"Sublime, forcément sublime… Christine V."
Dans l’article écrit pour le journal "Libération",
le mercredi 17 juillet 1985, Marguerite Duras dans son scénario imaginé
à partir de "son enquête" quant au meurtre du petit
Grégory donne pour responsable du meurtre la mère, Christine V.
Le sublime tient en ce qu’une "femme des collines nues" aurait pu
à la fois dépasser sa condition – "seul moyen pour
sortir de là" – et poser une équivalence dans le malheur
: elle, "victime (possible) de traitements injustes", elle, faisant
tuer un homme par son homme, elle, créant chez son homme une "douleur
abominable". "Ce crime c’est un désert comme la colline nue
; il n’y a personne dans ce crime… " ; "Ce crime a fait penser
tous les habitants du pays, tous les habitants sont devenus intelligents avec
ce crime, les criminels comme les spectateurs… " ; "La justice
paraît insuffisante, lointaine, inutile même, elle devient superfétatoire
du moment qu’elle est rendue… elle cache l’horizon du crime et, disons
le mot, son esprit. Le mouvement de l’intelligence défait l’ordre judiciaire."
"La mise à mort de l’enfant par sa mère, je ne sais pas
son nom, je ne sais pas appeler ce crime… "
Ce dépassement, Marguerite Duras l’écrit : "la douleur".
Dans cette chose écrite – "le mot écrit" ne
convient pas dit-elle et elle parle de "désordre phénoménal
de la pensée et du sentiment" – il y a dans ce texte un glissement
du corps au mot : "le battement dans les tempes" cède peu à
peu la place aux souvenirs douloureux, par "l’absolue douleur de la pensée",
puis l’élaboration discursive emplit le roman pour se terminer
:
"Je m’appelle Aurélia Steiner.
J’habite Paris où mes parents sont professeurs.
J’ai dix huit ans.
J’écris."
De même Dostoïevski, dont la femme rapportait qu’il ne se mettait
jamais aussi bien à l’ouvrage, à l’opus, à l’écrit,
qu’une fois qu’il avait tout – et même plus – perdu au jeu… une fois
qu’il ne lui restait plus qu’à payer-de-sa-personne.
La douleur, Lacan en fait un corrélat de l’acte éthique, peut-être
parce qu’il l’a auparavant définie comme n’étant pas simplement
dans le registre des réactions sensorielles mais liée à
la motricité, survenant à la place d’une réaction motrice,
d’une réaction de fuite, ici impossible. (" L’Éthique de
la psychanalyse " , 1959-60, notamment leçon du 20 janvier).
Il y a dans la sublimation la notion d’élévation ; toutefois
n’est pas toujours dans la direction du sublime – " le changement d’objet
ne fait pas forcément disparaître bien loin de là, l’objet
sexuel – l’objet sexuel, accentué comme tel, peut venir au jour dans
la sublimation " (l’Éthique), et Lacan cite ici un poème,
aux limites de la pornographie et de la scatologie pour l’époque, poème
écrit pour sa Dame par un troubadour. C’est-à-dire, il faut mettre
l’accent sur ce fait ici assez remarquable : il apparaîtrait, d’après
ce que nous comprenons, que la sublimation ne serait pas une entité isolée
et exclusive, elle porterait sur quelque(s) élément(s) mais elle
n’empêche pas, elle n’invalide pas la névrose et le refoulement,
à côté ou bien mêlée avec elle.
Et même la question du mal peut se trouver logée, que ce soit
dans le sublime ou dans la sublimation : " Dans sa recherche anxieuse de
la source du mal " (l’Éthique), l’homme se trouve devant trois choix
: l’oeuvre (c’est la position de renonciation) ; … la matière (c’est
la pratique de la perfection dans la théologie cathare… le mal est
dans la matière)… et le mal peut être aussi dans la Chose – das
Ding – comme ce qui est " au coeur du mythe de la création…
". (Lacan cite aussi dans ce dernier cas certaines sagesses, tel le taoïsme
dans lesquelles toute oeuvre est par elle-même nocive).
La notion d’élévation s’en trouve singulièrement interrogée,
notamment quant à la création et quant à l’oeuvre.
