D’où (re)viennent-ils? Les états(-)limites. 1884…1979 et la suite
06 septembre 2023

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CHASSAING Jean-Louis
Billets
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D’où (re)viennent-ils ? Les états(-)limites.
1884…1979 et la suite
 
Jean-Louis Chassaing
Aout 2023

 

Une Histoire et une sémantique. Un embarras en tout cas.

Si l’Histoire montre la grande variété du contenu de cette appellation, appellation rappelée régulièrement à la « commodité » des interrogations cliniques, la forme en elle-même, le support signifiant présente également des variations peu consistantes[1] : état, sujet, cas, border, personnalités, organizations, patients, bords, line, land, limite, syndrome, également selon les contextes : psychanalystes, psychiatres, nord-américains ou européens, pédopsychiatres plus ou moins anti psychiatres etc. L’écart peut être représenté, là encore tout le monde ne sera pas d’accord, entre la « psychose blanche », d’André Green – structure psychotique mais sans production explosive – et, ici Moustapha Safouan récemment entre autres, « cas limites dans la cure analytique », l’inverse en quelque sorte : pas de structure psychotique mais productions, dans la cure analytique, laissant penser superficiellement « la » psychose, « l’homme aux loups » analysé par Freud étant un exemple, qui plus est adoubé un instant par Lacan : « …ce cas borderline qu’est l’Homme aux loups… ». Là aussi, le contexte importe pour ce mot de Lacan, j’y reviendrai, cela selon moi a son importance.

Ces remarques, critiques certes de longue date, ne contrarient pas ma lecture très intéressée des explorations, nécessaires à la clinique, par exemple celle des auteurs du dernier livre en date.[2]

Ainsi la résurgence ces derniers temps de l’intérêt pour cette appellation non contrôlée, propos timides ou osés, travaux sérieux de défrichage, à nouveau, et publications, cette actualité m’a ramené au passé. Tout en étant bien dans ce présent puisque lors du séminaire de l’EPhEP « Clinique contemporaine », séminaire que je déploie avec certaines et certains collègues depuis 10 ans, nous nous demandons bien sûr, pas toutes et pas tous sûrement, un peu mais pas trop : « et les états limites ? » Aubaine ? Opportunité ? Recherche obligée du fait de la clinique ? Les deux, les trois ?

En fait, si dans ce cadre nous cherchons toutes et tous à défricher les impasses et les nouveautés issues de notre pratique, soit « Ladite clinique contemporaine », aucune et aucun de nous n’a fait un cours spécifique sur « les états-limites » ! Ce n’est cependant pas interdit ! Alors pourquoi ? pour diverses raisons certainement.

Pour ma part, et c’est ce que je voudrais dire ici, trop brièvement, l’Histoire compte. Cette Histoire dont notamment avec Thierry Florentin nous parlons souvent et vers laquelle nous portons notre intérêt, entre autres mais avec elle, aussi. Histoire, celle des concepts, celle de Lanteri-Laura, hélas oublié voire inconnu des plus jeunes, celle de Jean Garrabé, ou encore du Groupe des Cahiers Henri EY et d’autres. Histoire que connaissaient si bien Lacan et Melman. Et Czermak. Et sûrement les collègues avisés. C’est d’ailleurs ainsi que j’interprète entre autres le mot de Charles Melman, le 23 octobre 2019 dans son annonce de la « Présentation de malades » aux éditions de l’ALI : « Mes présentations, si j’y songe rétroactivement, avaient sans doute le souci de recueillir la nosographie classique avec la psychanalyse dite des profondeurs. Il revient au lecteur de voir si l’entreprise est instructive ». De même dans son billet assez récent sur le site de l’ALI – La transhystérie [3]– Charles Melman nous trouve aujourd’hui « réduits pour pointer la pathologie d’un propos à nous embarquer du côté du « bipolaire », du « borderline », voire de la « perversion narcissique » sans oublier les « fibromyalgies » ». Je dois dire que j’adhère à son propos … Mais selon son habitude et son éthique il s’appliquera à donner quelques avancées personnelles, importantes toujours, sur ces questions[4]

Il ne m’étonnerait pas que certains à mon insistance sur l’Histoire crient « Passéisme ! Du contemporain que diable ! De la psychanalyse, « la vraie » pour reprendre un texte de Lacan[5] » ! Passons ! De même ne pas Tout miser, je dis bien pas Tout, sur le nœud borroméen et sur la topologie serait le signe d’un désaveu de l’enseignement, enseignement dont ces écritures formelles font évidemment partie, dans sa recherche à lui, Lacan ! Passons encore. Les psychanalystes qui rejettent la psychiatrie classique et sa nosographie – et/ou sa nosologie – seraient-ils plus classificateurs, voire « stigmatiseurs », que ladite discipline qu’ils dénoncent ?

