Thierry Roth : Thatyana merci, je fais président de séance et discutant en même temps. Il y aurait tellement de choses à dire, il aurait été presque plus simple que je t’interrompe plusieurs fois pour reprendre un certain nombre de points. Sur quoi rebondir? Il y aurait beaucoup de choses. Tu as fini en parlant de la chute du semblant pour la drogue, je crois que ça, c’est évidemment très juste, ils ne sont plus dans le semblant .
Thatyana Pitavy : Ça dépend, ça dépend.
T.R. : Enfin, pour la plupart, ça dépend toujours, mais enfin ils vont directement au bon objet, ou au mauvais, mais pour eux on va dire que pendant tout un temps, c’est le bon. Tu as commencé avec un cas clinique qui était un cas de psychotique, évidemment tu n’as pas beaucoup insisté là-dessus mais je crois que selon les structures, le statut de la drogue est assez différent. Je pense que tu seras d’accord, on en avait déjà parlé il y a pas mal d’années de ça. Tu as très bien dit que pour ce patient psychotique la drogue était un moyen de se soigner, de traiter l’angoisse que pour un psychotique l’envahissement de l’Autre peut provoquer, une forme, on pourrait dire, de vectorisation de jouissance, c’est-à-dire que là au moins, il y a un objet qui centre la jouissance psychotique, c’est pour ça que, avant de sevrer un psychotique il faut faire attention à comment on le traite, on peut pas le sevrer comme ça.
Il sait ce qu’il fait le psychotique. Lacan dit quelque part, je ne sais plus où : « le psychotique est normal dans sa psychose ». Effectivement, c’est tout à fait être sain d’esprit par moment que de trouver dans l’objet drogue de quoi se vectoriser un petit peu, de quoi aussi avoir des relations sociales que parfois le psychotique n’a plus du tout ou qu’il n’a plus que par ses copains de beuverie ou de toxicomanie, c’est dans les deux cas. Donc je crois que c’est important cette notion de psychose ou de névrose, parce que dans le cas d’une névrose il ne s’agit pas tellement de gérer sa structure mais de s’en échapper, c’est-à-dire la castration que se coltine à priori un névrosé pour s’en révolter ou pour s’en plaindre bien sûr, avec l’objet drogue il s’en écarte plutôt.
Il y aurait beaucoup de choses que je pourrais reprendre, je ne sais même pas par quoi … On pourrait reprendre les cas cliniques, le dernier dont tu parles, on va pas faire d’hypothèse structurale, sauf si tu …
T.P. : C’était une perversion.
T.R. : Oui, voilà, c’était plutôt dans le champ de la perversion, ce qui, évidemment, n’est pas du même registre que pour la psychose. Évidemment ce patient qui devient un pur trou, le problème, on est dans un trou pas tellement symbolisé. C’est tout le problème d’une partie des toxicomanies. Tu dis à un moment, tu finis aussi là-dessus, : « Est-ce que la drogue est un objet du fantasme? »
T. P. : Je vais à contre courant d’ailleurs.
T.R. : À contre courant, alors je sais pas si je vais aller à contre courant.
T.P. : Vas-y, vas-y, on peut discuter.
T.R. : Si tu veux, ce qui me poserait problème, c’est que ce qui permet l’existence d’un sujet, d’un désir et d’un fantasme, c’est quand même qu’il y ait du manque. Ce que le toxicomane fait c’est qu’il l’obture par un objet. On peut peut-être dire qu’il crée un néo fantasme, tu parlais du fort da, c’est un fort da plutôt réel, c’est-à-dire, l’objet est vraiment là et s’il est pas là, on le cherche. La vie d’un toxicomane se résume à ce truc binaire qui est de courir après un dealer pour récupérer son objet, ensuite il le consomme, ensuite il cuve un peu ce qu’il a consommé, avec l’aide d’un autre produit la plupart du temps pour gérer la descente, et puis ensuite l’organisme est à nouveau en manque et il recherche l’objet, il le reprend, il le rejette, enfin il le consomme, donc il n’est plus là, il va le rechercher. Il y a quelque chose d’un fort da mais qui est plutôt un fort da réel , plutôt que celui du petit fils, je crois de Freud, qui jubilait de ce sentiment de faire avec l’absence.
Donc cause du fantasme, ça impliquerait qu’il y ait quelque chose de l’ordre d’une mise en action d’un manque fondamental qui soit en route, qui soit en place. Peut-être on peut déjà s’arrêter là-dessus, est-ce que tu penses que ça peut mettre en place quelque chose de ce type là, ou alors que c’est un fantasme d’une nature très différente?