Il est toutefois intéressant de noter que le terme utilisé par
Freud – Sublimierung – est un terme d’origine latine : Sublimis
est ce " qui va en s’élevant, qui se tient en l’air ", avec
l’idée de limen, la limite, l’idée d’un franchissement,
du passage d’un seuil. Baldine Saint-Girons dans " l’apport freudien "
coordonné par Pierre Kaufmann évoque un autre terme allemand que
Freud aurait pu utiliser : celui d’Aufhebung, qui chez Hegel est le ressort
de la dialectique, ce " pouvoir magique qu’a l’esprit de convertir le négatif
en être "…, l’Aufhebung qui sera par contre utilisé
dans l’article " La Dénégation " pour typer le processus
: levée du refoulement… terme dont Jean Hyppolite relèvera la
difficulté de traduction (Les Écrits, p. 881) : " c’est le
mot dialectique de Hegel qui veut dire à la fois nier, supprimer et conserver,
et foncièrement soulever… ce peut être l’Aufhebung d’une
pierre… "
La sublimation, nous dit Baldine Saint-Girons " reçut ses lettres
de noblesse de l’alchimie ", liée à une mutation, à
des opérations concernant des procédés de purification,
de transformation. Ainsi le terme était prédestiné à
cet aspect d’élévation, de " transposition – au sens plus
large – dans le registre moral ". C’est peut-être ainsi que dans
l’Éthique, Lacan l’introduit en tant que " l’autre face de l’exploration
que Freud fait en pionnier, des racines du sentiment éthique, pour autant
qu’il s’impose sous la forme d’interdictions, de conscience morale ". L’idée
m’est venue de me demander quelle part, s’il en a une, ce terme peut avoir
dans la clinique, dans la pratique ; est-il purement social, est-il purement
moral ? Bien sûr, Freud et Lacan ont tenté de lui donner une place
spécifique à partir de la psychanalyse.
Mais aussi – justement à propos de clinique – le pharmakon a à
voir en son étymologie avec le verbe furo ( ) : mêler une chose
humide à une chose sèche, délayer, mélanger, et
a à voir aussi la crase, le creuset, le cratère. Par ailleurs
je rappelais lors de récentes journées à Loudun, sur la
possession, le rôle de l’Alchimie – celui dont les pouvoirs restent toujours
énigmatiques, inconnus, menaçants – dont François Perrier
évoquait la présence au-delà du rapport de l’alcoolique
avec l’alcool comme avec son thérapeute ou son partenaire. Ainsi cette
figure, capable de curieux pouvoirs transformationnels sera présente
dans le transfert. L’alchimie ici concerne sans doute la possibilité
de levée du refoulement.
L’Alchimiste pourra toujours – pourra… il s’agit là à la fois
d’un savoir mais d’un savoir comment faire, comment mettre en acte cette mutation,
il s’agit donc plus d’un pouvoir que d’un savoir, et la transmutation, par la
levée du refoulement, je la situerais comme ce qui du langage est devenu
un pur défilé qui ne prête pas à conséquence,
et même, par différence d’avec le psychotique, ce déchaînement
maniaque, la cause en est connue, extérieure et matérialisée.
Rude concurrence pour l’Autre du langage et pour le sujet supposé savoir
!… Ici le corps à atteindre n’est pas un ultime signifiant, à
la limite un certain savoir est plutôt du côté de l’intoxiqué,
mais bien plutôt un déferlement de pensées (ce serait cela
: " pour oublier " !) Ça ne serait pas " pour oublier
" des contenus dont on sait la variété, la multiplicité,
mais " pour oublier " que parler, et que le langage peuvent prêter
à conséquences…
Je justifierai mon titre par les trois points suivants :
– La sublimation est un des destins de la pulsion ; c’est là
le versant clinique, établi par Freud et fermement repris par Lacan :
il s’agit d’un processus, qui est plutôt marqué selon un circuit,
alors que l’idéalisation de l’objet serait un point fixe (il est à
noter que si la toxicomanie, malgré quelques liens avec la sublimation
n’est pas ce processus, elle n’est pas non plus, malgré l’apparence,
idéalisation d’un objet sexuel).
La sublimation est liée au Trieb, à la pulsion, " à
la dérive " comme le traduit Lacan qui insiste sur la plasticité
également en rapport avec les possibilités de substitutions, mais
qui témoigne également par là même des limites, d’un
irréductible à la source de la pulsion, un irréductible
à ce qui serait une satisfaction. La pulsion témoigne ainsi de
son lien au signifiant, ce qui la sépare du besoin.
