Cette discussion est la suite de l’exposé de Conrad Stein sur « La question du maître… »,
paru dans le Trimestre psychanalytique n°2, 1993
R. Chemama – Je vais vous poser quelques questions. C’est vrai que pour
nous qui travaillons dans un secteur un peu différent et avec toujours
des concepts que nous manions à notre façon, nous n’avons peut-être
pas les moyens de repérer les points les plus vifs. Enfin, pour ma part
je veux dire que je suis particulièrement intéressé par
ce que vous avez développé à la fin c’est-à-dire
que j’aurais envie de prendre les choses à partir de ces cas où
ce psychanalyste d’élection est le psychanalyste lui-même, cas
que vous rapportez également à cette dimension du « secteur
réservé du transfert » pour reprendre le titre d’un article
de votre livre » La mort d’Œdipe « . En lisant l’article
et en vous entendant ce soir, je trouvais que vous avez désigné
un problème effectif. Puisque l’analyste dans certains cas est réellement
un maître, comment l’analysant, pourrait-il en venir à penser que
c’est lui qui en fait un maître ? Autrement dit comment pourrait-il véritablement
analyser cette dimension, effectivement elle nous intéresse ce soir puisque
nous sommes dans des journées sur le maître et au fond sur les
limites des disciples. Il est effectif que si l’analyse destitue au bout du
terme l’analyste, si le fait que quelqu’un passe à l’analyste, suppose
qu’il y ait destitution du maître du moins tel que nous serons amenés
à le définir dans les jours qui viennent, il faut bien pour que
cette destitution puisse avoir lieu qu’il puisse analyser cette place de l’analyste
comme maître en n’étant pas arrêté par ceci que cet
analyste est précisément, réellement un maître c’est-à-dire
il a effectivement un savoir, une autorité etc. Alors ça m’intéresse
dans les questions que ça pose quant à l’analyse du transfert
puisque ce que vous dites, peut-être pas ce soir mais me semble-t-il dans
ce que vous écrivez, c’est que dans des cas de ce type, l’analysant ne
peut pas analyser ce qu’il produit à ce moment-là comme l’effet
d’une fausse liaison. Au fond, si véritablement dans le transfert s’établissent
de fausses liaisons, si pour qu’il y ait analyse il faut que d’une certaine
manière apparaisse cette dimension de fausses liaisons, cette dimension
ne pourrait pas apparaître sur cette question précise de la maîtrise
puisque là ce n’est pas une fausse liaison qui amènerait à
le poser comme maître mais une réelle reconnaissance de sa place.
Alors, si vous voulez ça me paraît tout à fait concevable.
Ceci dit pour lancer un peu la discussion et pour essayer de commencer à
mesurer les différentes appréciations je me demande si précisément
un certains nombres d’élaboration qui nous viennent de Lacan n’ont pas
eu comme effet de nous aider à situer autrement peut-être cette
difficulté. Je vais dire la chose suivante : Est-ce que par exemple ce
que vous faites valoir ne suppose pas que l’analyse ne peut jamais concerner
dans le registre du transfert que quelque chose de purement fantasmatique quelque
chose qui a une valeur uniquement imaginaire. Enfin ce que j’essaie de vous
dire c’est qu’il me semble que dans l’approche lacanienne nous avons eu tendance
à, comment dire, peut-être précisément pour distinguer
les différentes modalités du transfert ou les différentes
façons dont elles s’ordonnent à nous servir d’au moins trois registres
auxquels d’une certaine manière vous faites allusion en disant qu’il
peut arriver qu’un maître soit réellement un maître mais
la question que nous poserions alors enfin la question que je pose, d’autres
ne la poseraient pas comme ça ici, mais la question que je pose c’est
: Est-ce que nous devons considérer que le fait de désigner une
instance comme réelle définit quelque chose qui exclut la possibilité
de toute analyse ou est-ce que l’analyse ne doit pas être pensée
comme ce qui s’élabore dans le nouage de différentes instances,
imaginaire certes puisqu’il y a une dimension imaginaire du transfert sur l’analyste,
mais aussi symbolique en tant que un certain nombre de coordonnées de
discours définissent ce qui se passe dans l’espace de la séance
mais aussi peut être réel et en ce sens je me demande si on ne
gagnerait pas à reprendre ce que vous avez dit non pas comme prescrivant
d’introduire un partage entre ce qui serait analysable et ce qui ne serait pas
analysable mais comme la nécessité de penser l’analyse comme devant
fonctionner dans ces différents registres ou en prenant en compte ces
différents registres. Je ne sais pas si je me fais entendre en vous disant
cela mais voilà la première question que j’ai envie de poser.