2011, juin. Un excellent numéro de la « Revue lacanienne » portait sur « Le Réel. Lire les Classiques »[6]. Numéro passé inaperçu. Comme d’autres. Dans ce numéro où des collègues participaient pleinement nous avions présenté des morceaux, choisis par chacune et chacun, de cliniciens « du passé » qui ont tenté de théoriser leur pratique et qui ont pu faire date par leurs travaux. Démarches exemplaires de ces maitres s’il en est. Dans ce numéro je présentais, pour en venir directement au « sujet limite »[7] un texte sur l’Histoire de ces appellations. Je donnais également la traduction de ce qui semble être le premier texte dans lequel apparait cette vague catégorie, texte au XIXè siècle d’un professeur de psychiatrie nord-américain – Université de médecine de Saint-Louis.

1884 – Charles Hamilton Hughes (1839-1916) – Borderland psychiatric records – Prodromal Symptoms of Psychical Impairment.

Quel est l’embarras de Hughes ? Comme la tradition de cette époque l’impose – Hughes est intéressé par les références italiennes et françaises – il décrit plusieurs cas cliniques. Certains précise-t-il trouveraient place dans la nosologie française. Mais les cas qu’il rapporte sont pour la plupart des « folies du doute », des « folies du toucher ». Toutefois c’est « la conviction limitée à un thème unique » – manies des contaminations par exemple, aversions morbides ou convictions « quasi » hallucinatoires pour des choses et des personnes susceptibles de souillure – qui interroge Hughes. Nous pourrions penser à une difficulté « classique » de diagnostic différentiel entre névrose obsessionnelle et psychose, et c’est le caractère limité du pathos bruyant et invalidant, sur des personnalités menant leur vie « quasi » normalement, intelligentes voire brillantes, qui surprend Hughes. Nous pourrions penser aux délires partiels, délires en secteur, et c’est la vieille querelle des monomanies qui s’invite alors… Toujours est-il que psychose ou pas c’est la question de la structure qui se trouve ébranlée.

L’autre point intéressant est une référence concernant cette nouvelle appellation nosologique : « Nous utilisons le terme de « cas limite » par référence pour monsieur Ball, qui il y a peu nous a divertis au moyen d’une charmante conférence sur le sujet… »[8]

Texte de Charles Hughes 1884. Textes passés inaperçus aussi. Ce ne sont certes pas les seuls ! Se lit-on ou lit-on une fois publié ? A retrouver dans le numéro de la Revue !

Effet de manche ? Pourquoi lire les Classiques ? Pour la connaissance ? Mais pourquoi et comment lit-on ? Pourquoi lire l’Histoire, sur quel mode ? Lire Georges Lanteri-Laura n’est pas seulement lire l’Histoire. C’est lire la fabrication, le contexte, la transpiration, les intrigues, les renoncements et les avancées, les interrogations en leur forme et en leur fond, les reprises, les changements et les persévérations – Freud en savait quelque chose ! – c’est lire les démonstrations et les mélanges des pratiques, des appuis solides ou pas et des inventions. C’est lire le Réel, comme l’indiquait le titre du numéro de la Revue. Titre je me souviens excellemment proposé par Jean-Paul Hiltenbrand. C’est lire l’exercice difficile, souvent solitaire, qui conjugue la trace du sujet cherchant et la recherche aboutissant à l’importance d’un pas. Lire par exemple ce que dit Ernst Jones à propos de « l’épisode cocaïne » de Freud est intéressant !

C’est ainsi sans doute que le regretté Claude Dorgeuille recommandait de lire Lacan, de manière chronologique afin d’en saisir « l’entourage » conceptuel, et de ne pas oublier le contexte et leur époque.