T.P. : Je vais commencer par te répondre à cette dernière remarque que tu fais. Si on réduit la toxicomanie à une conduite, à un comportement, évidemment, on va pas trouver aucun type de singularité ou d’écriture fantasmatique. Là mon souci , c’est de prendre la toxicomanie prise dans un transfert, dans un espace, on va dire, de la cure et là c’est tout autre chose qui se met en place, c’est-à-dire, soit on parle de la toxicomanie comme je parlais un peu de généralité au sens large, social, de quelque chose qui donne à voir, pourquoi pas? Mais c’est pas la même chose que ce qui se produit dans l’espace du transfert, dans le temps d’une cure.
Alors il y a cette question de structure, effectivement, où je dirais que la fonction drogue elle est pas la même au départ, encore une fois, une fois qu’elle est prise dans la parole, c’est tout autre chose, c’est une écriture, une analyse, ou une thérapie comme ça se passe en institution, encore que je fais pas de distinction, je pense que on est analyste ou on ne l’est pas, partout où on parle, que ce soit à l’hôpital psychiatrique, en centre de toxicomanie, au cabinet, soit on est dans une position, soit on n’y est pas, il y a une éthique là qui est très radicale du côté de l’analyste.
Donc je dirais ça. Une fois que ça s’inscrit dans un travail d’un par un, ce vers quoi ça va aller, c’est vers un point d’identification, et qui dit point d’identification dit point de fantasme, ou point de jouissance.
T.R. : Oui, puisque tu le prends déjà en traitement, le toxicomane, moi j’en parlais comme toxicomane avant le traitement.
T.P. : Mais celui-là on n’a pas accès, avant, on n’en sait rien.
T.R. : Ce qu’on sait c’est les patients qu’on va voir deux fois et qu’on ne revoit plus, là on se rend bien compte que quelque chose du transfert et de la parole et éventuellement quelque chose de l’arrimage à quelque chose de l’ordre du fantasme, on voit bien qu’on n’y arrive pas. Effectivement, dans le cas dont tu as parlé, qui en plus est un cas de psychose, mais peu importe …
T.P. : Et l’autre c’est une perversion.
T.R. : Oui dès lors qu’il y a un transfert qui se met en place et qui dure, c’est pas le cas de tous, tu seras d’accord avec moi, dès lors qu’il y a un arrimage transférentiel, il y a quelque chose, y compris de l’ordre du symbolique qui peut se mettre en place, et aussi de l’ordre de l’imaginaire.
T.P. : Et c’est de là qu’on peut parler en tant qu’analyste.
T.R. : D’accord, mais à ce moment-là, est-ce que c’est l’objet drogue qui devient cause du fantasme ou est-ce que la cure ne consiste pas à rechercher le fantasme qu’il y a derrière cet objet drogue, c’est-à-dire, que l’objet drogue a recouvert, a empêché? Est-ce que le but de la cure c’est pas, avec l’aide médicale très souvent, les produits de substitution ou autres, parce que il faut bien que le rapport à l’objet et à ses effets se calme un peu pour qu’on puisse travailler, parce que sinon, c’est toute la dispute entre certains analystes, Melman étant un des rares, même un des seuls, qui prônait la substitution à l’époque en disant : « Pour qu’ils puissent parler il faut déjà calmer un peu », ce qui parait aujourd’hui assez évident mais à l’époque ça ne l’était pas. Donc dès lors qu’ils sont un peu calmés et qu’il y a un transfert, on peut travailler là-dessus. Et je me demande si à ce moment-là c’est pas aller rechercher le fantasme sous-jacent que la toxicomanie a étouffé, pour peu qu’il y en avait un à un moment.
T.P. : Il y a toujours du fantasme, même chez le sujet psychotique, c’est un (arrimement) clinique auquel je tiens très fort, cette identification, cet homéomorphisme qu’on retrouve chez les psychotiques réduits à l’objet est une forme d’identification, être l’objet déchet, c’est une forme d’identification, on peut pas dire autrement, alors il faut qu’on détermine qu’est-ce qu’est le fantasme.
T.R. : Qu’est-ce qu’est le sujet aussi, ou qu’est-ce qu’est le moi? Par exemple, après je vais repasser la parole à la salle, il y aurait pas mal de choses à dire …
T.P. : J’aurais encore deux choses à te répondre par rapport à ce que tu m’as posé avant. Il y a cette question que tu disais, si on part du patient, si on part du sujet, à partir du moment où il est rentré dans le transfert, c’est une chose. En dehors du transfert, j’ai envie de dire, on n’en sait rien, on voit, c’est une conduite, un comportement, on sait pas. Si quelqu’un vient pas te parler d’où il en est vis à vis de ça, on voit juste le comportement, la phénoménologie, pourquoi pas.