Dans la clinique psychiatrique classique, les toxicomanies dérivent
des folies d’impulsions, le locatif " im " – en dehors du contexte
différent – accentue l’action : pousser vers… c’est-à-dire
que dans la tendance irrésistible à accomplir un acte, comme dans
la colère, le défaut du langage se fait sentir. La toxicomanie
est un agir qui se fonderait sur du langage pris en défaut : nul besoin
de lui pour exprimer ou ressentir, pour communiquer, pour transmettre, pour
" savoir ", le langage comme artefact de la vie, ce en quoi le toxicomane
pourrait apparaître comme le corrélat d’un certain idéal
scientifique… Simplement là je prendrais cela, cette parenté,
dans le fait de la polysémie c’est-à-dire de l’équivoque,
de l’énigme toujours attenante au langage. C’est cette inadéquation
que rejette (Werwerfung), à juste titre, la démarche scientifique
– son enseignement et ses usages sont autres choses. Le toxicomane lui ne rejette
pas le langage et la castration qui lui est attenante, il est plutôt dans
le mépris, mais un mépris qui se situe du côté du
désaveux (Verneinung). Certains d’entre vous connaissent la définition
que Lacan donnait de la drogue : " ce qui vient rompre le mariage avec
le petit pipi " (ceci à propos du petit Hans, c’est une réponse
qu’il fit à Solange Faladé au cours de journées de l’École
freudienne de Paris où était évoquée l’angoisse
de castration, la phobie étant un autre " succès ",
symptomatique, d’un évitement possible de cette angoisse).
Une question se pose alors ici, sans doute naïve : si l’hystérique
pousse à la science (au savoir, à la trouvaille : voir les études
de Charcot et de Freud), la science qui forclôt la vérité
comme cause pousse-t-elle à la perversion, et de quelle manière
? Ce dont le toxicomane, se rabattant alors du côté d’une psychose
mais expérimentale avec une " intentionnalité ", une
position subjective dont Lacan fait la séparation entre pulsion et perversion
(d’où ici une question, celle de la responsabilité), le toxicomane
témoignerait donc par un certain côté (l’autre étant
le discours de promotion de l’objet, c’est-à-dire entremêlé
au discours de la science celui de l’économie de marché).
C’est ce qui fait que le sujet disparaîtrait dans les effets de son objet,
il n’y aurait plus de fantasme puisque Lacan définit le poinçon
du fantasme comme étant " tous les rapports possibles sauf l’égalité
". Ici ça serait joué ! Est-ce cette limite que recherche
le pervers, quand la perversion est définie dans " La relation d’objet
" (1956-57) comme ayant cette propriété de réaliser
cet accès à cet au-delà de l’image de l’autre, à
ce manque d’objet, mais ceci lors des moments paroxystiques, qualifiés
de passages à l’acte : " … ce qui constitue la perversion
est précisément qu’elle ne peut être jamais réalisée
que dans ces moments non ordonnés symboliquement. Le sujet finalement
trouve son objet, et son objet exclusif… d’autant plus exclusif et d’autant
plus parfaitement satisfaisant qu’il est inanimé, du moins comme cela
il sera bien tranquille de ne pas avoir de déception de sa part ".
(Leçon 5 du 5 décembre 56).
Est-ce ici un point de distinction entre drogue et fétiche ? Car "
La Drogue " finit par décevoir ; sa fonction dans l’appareil psychique
: pharmacologie, artificielle et tardive, marquée d’" une autre
histoire ", est-elle en relation avec cette déception ? Par ailleurs,
le fétiche est articulé à un signifiant phallique, ce qui
n’est pas forcément le cas de la drogue. Ici se pose une question difficile
: car la drogue peut jouer bien évidemment dans la dimension phallique
; elle n’en ouvre pas moins par ailleurs à un espace illimité
où le langage fait – est pris en – défaut.
– Le fétiche quant à lui se présente dans son histoire,
sa " socialité " antérieure, et ceci si on le considère
aussi bien sur le plan individuel que dans son étymologie qui renvoie
au social (le gri-gri).
– De même, dans les sociétés exotiques la drogue était
liée à l’animal totémique… sa célébration
était ainsi ritualisée. Plusieurs plans se dégagent, et
s’il ne faut pas les confondre, notamment anthropologie et psychanalyse (voir
par exemple un article excellent de Glover à ce sujet), la clinique distinctive
de ces deux pathologies demanderait à être affinée.
Fénichel dans sa nosologie, et comme beaucoup d’auteurs tout juste post-freudiens,
classait bien les toxicomanies dans les " névroses impulsives et
perversions " ; il s’agit là d’un compromis classificatoire mais
l’aspect différentiel – conduite toxicomaniaques, perversion, névrose
– nécessite le dégagement de plans différents.
La perversion est bien un autre destin des pulsions ; les destins ne seraient
pas exclusifs l’un de l’autre ? De quelle(s) manière(s) alors ?