Constante de linconstant ? A-structure ? Land qui échappe à une symbolisation stable ?

Ici il y a une Histoire des « états limites ». Pour ma part elle sert à nuancer « le pour ou contre », elle témoigne des va-et-vient de la clinique à différentes époques. La notion d’états-limites apparait comme une certaine constante de la difficulté, de l’embarras des praticiens, à chaque époque.

Cette pseudo-entité ressemble à un prête-nom d’une clinique plus « symptomatique » que structurale, faite de signes, de conduites plus que de symptômes comme je l’ai remarqué maintes fois depuis longtemps, manifestations qui dérangent l’observateur et le thérapeute. La désolante variété de ces signes, si l’on prend du recul, ferait rapidement, dans un souci de saisie d’un ensemble, asséner qu’il s’agit d’une « constante de l’inconstant » ! Ayant dans une époque lointaine travaillé épisodiquement avec Jean Bergeret à Lyon, celui-ci ne disait-il pas à un moment de sa recherche qu’il s’agissait de « non structures », « d’a-structures ». « a » privatif. Confronté par la suite aux toxicomanes et toxicomanies, chargé par le Gouvernement de piloter des groupes de travail, Bergeret « concluait » de même pour les toxicomanes : « états limites ». « a » structure. Invité par lui au cours d’un week-end de travail, le psychologue systémique, sociologue et analyste jungien Paul Watzlawick du groupe de Palo Alto venait parler des héroïnomanes, cocaïnomanes et délinquants nord-américains. Tous « états limites ». Je crois qu’à partir de ce moment, après un sourire fatigué Jean Bergeret délaissa quelque peu sa recherche sans toutefois renoncer, à juste titre, à parler de clinique particulière, à défricher.

Bien sûr le travail inédit étonnant, malheureusement non daté de Moustapha Safouan paru dans le livre intéressant et volontaire coordonné par Roland Chemama et Christian Hoffmann[9] tente de donner un point de vue plus structural. Travaillant dans les cures psychanalytiques – les cas – il s’appuie davantage sur les paroles et le langage. J’en retiens l’idée essentielle : « …les cas-limites ne sont pas dus à une forclusion du Nom-du-père, mais à une absence de la métaphore paternelle ». Celle-ci ne fonctionne pas, ne marche pas. Absence ou non fonctionnement ? Pense-t-on à la phobie de Hans et à la place et à la fonction de son père, « entre » Freud et le plombier ? Ici cela concernerait des cas qui auraient eu au cours de leur analyse un moment (?) psychotique. Pourquoi pas mais cela interroge quant à « la » psychose, sa structure, la relation entre forclusion et métaphore, la mobilité et la dynamique, travail à creuser pourquoi pas. Comme je le notais dans mon historique[10] – je ne reprendrai pas ici tout le travail de recensement de ces variétés cliniques – « état limite » est une des appellations qui tente de donner corps à ce qui se dégagerait d’une structure psychotique sans relever « simplement », « essentiellement » de la névrose tout du moins dans sa symptomatologie, dans sa nosographie. Complexe !

Ceci m’évoque une anecdote. J’ai un jour discuté avec Sven Follin qui m’avait été présenté par mon ami Michel Collée. Follin, collègue un temps de Lacan à Sainte Anne, est le concepteur des non moins fameuses « folies hystériques », concept défendu par le lacanien Jean-Claude Maleval, concept rejeté par une majorité de psy car il mélangerait névrose et psychose en un seul diagnostic. Follin m’expliquait qu’il avait voulu par cette appellation – malheureuse sans doute – rappeler que tout délire (à définir) n’était pas lié à un état psychotique, et qu’il souhaitait la prudence de diagnostic. Malentendu à partir d’une appellation limite ! Follin insistait sur le signifiant « folie » et non « psychose » !

Mais ici cette fois le propos de Safouan est plus précis, et plus discret : cas, et moment, dans la cure.