Ça, c’est une question, mais ce qui me titille parfois, au cabinet, c’est par exemple quelqu’un qui vient, qui a un symptôme, une problématique, il commence à parler, ça met des années, j’en ai vu une qui a mis deux ans pour me dire qu’elle était toxicomane aussi, ce qui n’est pas rien de faire une cachoterie comme ça en analyse, c’est pas rien, c’est-à-dire c’est comme si elle ne voulait pas mettre ça pour être mis au travail, je veux dire pour que ça devienne l’objet cessible, détachable. Ce qu’on ne dit pas en analyse, c’est qu’on ne veut pas se décoller de la Chose. Ça, c’est toujours un truc qui me surprend parfois.
La question de la chute du semblant, ça, c’est un autre point effectivement qui me parait important parce que, là où j’en parlais, c’est drôle, même ce patient qui était là dix ans derrière ce local poubelle et qui regarde l’autre par la vitre teintée, par un filtre, il y a de l’Autre quelque part. Effectivement il est déchet, il ne peut pas se montrer, mais il y a de l’Autre, la preuve c’est qu’il a pu s’inscrire dans quelque chose où il y avait de l’Autre.
Mais dans ce type de cas que je décris à la fin, il y a quelque chose qui m’impressionne beaucoup parce que ça se passe dans des caves, dans le noir, avec des produits comme ça, être réduit … ça pour moi, c’est une position fantasmatique, être le réceptacle de tous les hommes, se faire un trou perforant, si c’est pas un fantasme, si c’est pas un pôle qui vient chercher un point d’identification à ce trou-là, je sais pas, mais je ne pense pas qu’on peut quitter le semblant en fait, même si là je dis, c’est chaud ! c’est-à-dire c’est poussé à …
T.R. : Là on n’est plus du tout dans la grotte aux sexolytiques, comme disait Melman. C’est la drogue comme permettant de faire du sexe un objet drogue en lui-même, c’est-à-dire quelque chose de complètement illimité. J’avais eu un patient homosexuel comme ça, et cette drogue ça durait 24 heures sans qu’il y ait possibilité d’une éjaculation, c’est-à-dire quelque chose qui ferait éventuellement arrêt, quelque chose qui ne pouvait pas finir, parfois ça finissait par l’angoisser d’ailleurs.
T.P. : Oui ben, une tentative de suicide pour revenir nous voir, pour être rassuré qu’il y avait quand même, je sais pas après la suite mais, ne pas rater son image, je sais pas comment tu vois la chose mais ça je trouve très costaud.
T.R. : C’est pour ça, après j’arrête là-dessus pour laisser la parole à la salle. Quand tu poses la question, qu’on se pose tous dans ces cas-là : comment ça se fait qu’un objet …? Pourquoi les objets prennent une telle valeur pour un sujet?
Moi j’aurais tendance à répondre que si un objet prend une telle valeur pour un sujet, c’est justement pour que ce sujet puisse ne plus avoir à faire face à son existence de sujet. C’est quelque chose qui fait bouchon à ce qui vient derrière, faire castration, faire fantasme, faire un désir subjectif et là, ça devient dans beaucoup de cas quelque chose de quasiment organique. C’est pour ça que Melman disait que le toxicomane quitte une économie basée sur le signifiant pour rentrer dans une économie psychique basée sur le signe, il est là ou il est pas là. Et quand il est là il faut le prendre, et quand on l’a … c’est quelque chose comme ça. Il n’est pas évident, même si ton optimisme te permet de le trouver, mais il n’est pas évident.
T.P. : Je suis pas optimiste, je les eus en cure, je vois aussi qu’il y en a certains qui s’en sortent.
T.R. : Bien sûr, dans la cure il se peut qu’on arrive à arrimer quelque chose. Il y a aussi des patients qu’on voit quatre, cinq fois, suffisamment pour avoir une idée de ce qui se passe pour eux, mais avec lesquels le transfert ne se fait pas.
T.P. : La concurrence elle est trop grande. J’ai pas osé (incompréhensible) mon patient psychotique parce qu’il était accroché à moi parce que j’avais des goûts de luxe moi aussi, il était identifié.
T.R. : Il te proposait, tu n’en voulais pas mais il te proposait.
T.P. : Je voyais bien qu’il était sensible à ça. Là je voyais bien que ça lui parlait.
T.R. : Bon, écoutez, est-ce qu’il y a des questions? Je vais privilégier les quelques-uns qui ont bien voulu venir en commençant par la salle en présentiel. Est-ce que quelqu’un parmi vous voudrait dire un mot? Bernard peut-être.