Conrad Stein – Je crois que je peux très bien vous répondre.
Evidemment, j’ai consacré le plus de temps à ce qui était
nouveau pour moi parce que quand on fait une conférence on n’aime pas
tellement se répéter. Ce que j’avais à dire sur le secteur
réservé du transfert, je l’avais déjà écrit.
J’ai donc beaucoup insisté sur la question du psychanalyste d’élection,
dans sa forme la plus pernicieuse. S’agissant de l’élection résultant
d’un transfert latéral sur le même – puisque telle est l’éventualité
qui a retenu votre attention -, on peut noter en premier lieu que pour être
tenu pour un maître, il n’est pas nécessaire que le psychanalyste
jouisse réellement de quelque notoriété. D’ailleurs un
patient peut être porté à penser que son psychanalyste exerce
réellement les pouvoirs que son état est supposé lui conférer,
ce qui, à la limite, suffirait déjà pour que se constitue
un secteur réservé du transfert. Or je n’ai jamais dit que ce
qui se trouvait ainsi réservé était nécessairement
de l’ordre du non analysable, bien au contraire. Peut-être ai-je été
mal compris en soutenant que la constitution d’un secteur réservé
du transfert était inéluctable, ce qui pourtant ne veut pas dire
non analysable. Dans l’exemple un peu latéral que je vous ai donné,
j’ai bien précisé que si les choses ont mal tourné, c’était
de ma faute. J’ai raté l’occasion d’amener le patient à comprendre
que, somme toute, il faisait en sorte de me destituer, dans la mesure où
il imaginait, non pas que j’étais tenu pour être compétent,
mais que j’exerçais les pouvoirs d’un spécialiste compétent.
Revenons plutôt à la question du maître, telle que vous
l’avez soulevée, c’est-à-dire au cas où le psychanalyste
est réellement un maître et où ses patients sont de ceux
qui veulent, à leur tour, devenir psychanalystes. Parmi ces derniers,
nombreux sont ceux qui lui demanderont : » Est-ce que je peux
prendre un patient ? » ou » Puis-je commencer un contrôle ? »
C’est qu’ils croient que, dans la situation analytique, leur psychanalyste exerce
les pouvoirs du maître. Mais peu importe, en définitive, qu’il
soit réellement un maître. Comme le dit si bien Octave Mannoni,
dans son article sur l’amour de transfert, en analyse, comme au théâtre,
rien n’est réel, la situation analytique est de nature telle que rien
ne peut s’y passer de réel. Pour conduire son patient, autant que faire
se peut, à lever le secteur réservé de son transfert – c’est-à-dire
à reconnaître son transfert comme tel -, pour le conduire à
mettre fin au transfert latéral sur le même, il est évidemment
nécessaire que le psychanalyste ne se méprenne pas sur la nature
de son pouvoir, qu’il sache que sa maîtrise s’exerce, non dans le réel,
mais uniquement dans l’imaginaire. (Elle s’exerce dans le réel seulement
dans la mesure où il est l’ordonnateur des conditions qui permettent
au processus analytique de s’instaurer et de se maintenir.)
Vous ai-je répondu ?
R. Chemama – Euh!… Oui (rires)
C. Stein – Non ?
R. Chemama – Si, si, sûrement. Je veux dire…
C. Stein – Non, quand vous dites oui ou non…
R. Chemama – Je n’ai pas posé non plus la question exactement
que je voulais. Ce n’est pas très grave. De toutes façons ce que
vous dites évoque d’autres aspects. Par exemple, je crois, ce qui est
sensible dans beaucoup de choses que vous écrivez c’est aussi que ces
questions se posent pas de la même façon quelque soit le cadre
où ça se pose et je crois que vous êtes sensible au fait
que dans une société où en général il est
plutôt conçu qu’il y a des instances, des commissions qui s’occupent
de donner des autorisations et que peut-être l’analyste fait partie de
ces commissions etc. ça ne fonctionne pas exactement de la même
façon et que c’est plus particulièrement difficile de faire sentir
une, comment dirai-je, une différence entre l’analyste pris dans cette
fonction sociale d’institution et l’analyste comme étant interpellé
dans le transfert. Je crois quand même qu’il y a aussi cette dimension-là.