Pour revenir à André Green sa description, fouillée, de la « psychose blanche » – ou « psychose non hallucinatoire » (1973) – pour des « cas difficiles », situe action et réflexion dans la cure analytique également. Il parle bien alors de psychose. Il rappelle la distinction qu’il a établie – lui aussi ? – entre psychose et folie (1974). Il rappelle son concept antérieur d’hallucination négative (1965). Toutefois on peut noter chez lui l’évolution, cette évolution vers une interrogation, vers une incertitude ! Les États-limites il y croit, bien qu’il reconnaisse la mosaïque, des descriptions et des auteurs ! Dans ce bel ouvrage d’études en 1993[11] son titre est sans équivoque : Quelle théorie pour le états-limites? Green pose la notion de limite comme concept à utiliser. Il insiste sur les références essentielles de la métapsychologie. Plus tard en 2012[12] il interroge « la clinique contemporaine », soit une évolution selon lui patente des névroses vers des « troubles des personnalités limites ». Il parle d’«un désintérêt de la sexualité au profit du fonctionnement du moi ou des relations d’objet », sans d’ailleurs préciser celles-ci. Un fonctionnement moïque survalorisé laisserait accroire qu’il est question de narcissisme, relation d’objet particulière ? Green parle longuement de L’homme aux loups, et insiste sur la « coexistence de deux courants contradictoires, l’un abhorrant la castration, le second qui l’accepte mais au prix du remplacement du pénis par l’anus comme source de plaisir prédisposant à l’identification féminine ». Green évoque donc le clivage du moi, « anticipant » selon ce cas (1918) l’article plus tardif (1932) dans lequel Freud insiste et développe ce mécanisme de défense particulier (le fétichisme). La complexité et l’aspect interprétatif psychopathologique voire psychologique ne peut rendre compte de la diversité clinique.

Revenons brièvement à l’Histoire

1979 – Actualités psychiatriques. Le point sur les états-limites. 1979, N° 8. Ce numéro important et précurseur est la publication d’un Colloque de la Société de Psychiatrie de l’Ouest qui s’est tenu à Nantes les 3-4 Mars 1979, sous l’égide du Professeur Sharbach.

Dans ce numéro entre autres la fine analyse du Professeur Georges Lanteri-Laura[13] est intéressante. « …tout comme border-line, état-limite constitue une locution qui produit des effets de sens par l’usage délibéré d’une métaphore. » Lanteri-Laura se livre ensuite à une analyse quasi linguistique de ces « locutions ». Il cite Blaise Pascal : « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature mais c’est un roseau pensant »[14]. A l’étage du signifiant il s’agit de la réunion de deux ensembles, à celui du signifié il s’agit seulement de leur intersection, « fragilité ». « Du seul point de vue de la forme […] existe une métaphore à la condition expresse qu’une réunion, dans l’acquisition ensembliste de ce terme, soit le signifiant d’une intersection ». En fait il y a un jeu sur l’équivoque entre la réunion et l’intersection.

Ensuite « l’inventaire des sèmes en cause [présente] plusieurs domaines… Remarquons d’abord qu’il s’agit de toute la structure de l’aire sémantique du signifiant frontière. » Celui-ci livre de nombreuses possibilités. Frontière entre deux territoires, alors à qui appartient la frontière, ou pas ? Frontière entre plus de deux, la ligne devient alors un point, ce qui modifie la structure de ce phénomène. Ligne arbitraire. Si elle gagne en épaisseur elle se rapproche d’une zone franche, ou d’un no man’s land, terra incognita, terra nullius etc. Elle devient alors non plus passage mais « entité morbide propre, qui ne se résorbe pas dans d’autres domaines, même si elle diffère, par nature, des uns et des autres »…

Les frontières peuvent d’ailleurs se rectifier, nous en avons la triste démonstration aujourd’hui (Ukraine et Russie), et voir leur porosité s’intensifier (Ukraine et Pologne par exemple).

Enfin Lanteri-Laura note à juste titre que cette riche métaphore spatiale masque une métaphore temporelle, ce qui est sensible pour notre clinique. Cela se retrouve dans les beaux exposés ou les livres des auteurs intéressés. Le sujet passe ou ne passe pas la frontière, ou il peut s’agir « de la permanence d’un état provisoire » ! Où l’on perçoit l’humour de GLL « … le voyageur vit pendant trente ans dans une chambre d’hôtel du dernier village avant la frontière et c’est dans le cimetière voisin qu’on l’inhumera ». Ceci me semble très pertinent pour certains sujets modernes ou « post post modernes »… ! Ainsi « la notion de borderline correspond à un devenir qui ne devient rien et, ne devenant rien, finit par définir un état spécifique ». « Le patient acquiert le droit à un statut diagnostic et psychopathologique original ». Ceci est également cliniquement très pertinent aujourd’hui.

