ce qui était moins une réaction, un repli frileux vers le passé que le face-a-face avec la modernité européenne (sous la forme de la Renaissance au XVle siecle puis du despotisme éclairé du XVllle siècle), affrontement créateur et producteur de métissages et d'hybrides. Tout comme on peut se demander si les carences du XlXe siècle, si incontestables soient-elles, ne doivent pas etre assimilées à des sortes de courts-circuits, à des ‘économies’ culturelles qui feraient passer sans transition d'un monde baroque prolongé qui n'en finirait plus de s'éteindre tout au long du XlXe et du XXe siècle, au monde néo-baroque de la post-modernité. La civilisation baroque coloniale ne préparerait-elle pas l'age néo-baroque? Et ne le préparerait-elle pas d'autant plus aisément qu~elle n'en est pas séparée par la longue gestation de l'ère industrielle avec ses métamorphoses, ses ruptures et ses révolutions? Ne pourrait-on dans cette perspective evaluer le role des sensibilités, de l'affectif et, d'une manière plus générale, I'influence des imaginaires et des combinatoires d'origine baroque dans l'accès à des systèmes, ou dans la production de systèmes culturels et d'imaginaires contemporains? Les imaginaires coloniaux comme ceux d'aujourd'hui pratiquaient la décontextualisation et le réemploi, la destructuration et la restructuration des langages. Le brouillage des références, la confusion des registres ethniques et culturels, le chevauchement du vécu et de la fiction, la diffusion des drogues, la pratiques du remix sont autant de traits qui rapprochent sans les confondre, car l'histoire ne se répète pas, imaginaires d'hier et d'aujourd'hui. Tous sont incontestablement issus de l'univers fractal né au contact des trois mondes et que perpetuent dans toute l'Amérique latine les situations de frontière. Sinon comment interpréter sur les grandes terres du baroque américain, le Mexique et le Brésil, le fantastique essor de l'image télévisée qui pour la première fois permet à ces pays de se lancer à leur tour dans une expansion conquérante?

Sinon comment expliquer, également, les résurgences esthétiques qui traversent l'art chicano-mexicain d'aujourd'hui, les références religieuses et les manipulations d'images sacrées (chez des peintres comme Nahum B. Zenil (8), les apparentes profanations (dont on a vu qu'elles n'étaient dans le contexte baroque que réaffirmation d'une écrasante et enveloppante sacralité), ou encore la plongée dans un monde d'apparences sans fond ni consistance, un monde fabriqué par les images où le Christ sanglant de Ruben Ortiz domine le code-barre des caisses de supermarché? Le corps néo-baroque qui s'étale sur les toiles de Adolfo Patino ou Jaime Palacios serait-il le pendant ou l'alternative au corps électronique de la post-modernite (9)?

Impuissant à répondre à ces questions et à comprendre le présent, l'historien ne peut que parcourir le passé, peu importe en quel sens. Reste à savoir s'il projette à son insu sur le Mexique baroque une vision post-moderne qui l'inciterait à privilegier certaines lignes de force aux dépens d'autres? Ou s'il est capable d'exhumer de ce monde disparu de quoi mieux aborder les syncrétismes et les metissages de la post-modernité et rendre à la ‘Première Amérique’, l'Amérique fractale et baroque, un peu de la paternité de notre fin de siècle et du siècle qui bientot va s'ouvrir? Au spectateur-lecteur la tache de repérer dans les oeuvres présentées les attitudes, les interrogations et les esquives dont nous avons tenté d'ébaucher l'archéologie, ou plutot une archéologie possible….

Serge Gruzinski


(1) Mais cette sacralisation victorieuse est aussi une sacralisation amputée, ce qui la distingue de ses états antérieurs, tel le qu'el le s'exerçait dans les temps préindustriels et meme proto-industriels. ll en va de meme du temple.