C. Stein – Vous savez, la pesée de l’institution ne dépend
que de la position de l’analyste, de la manière dont il l’investit. Une
des patientes, par exemple, qui à cette époque avait attiré
mon attention en me demandant si elle pouvait prendre un patient, était
dans la mouvance de l’école freudienne et n’appartenait à aucune
institution. Mon appartenance à une association déterminée
n’était donc pas en cause.
R. Chemama – Bon, maintenant encore autre chose à moins que Charles
Melman veuille parler. Il y aurait beaucoup d’autre chose à dire sur
la question du rapport de Lacan au savoir qu’il transmettait, qu’il transmettait
pas peut-être aura-t-on l’occasion d’en parler mais juste une question.
Alors, vous semblez dire que l’analyste dans ces cas là peut faire en
sorte que les choses soient plus analysables.
C. Stein – C’est-à-dire reviennent sur le terrain des fausses
liaisons
R. Chemama – Voilà mais vous avez présenté comme
effectivement, me semble-t-il absolument inanalysable le cas où l’analyste
d’élection est un autre. Je me demande si là-aussi ces distinctions
que j’essayais de faire symbolique, réel et imaginaire, on peut prendre
aussi par exemple idéal du moi, etc. si à ce moment une distinction
ne permettrait pas de penser une intervention possible de l’analyste y compris
mis dans cette place là. Je veux dire l’analyste avec qui ont lieu effectivement
les séances. Je veux dire qu’on peut imaginer que l’analyste d’élection
soit analyste idéalisé mais après tout l’idéal est
certes exaltant mais aussi inhibant et ça peut se faire entendre…
Par ailleurs d’une certaine façon c’est bien en tant qu’à un certain
moment il doit apparaître comme n’ayant fait que soutenir la place d’un
vide que l’analyste aussi se constitue.Vous avez vu le séminaire sur
le transfert ou relu récemment ce séminaire et tout ce qu’on pourrait
dire c’est qu’est-ce que posent comme question ces cures où d’une manière
en quelque sorte prématurée l’analyste avec qui on a des séances
est destitué. Mais est-ce qu’on a quand même des moyens soit chez
Lacan ou soit dans notre expérience ou notre réflexion, de penser
la façon dont les choses se passent pour envisager qu’un travail ait
quand même lieu ?
C. Stein – Vous abordez là une question que je n’ai fait qu’évoquer
en passant, une question très difficile. J’ai noté que le psychanalyste,
celui qui donne les séances, n’est jamais au fait de la situation, et
puis je me suis ravisé en pensant à Hélène Deutsch.
Mais comme elle racontait tout à Freud et que Freud lui racontait tout,
son cas est un peu particulier. A part ce cas historique, je n’ai parlé
que de cas que je connaissais personnellement, quoique ce soit ni au titre de
ma présence dans le fauteuil, ni au titre de ma présence sur le
divan, qui, pour n’être plus effective, n’en reste pas moins toujours
actuelle. C’est une chose flatteuse et fort agréable que d’être
en position de psychanalyste d’élection, tant que tout se passe bien.