1997 – Charles Melman

Ces propos de Georges Lanteri-Laura m’amènent à relire ceux, psychanalytiques et lacaniens ici, de Charles Melman quelques 20 ans plus tard. Une sorte de résonnance accroche mon raisonnement ! Il donne un exemple analytique de la limite dans le cadre des états-limites[15] Il parle de la limite mise en place par la castration, avec ainsi un bord qui se situe du côté du S1, coupure « qui vient en quelque sorte limiter le réel », espace fermé donc. Et du côté de S2 il y a un bord qui ne peut s’atteindre. C’est un ouvert, ou un fini virtuel ». Les conséquences cliniques ne sont pas les mêmes. Et de façon intéressante Melman fait l’hypothèse d’un sujet contemporain (est-ce un état limite ?) qui viendrait se ranger tantôt du côté du S1 tantôt de celui de S2. Bien sûr la jouissance dit Melman nécessite que le sujet soit représenté à la fois par S1 et par S2. Il y aurait ainsi pour répondre au problème de la castration cette espèce de bilocation permettant de jouer d’une place qui va de l’un à l’autre, […] avec cette possibilité latente permanente de psychose ». Échapper en quelque sorte à une nomination en jouant de l’incertitude[16]. Melman parle aussi des névroses traumatiques, dans lesquelles le réel ne tient que par le biais de l’imaginaire. Le traumatisme est une notion fréquemment amenée dans les cas limites.

Enfin une autre entité, elle aussi étrange, difficilement situable, fréquente dans ces états dits limites   et dans d’autres structures est pleine d’intérêt. Ni névrose – la vraie, l’obsessionnelle, bien qu’elle puisse lui être liée (cf. les premières études de Hughes !) – ni hystérie – discours, ni psychose bien qu’elle puisse parfois y prêter à confusion, la phobie trouve chez Lacan une place d’exception, comme « poste avancé », « plaque tournante » ! Carrefour. Là aussi la fonction paternelle, ou la métaphore, y est restée en plan, sans doute pas de la même façon – voir le petit Hans déjà évoqué… Mais la question d’une latence, d’une non finitude, d’un raté, d’une interruption ou d’un trou pose question.

1962 – Lacan et Bobon

Ce passage de la leçon 6 du 19 décembre 1962 n’existait pas dans la première version dite officielle du séminaire L’Angoisse. N’avait-il pas été noté ? Avait-il état supprimé ? « … ce cas borderline qu’est l’Homme aux loups… »[17]

Lacan parle du cadre, du cadre de l’angoisse, du cadre du fantasme. L’angoisse, comme le fantasme avec lequel elle présente une grande affinité, est encadrée. C’est là sa structure, et Lacan de ce fait parle des limites, notamment, il vient d’en reprendre les explications et les applications, celles à « ne pas oublier » des schémas des miroirs. Il reprend ce rêve inaugural et répétitif de ce patient de Freud, avec « cette apparition dans le rêve d’une forme pure, schématique, du fantasme ». « Il s’agit essentiellement et de bout en bout du rapport du fantasme au réel ». Il vient également de parler longuement du texte de Freud l’Unheimliche, pour nous « l’Inquiétante étrangeté », qui ici « se présente par des lucarnes », encadrée donc.

Il ne développe absolument pas ce qu’il en est de l’état limite, il ne s’y attarde pas. Il ne parle pas non plus ici de l’hallucination du doigt coupé, qui a été très bien analysée par lors de journées d’études à l’ALI – et autrement par André Green – et par Freud, donnant lieu à des interrogations sur la structure, psychotique ou pas, en devenir ou pas (question temporelle (cf. Lanteri-Laura, Melman, Rassial !), et sur les mécanismes (les « trois courants » en même temps par rapport à la castration…). Lacan en reste ici sur le rêve/structure dévoilée du fantasme et de l’angoisse, et dit « je reviendrai sur tout cela »…

Pourquoi parle-t-il de borderline, en 1962 ? Le livre d’Oto Kernberg Borderline conditions and pathological narcissism, New York, Jason Aronson, parait en 1975, traduit en France en 1979 ! Est-ce parce qu’il a parlé avec Jean Bobon, professeur de psychopathologie en Belgique ? Est-ce parce que sa formation psychiatrique solide et ce cas d’hallucination étrange, le doigt coupé, lui font penser aux délires partiels, délires en secteur ?