Mais lorsque survient le dépit, on a affaire à un ami qui se retourne
contre vous d’une manière parfois féroce au moment où on
s’y attendait le moins. Ainsi se manifeste la continuation de la névrose
de transfert et de l’idéalisation de celui qui ne saurait accomplir le
désir. Alors de deux choses l’une. Ou bien vous avez raison, mais dans
ce cas, on n’en a pas connaissance de l’extérieur, on ne peut pas en
parler. Ou bien vous n’avez pas raison. Il se trouve que je sais qui était
le psychanalyste de B. et je vous ai dit qu’il était fort honorablement
connu et digne de confiance. Mais à cela il faut ajouter que, concernant
l’ambivalence de ses sentiments à l’égard de son alter ego,
Pierre, il était dans un état de méconnaissance qui lui
interdisait de reconnaître en ce dernier le psychanalyste d’élection
de B. Je suis absolument sûr qu’il ne s’est rendu compte de rien. Le psychanalyste
voit que son patient manifeste beaucoup d’intérêt pour un tel de
ses collègues, et cela s’arrête là. Quant à l’ami
polygraphe qui a publié de nombreux ouvrages autobiographiques où
tous ses rapports imaginaires avec moi sont étalés en long et
en large, je suis l’un des rares à savoir avec qui il avait effectivement
eu des séances, parce que je l’ai connu peu après qu’il soit arrivé
à Paris pour faire son analyse didactique. C’est rétroactivement
qu’il est apparu qu’il avait conféré une place vide à son
psychanalyste car il n’est pas assuré qu’il m’avait déjà
fermement élu pendant le temps de sa cure. Dans ces conditions, je ne
vois pas ce qui aurait pu permettre à son psychanalyste de prévoir
ce qui allait se passer. Non, je crois vraiment que ce sont des situations de
demande de non analyse et souvent, peut-être, de demande en réponse
à une offre de non analyse. Encore une fois, vous soulevez une question
très difficile, je ne veux pas trancher, mais je crois quand même
que vous êtes trop optimiste en cette matière.
H. Cesbron-Lavau – J’avais envie de partir d’une expression que vous
avez rapportée d’une patiente vis à vis de son analyste qui était
de le placer hors du commun, de placer son analyste hors du commun, et pour
l’entendre on pourrait l’écrire » comme un « , pour l’entendre
sur le versant par exemple du comme autre et à partir de là de
cette place du comme autre de ce qui est paradoxal et que vous avez bien montré
c’est que le transfert ça ne se transfère pas et ça c’est
quelque chose que je dirais qui est tout à fait différent, propre
au champ de l’analyse puisque partout autour ne serait-ce dans l’économie
par exemple, c’est qu’on nous apprend que le transfert cela peut se transférer,
c’est transitif tandis que là il y a quelque chose de paradoxal et que
peut-être c’est quelque chose qui se résout dans le travail de
l’analyste.
C. Stein – Je ne vous ai pas très bien suivi au début
de votre intervention
H. Cesbron-Lavau – Oui, c’est-à-dire que le hors du commun je
voulais l’entendre puisqu’il est question du maître, des disciples. Je
voulais l’entendre qu’est-ce qui est hors du comme-un ? non peut-être
cela pourrait s’entendre le comme autre ?
C. Stein – » Hors du commun » ? …
Oui, j’ai dit qu’on ne pouvait pas tenir le psychanalyste d’élection
pour responsable mais qu’on ne pouvait pas non plus dire qu’il n’y était
pour rien. Il n’y est pas pour rien parce qu’il faut qu’il ait une personnalité
assez hors du commun pour exercer une fascination qui produit l’effet d’une
offre. Mettons, plus modestement, que, pour qu’il soit élu, il faut que
quelque trait de sa personnalité s’y prête, fût-il des plus
subtils.
H. Cesbron-Lavau – C’est une question que je trouve embarrassante
C. Stein – Pourquoi ou en quoi ?
H. Cesbron-Lavau – C’est-à-dire à prendre les choses
sur le versant du comme autre qui est le versant vers lequel je crois, par lequel
il peut y avoir une résolution du transfert, eh bien il semble que ça
n’a pas la même sonorité que le hors du comme un, c’est ce que
j’essaye de dire.
C. Stein – Peut-être votre formulation est-elle meilleure, je
vous l’accorde. Voilà.
C. Melman – Je trouve très précieux l’éclairage
que C. Stein veut bien nous apporter à partir de ce qui est donc sa place,
son élaboration à lui et cela ne peut manquer d’éclairer
notre propre démarche. Je me permettrais de souligner que le sujet qu’il
aborde est effectivement très important et sûrement difficile.