En tout cas il semble ici ne pas considérer l’Homme aux loups comme un psychotique, pas comme schizophrène en tout cas, mais sur le bord – en possibilité ? En attente ? – puisqu’il distingue le rêve, structure au jour du fantasme, et le dessin d’un schizophrène rapporté par le Professeur Bobon. Il y a l’arbre, le support, et ce qui est supporté repère-t-il. Ce sont les loups terrifiants au bout des branches avec leur regard qui est aussi bien celui du rêveur qui se trouve ainsi objectifié, objet « a » en son apparition encadrée, révélant un manque du manque, angoisse. Il se fait comme loup regardant et sujet/objet regardé (cf. la scène primitive). Il se (est) saisit comme objet. Pour le schizophrène précise Lacan avec le cas de Bobon ce sont des mots, des signifiants même, au bout des branches, « qui remplissent le rôle que jouent les loups » et leur regard. Prendre le mot pour la chose ? Mais c’est ici encore « la vue » avec son sens ambigu, la réversion s’effectuant dans les mots et non par l’objet : « Io sono sempre vista ». Vue. A la fois fonction et être. C’est là, « au-delà des branches que la jeune schizophrène écrit la formule de son secret. » « Ce qu’elle n’a jamais pu dire jusque-là « je suis toujours vue » ». Pour l’Homme aux loups ce qui ne peut se dire c’est l’angoisse, chez lui insistante, moment de réel du fantasme où apparait le manque (du manque) d’objet.

Lacan insiste sur la soudaineté dans le cas de l’Unheimelich, quelque chose apparait soudain, avec force et violence, quelque chose du réel de la structure, mais ne constitue pas un état permanent en soi si ce n’est cette structure de l’inconscient.

Bien sûr Lacan a parlé ailleurs de verwerfung de la castration ou du Nom du père à propos de l’épisode du doigt coupé dans la cinquième année du jeune patient, souvenir horrible. Rejet ou forclusion, ce qui a suscité et suscite toujours les débats. Psychose, donc forclusion, d’un moment ? c’est semble-t-il le parti de Lacan, qui ne définit pas ce cas comme psychotique, ceci dès le séminaire 1.

Lacan a lu – et discuté ? – le texte du Professeur Jean Bobon[18] notamment le cas d’Isabella, jeune schizophrène, « typique ». Celui-ci est intéressant à lire en effet. Bobon s’intéresse à l’art plastique et au geste – expressions – et il décrit une évolution chez la patiente. « La dernière peinture de cette série représente un arbre au tronc armé de regards particulièrement expressifs… » Le dessin (dessein ?) se poursuit jusqu’au tracé au bout des branches de « formes littérales non signifiantes » puis de la formule, d’une phrase entière qui jaillit spontanément et irrésistiblement du geste, comme une expression plastique et non comme une information verbale à l’origine ». Cette jeune fille ne parlait pas. « Isabella n’a pas parlé sa phrase [ …] ni ne s’en est jamais expliquée ». La perspicacité de Lacan, et de Bobon, saisit non seulement les ressemblances mais aussi explicite les distinctions entre « ce cas borderline qu’est l’Homme aux loups » et la schizophrénie, la psychose., celle d’Isabella Nous aurions aimé plus d’élaboration ! C’est déjà un bon départ, une belle observation , et un diagnostic différentiel entre psychose et « homme aux loup », « … ce cas border line » freudo-lacanien !