Je pourrais à titre d’anecdote s’il le fallait, rappeler, raconter ceci,
c’est que comme Lacan a connu un certain nombre de déplacements dans
ses lieux de séminaires, son passage de l’un à l’autre suscitait
parmi l’auditoire des vocations pour l’analyse qui étaient donc différentes,
et la surprise initiale était de constater que ceux qui avaient été
ainsi séduits, ça a l’air du terme approprié et qui se
trouvaient donc engagés dans l’analyse à partir de cette séduction,
souvent ils allaient non pas chez Lacan mais chez des élèves de
Lacan, ça c’est le premier temps mais il y en avait aussi pas mal qui
allaient chez Lacan et alors là la surprise était de constater
avec une fréquence peut-être inhabituelle, il se trouvaient renvoyés
par Lacan chez ses élèves. Néanmoins ce que je peux dire
du dispositif avec le recul qu’il est possible maintenant d’avoir, c’est que
cette situation c’est-à-dire celle où l’entrée en analyse
s’est faite sur le principe de la séduction exercée par un savoir
eh bien que effectivement dans ces cas-là les résultats peuvent
pas être tenus pour éminemment favorables. Je veux dire que ce
que tu mettais en place en parlant de psychanalyste d’élection se trouve
parfaitement je dirais actualisé dans ce type de circonstances dans ce
mode de circonstance. Le problème c’est ce que peut-être j’ajouterais
dans cette discussion, il me semble que ce dont nous souffrons là commence
avec Freud et que nous devons à Freud parmi tout ce qu’il nous a laissé
ce type d’embarras. Je veux dire que s’il est vrai que ce que Freud a voulu
transmettre essentiellement à ses élèves est un savoir
et je crois que sa dernière tentative c’est-à-dire l’abrégé
de psychanalyse que pour ma part j’ai toujours trouvé tout à fait
pathétique… ultime d’un type pour laisser comme ça cette
tentative à ses gars le minimum qui leur permettrait de tenir le cap
etc. et de ne pas dévier, s’il est vrai que ce qu’il a voulu leur transmettre
est un savoir, à partir de ce moment-là ce que tu appelles figure
du psychanalyste c’est-à-dire donc de celui qui irrévocablement
saurait, eh bien, il est inévitable que sa figure me semble-t-il à
ce moment-là soit présente, surgisse. Et j’ai tendance à
penser que les embarras de ses élèves tiennent pour un bonne part
à ce type de difficultés. Il y en a deux autres puisque tu es
parti en évoquant Freud que nous a également laissé Freud.
La première c’est la question de l’amour. Est-ce que Freud a accepté
cette idée que la haine était le trait inévitable qui allait
marquer l’amour et je dirais l’entraîner cet amour dans son mouvement.
Est-ce qu’il a pu concevoir, accepté le fait que la haine n’était
pas seulement la doublure, n’était pas seulement la compagne, mais je
dirais était la maîtresse de l’amour ? Ce fait je crois qu’il en
a mal accepté la présentification, l’émergence chez ses
élèves et pour rester dans cette problématique le troisième
point que je relèverai à cette occasion qui me paraît être
rester en suspens chez Freud c’est la place que pouvait prendre les manifestations
de la subjectivité propre de ses élèves, je veux dire le
type d’apport que la subjectivité de ses élèves pouvait
apporter à sa théorie, à la psychanalyse, ne serait-ce
que dans la mesure où constamment de façon bizarre est-ce que
c’était le fait des élèves ou est-ce que c’était
la façon dont il le prenait, les apports qu’ils essayaient de faire à
la théorie les ont régulièrement conduits à ce qu’on
peut appeler des déviations, à les sortir du champ psychanalytique
et que l’un de ceux qu’il a investi sûrement le plus et c’est ce qu’on
va un peu voir à l’occasion de ces journées c’est-à-dire
Jung, était celui dont il a apparemment le moins vu que c’était
celui qui en était le plus loin de la psychanalyse. Pourquoi la structure
de Jung qui manifestement était un type qui avait la vocation au sens
le plus fort du terme qui vraiment se croyait appelé, je veux dire appelé
par des voix dans l’autre qui le guidaient, le menaient, lui traçaient
son chemin, lui insufflaient son savoir etc. Eh bien, pourquoi c’est ce type
de structure qui, Freud à un moment donné l’a le plus fasciné,
lui a fait pensé que voilà, il avait là le candidat, le
bon candidat pour lui succéder. Alors tout à l’heure R. Chemama
a parlé de nos journées en disant que c’était des journées
sur le maître. Je me permets de rappeler que ce sont des journées
sur les disciples.
R. Chemama – Le couple est difficile à séparer.
C. Melman – Effectivement, le couple est difficile sûrement à
séparer mais j’ai eu le sentiment en t’écoutant que nous étions
si je puis dire, toujours les pieds dans la glaise que Freud nous a laissée.
Pour poursuivre je te proposerais encore une remarque ça te paraîtra
peut-être trop rapide. C’est que je crois dans les compte-rendus d’analyse
qu’il a fait il y en a une seule que l’on pourrait considérer comme peut-être
réussie. C’est d’abord très courageux de la part de Freud de nous
exposer ses psychanalyses comme il l’a fait et ensuite il y en a une seule qu’à
mes yeux on pourrait considérer comme réussie et de façon
tout à fait involontaire. C’est le cas de l’homme aux rats c’est-à-dire
qu’il est là tellement à, je dirais, à faire étalage
de son savoir à l’endroit de son patient et il arrive un moment où
Ernst lui apporte des trucs indéchiffrables LWK et puis avec un L barré
en plus ce qui pourrait nous faire plaisir à nous, une lettre barrée,
alors LWK, c’est ça ? je me trompe ? Hein ! c’est ça oui ? ou
bien c’est WKL . Non, non parce que l’ordre a une importance ou bien est-ce
WKL… ? WLK voilà, j’avais un doute, WLK comment le traduire en lui
donnant, pensant que c’est un nom polonais WLK avec le L barré. Bon,
et alors là Freud commence à construire sur ces trois lettres,
ce n’est pas quatre, trois, trois consonnes il commence à construire
là-dessus pleins de trucs et alors plus il construit comme ça
il interpréte tout azimut toujours et alors manifestement le patient
se marre et se porte de mieux en mieux, il se porte même finalement tellement
bien qu’il vont pouvoir se dire au revoir et ça va s’arrêter là.
Ce que je veux dire, moi je l’interprète de la façon suivante,
c’est au moment où Freud qui force tout le temps aussi bien les interprétations
que le jeu de son savoir il faut dire que le cas est absolument superbe, magnifique
etc. et on comprend que Freud soit complètement exalté et c’est
au moment où il fait état, où manifestement il déconne
que le type s’en sort. Alors ceci pour dire que évidemment, tu as tout
à fait raison, Lacan est venu bien entendu en position d’exception pour
reprendre ton lapsus etc. et il n’y a aucune raison qu’on ne puisse pas l’amener
à fonctionner comme ça. Il reste et c’est quand même là
la différence je crois avec Freud, c’est que c’est le premier me semble-t-il
si je ne me trompe pas, …. humblement toute la littérature analytique,
mais il me semble que c’est le premier qui aborde la question de la relation
au savoir, de la relation à cette exception des modalités de la
résolution du rapport à cette exception, c’est me semble t-il
le premier et le seul à le faire et d’une position qui est indiscutablement
une position de maîtrise. Alors ce sont je crois les éléments
qui sont la balance sans discussion et qu’au cours de ces journées on
va reprendre et essayer d’apprécier pour voir, pour voir quoi ? pour
voir si nous, nous parvenons à faire que la question vienne à
se poser maintenant autrement. Je veux dire que ces embarras savoir s’ils sont
irréductibles ou bien si la génération qui arrive, elle
peut traiter ça différemment. C’est un peu le sens de nos journées.