[1] Ceci résonne en symétrie avec certaines discussions avec des patients « contemporains », pour lesquels une interprétation a une valeur banalement « vide ». Dans un texte Julia Kristeva passe du « ni ceci ni cela » au « aussi bien ceci que cela » ! Elle parle de « signifiant vide », vidé d’affect, de corps. Nous pourrions évoquer le lassif « Pourquoi pas ? ». Julia Kristeva parle également de « négation indécidable », d’« indifférence de la négation », la négation ne décide pas. Comme si le nié (refoulé ici dit-elle) a un sens mais n’a pas de signification. (J. Kristeva. Condenser et construire : à propos de l’interprétation dans une cure de borderline ; « Psychologie médicale », 1982, 14, 9 :1369-1371). Charles Melman parle d’un signifiant avec un signifié énigmatique, « ce qui fait son charme » ajoute-t-il ! « signifié qui varie avec les auteurs ».
[2] R. Chemama, Chr. Hoffmann (sous la direction de) ; Que nous apprennent les cas-limites ? éditions érès ; collection Humus, 2023
[3] Ch. Melman, La transhystérie, éditorial du 29/11/1921 sur le site de l’ALI.
[4] Ch. Melman, La notion de limite, Le Bulletin freudien – États-limites ou états sans limites ? 97/29.
[5] J. Lacan, La psychanalyse vraie et fausse ; conférence prononcée en juin 1958, publiée pour la première fois en 1992. « L’Âne », 1992, n° 51, pp 24 à 27. Et in Pas tout Lacan.
[6] Lire le Réel. Actualité des classiques. « La Revue lacanienne », n° 10, Juin 2011, érès.
[7] J-J Rassial ; Le sujet en état limite, Denoël, L’Espace analytique, 1999 ; est l’appellation choisie, à mon avis de façon intéressante par Jean-Jacques Rassial qui a beaucoup étudié la question à partir de sa pratique, notamment aussi avec les toxicomanes.
[8] Nous n’avons pas retrouvé la conférence de Ball. Il s’agit probablement de Benjamin Ball (1833-1893), psychiatre de Sainte-Anne ! Quel était « le » mot prononcé par le psychiatre français Ball ? En anglais dans le texte original : borderland, le co-traducteur, habitué de la langue de Shakespeare, a pris le parti dans le contexte d’utiliser le terme « cas limite ». A l’état brut ce serait plutôt « état frontière », l’état de quelque chose qui fait front, sans pour autant être défini, statufié. Pour les mathématiques bord et frontière sont identiques. Le bord ou la frontière d’un ensemble est l’ensemble des points en lesquels tout voisinage rencontre à la fois l’ensemble considéré et son complément.
[9] Cf. réf. 1
[10] J-L Chassaing ; Faut-il en faire cas ? Présentation d’un texte historiques des « états-limites », in Lire le Réel. Actualité des classiques. « La Revue lacanienne », n° 10, Juin 2011, érès. Ou encore : Les toxicomanies dans leurs organisations intermédiaires in « Actualités psychiatriques », Le point sur les états limites, n° 8, mars 1979.
[11] A. Green ; Quelle théorie pour les états-limites. In Les États-limites, XXIIème Journées nationales de l’Association française des Psychiatres privés ; 1993. Un nombre important d’auteurs disent et rédigent leurs textes sur ce thème. Préface et texte de J. Bergeret.
[12] A. Green, La clinique psychanalytique contemporaine, 2012, Ithaque.
[13] Lanteri-Laura G. Étude critique de la notion d’état-limite, Actualités psychiatriques. Le point sur les états-limites. Colloque de la Société de Psychiatrie de l’Ouest. Nantes 3-4 Mars 1979, 1979, N° 8, pp. 9-13,
[14] Pascal B.- Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, -n. ed. 1960, pp. 1156-1157 (n°347 de l’édition L. Brunschvig)
[15] Melman C. La notion de limite, Le Bulletin Freudien, Revue de l’Association freudienne de Belgique ; « États-limites ou états sans limites ? » 97/29.
[16] Un journal déplorait récemment qu’aucun des prétendants à la Présidence de la République en France ne donne dans son programme la défense de « l’égalité des genres et de la possibilité d’en changer ».
[17] Lacan J. Séminaire l’Angoisse (1962-1963), p. 103 version de travail de l’ALI Édition sous la responsabilité de Jean-Paul Beaumont.
[18] J. Bobon, « Psychopathologie de l’expression », in Congrès de Neurologie et Psychiatrie de langue française, LX session. Anvers, 9-14 juillet 1962, Masson, 1963, p.63.