Moi, pour dire peut-être encore un mot , moi j’ai tendance à voir
les figures qui se sont rassemblées autour de Freud et qui sont venus
comme ça se figer comme autant de virtualités concernant les blocages,
les arrêts de notre transfert. Je veux dire ces figures comme autant de
modalités de la souffrance, du type de souffrance et du type de cogitation
et de production intellectuelle du même coup comme en produisent toutes
les souffrances que les blocages, les arrêts du transfert que les impossibiltés
de réduction du transfert ont pu provoquer c’est pourquoi j’estime que
ces figures, Ferenczi, H. Deutsch, Tausk, ces figures sont toujours vivantes
car elles constituent autant de place, de modalités que chacun de nous
peut à tous moments venir adopter et que il y a là une première
constellation symptomatique et dont j’aurais envie de dire que chacun de nous
est toujours capable à tous moments de venir occuper telle ou telle place.
Je ne parle même pas de celle de Ferenczi qui a provoqué tellement
de vocations. Je ne sais plus où nous avons entendu quelqu’un, c’était
au Chili cet été, un éminent responsable là-bas
de l’organisation officielle, le responsable, est venu nous expliquer les innovations
qu’il introduisait dans la cure, comment il progressait et c’était évidemment
si je puis dire du Ferenczi tout pur. Et je crois qu’on pourrait comme ça,
si on voulait s’amuser, constater que finalement ces figures-là nous
hantent. Elles nous restent finalement très proches. Alors voilà
, est-ce que nous allons ajouter une figure nouvelle je veux dire de souffrance
et de symptôme (…) de résolution du transfert, ou bien est-ce
que observant ce que Lacan a apporté avec le type de maîtrise qui
était le sien, qui était indiscutablement aussi bien parole de
maître, est-ce que nous allons trouver autre chose ?
C. Stein – A ta dernière question, je ne saurais répondre,
bien entendu. D’ailleurs ce n’est pas à moi que tu l’adresses, c’est
à la salle. Tu as dit par ailleurs beaucoup de choses intéressantes
qui, à proprement parler, ne demandent pas de réponse, beaucoup
de choses, qui en revanche appellent un commentaire. Tu as commencé par
nous parler du fait que Lacan renvoyait souvent à ses élèves
ceux qui venaient lui demander une analyse, je souhaiterais que tu sois un peu
plus prolixe concernant les effets que cela produisait.
C. Melman – Ah, quant aux effets, peu favorables dans les deux cas soit
que ces candidats soient venus directement chez l’élève soit qu’ils
aient été adressés par Lacan. Ces candidats si je puis
dire venus à l’analyse sur le principe je dis bien de cette séduction
magistrale.
C. Stein – Dans l’ensemble, je suis frappé de constater combien
nos points de vue convergent, alors que pourtant nous avons suivi, toi et moi,
des parcours apparemment très différents. Comme il se fait tard,
j’essaierai d’être bref.
Il est bien vrai, qu’en un sens, la dimension de la haine était étrangère
à Freud. Freud parle indifféremment de Hass, de la haine,
et d’Agression. Pour lui, c’est la même chose. Dans le contexte
où, dans L’Homme aux rats, il cite Alcibiade, il est question
de » la haine par l’amour retenue dans la répression « .
Mais dans la phrase suivante, nous sommes dans le négatif de l’amour,
alors que la haine telle que nous la concevons maintenant après Freud
– mais aussi, il faut le préciser, à la suite de Freud -,
alors que la haine est à l’opposé du négatif. Je traduis
à livre ouvert : » Nous ne connaissons pas assez bien
l’amour pour pouvoir prendre ici une décision définitive; en particulier,
le rapport de son facteur négatif à la composante sadique de la
libido, nous ne l’avons nullement éclairé. » C’est d’ailleurs
dans cette phrase, après les mots » facteur négatif « ,
que se trouve l’appel des paroles d’Alcibiade citées en note de bas de
page. Peut-être la véritable dimension de la haine qui crée
un lien indéfectible avec l’objet aimé, ne fait-elle son apparition
qu’avec le concept de pulsion de mort, et bien entendu sous une forme déguisée.
J’avance cela sous toute réserve, l’idée m’en est venue à
l’instant, peut-être mérite-t-elle d’être mise à l’épreuve.
D’ailleurs, de la pulsion de mort, il est question chez Lacan, dans le séminaire
sur le Transfert.
Je partage tout à fait le sentiment que t’inspire l’Abrégé
de psychanalyse, et j’ajouterais volontiers qu’en rédigeant ce dernier
écrit, Freud ne faisait pas autre chose que lorsqu’il distribuait des
anneaux aux membres de son Comité. Tout a commencé avec Freud,
dis-tu, mais de là à soutenir que Freud en est seul responsable,
il y a un pas qu’il faudrait se garder de franchir, car les disciples n’y sont
pas pour rien. Aucun d’entre eux n’a su se soustraire à l’emprise de
Freud, que ce soit en lui restant fidèles ou en le quittant. Il est vrai
qu’il s’y prenait très mal, en particulier avec Jung qui était
peut-être le plus doué, et sur qui, par son attente exorbitante,
il a fait peser un poids intolérable.
Tu nous a parlé de la figure de Freud et des figures qu’il a suscitées
autour de lui et qui continuent de nous hanter. En ce qui me concerne, je me
sens peut-être beaucoup moins hanté par ces figures que tu ne le
dis, à moins évidemment que je ne m’en rende pas compte. Pourquoi
dis-je cela ? Parce que je sais que si j’avais vécu à Vienne
au début de ce siècle, je n’aurais pas pu devenir psychanalyste.
Peut-être, je l’espère, aurais-je reconnu le génie de Freud
après avoir lu L’interprétation des rêves, mais j’aurais
certainement reculé devant la fréquentation de ces gens impossibles
se livrant au culte de la personnalité d’un Freud élevé
au rang de petit tyran. En fait , je suis bien content de n’avoir jamais rencontré
Freud, d’avoir échappé à une tentative de séduction
et d’endoctrinement qui aurait certainement fait obstacle à la reconnaissance
de ce que, véritablement, Freud a promu, et il faut le dire, à
son insu. J’ai parlé du retour de Freud chez Lacan. Le véritable
retour de Freud, ce n’est pas le retour de ce qu’il a proclamé au nom
de son magistère, en voulant, comme tu l’as bien dit, fixer une fois
pour toute les éléments fondamentaux de sa doctrine.
Encore une fois, la question n’est pas de savoir à quel point Freud
s’est comporté en psychanalyste, la vraie question, c’est que Freud,
sous couvert de promouvoir une science, a promu quelque chose de tout à
fait différent, que nous commençons à saisir et qui est
la psychanalyse. Il était d’ailleurs lui-même assez partagé,
puisque, comme nous le savons, il lui arrivait de dire que la psychanalyse est
une méthode dont la théorie est toujours sujette à révision.
Je ne pense pas que nous ayons nécessairement les pieds liés dans
la glaise autant que tu parais le penser. Je ne vois de glaise que dans les
institutions, dont les problèmes m’occupent de moins en moins, parce
que, tout compte fait, ils sont insolubles.
Quand on examine de près l’oeuvre de Freud – et en un sens, il se peut
que tu n’aies pas dit autre chose -, on s’aperçoit qu’autant elle est
géniale, autant elle est absolument incohérente d’un strict point
de vue académique. Cela est particulièrement remarquable lorsqu’on
relit attentivement L’interprétation des rêves, ouvrage
que, dès les premières lignes, Freud présente comme un
traité scientifique.
Pour en revenir à la haine, c’est bien elle qui est sous-jacente à
la problématique du psychanalyste d’élection. Elle est épargnée
à celui avec qui on poursuit ses séances, et de ce fait, lesdites
séances sont frappées d’un non-lieu. Elle est le support d’un
lien indéfectible avec l’élu, avec celui avec qui, par définition,
on ne saurait avoir de séances. Une fois qu’elle a cessé de soutenir
la vénération dont il était l’objet, elle donne lieu à
des manifestations d’hostilité qui, pour pénibles qu’elles puissent
être, n’en sont pas moins dérisoires au regard de ce qui est véritablement
en cause.
J’aurais encore beaucoup de choses à dire, mais il est temps que je
m’arrête, non sans ajouter ce que voici : tu as manifesté tout
à l’heure un prudent optimisme en t’adressant à la salle. Je te
rejoindrais d’une manière à peine différente en soutenant
qu’on peut permettre à Freud de continuer à faire retour, à
condition d’éviter toute transmission dogmatique de la psychanalyse.
C. Melman – Bon, merci C. Stein et puis à très bientôt
semble-t-il.