Bernard Vandermersch : Comme tu m’as fait l’honneur de me citer plusieurs fois je suis très embêté parce que ton travail est quand même extrêmement … , il aurait peut-être mérité d’être un peu … moins énorme,
T.P. : Oui mais vous êtes venus me chercher dans mon travail de recherche.
B.V. : Voilà. Il y a plein de choses qui font difficulté. Par exemple, je comprends pas l’expression « petit a cause du fantasme ». Qu’est-ce que ça veut dire? Le fantasme n’a pas de cause, le fantasme est un soutien du désir, et pour qu’il se constitue il faut que quelque chose soit substitué au manque à être du sujet. L’objet petit a, dans la façon dont je l’entends, c’est quelque chose qui a été cédé par le narcissisme du sujet pour venir dans cette fonction de cause, mais avec un fantasme, dans le fantasme inconscient, généralement, et ça soutient le désir, ça n’est pas l’objet du désir, c’est l’objet cause.
Avec la drogue, on sait plus trop, parce que, est-ce que c’est l’objet cause du désir?
T.P. : C’est pas une causalité en tous cas, c’est un support, je le prends comme un support.
B.V. : Il est difficile de parler de causalité parce qu’il n’y a de cause que parce qu’il y a un sujet. Les phénomènes n’ont pas de cause, ils ont une succession obligée, l’idée même de cause c’est parce qu’il y a un sujet qui s’y retrouve pas, qui se demande qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce qui se passe dans la chambre des parents? Qu’est-ce qui fait la cause? Parce que c’est le sujet lui-même qui est en défaut dans le symbolique.
Bon, excusez-moi pour le baratin. Mais je comprends pas l’expression ‘l’objet petit a comme cause du fantasme’.
T.P. : C’est déjà une provocation aussi, mais il y a cette notion de support qui me parait importante. Évidemment c’est pas eux qui disent « le fantasme produit ça en moi », c’est une lecture que je fais après coup et un certain suivi. Y a quelque chose qui vient supporter, là où il y a panne du désir, effectivement, parce que faire recours à la drogue de cette façon-là, être dans le rapt de l’objet, c’est qu’il y a quelque chose dans leur propre désir qui ne se met pas en route, qui ne se montre pas. Et ils vont trouver dans ce type d’économie d’arrimage quelque chose où ils vont pouvoir se supporter, quelque chose du semblant, je suis pas d’accord, du semblant. C’est un objet qui va se mettre en médiation avec l’autre quand ils viennent parler, qu’ils peuvent pas parler encore de qu’est-ce qu’il y a dans la chambre des parents, ou de deuil, de décès ou de multiples traumatismes qui les ont traversés, l’objet drogue il apparait direct comme ça, ça permet une entrée directe à la parole, au symbolique même.
Je crois qu’on peut pas bâcler vite cette question de la drogue qui est comme un objet chimique, toxique. C’est un signifiant, c’est un signifiant, c’est un objet chimique, toxique, c’est un fétiche aussi. Quand je parle de polymorphisme, c’est dans ce sens-là aussi.
B.V. : Puisque tu parles de fétiche, Freud le situe très clairement comme un déni de la castration maternelle, c’est le phallus, en même temps elle l’a, en même temps elle l’a pas. On voit pas trop comment, à ce niveau, elle fonctionne cette drogue. Évidemment, sauf peut-être à la fin dans l’histoire de l’homosexuel, du grand trou là, c’est impressionnant! Justement si tu peux expliquer d’une part la jouissance du corps d’un côté, et d’autre part la jouissance sexuelle, phallique. Là on a l’impression qu’il y a une espèce d’indifférenciation. Surtout l’usage de la drogue qui engendre une jouissance du corps au service d’une jouissance hors-corps, supposée être hors-corps. Cette espèce de conversion, est-ce que tu as une idée là-dessus? En même temps il y a un fantasme, ce fantasme d’être l’anus universel, tu vas jusqu’à le déspécifier, il ne s’agit plus d’un orifice partiel, d’une jouissance partielle, mais de quelque chose qui serait vraiment élever le sujet à la dignité de la vérité absolue du sujet, un pur trou. Est-ce que ça serait une démarche quasiment philosophique?
Encore un mot à propos de l’objet petit a, l’objet petit a il y a quand même une restriction, c’est que c’est un plus de jouir, c’est un différentiel de jouissance. Quand il devient toute la jouissance, la jouissance toute, quand le sujet est complètement identifié au déchet, on n’est plus tout à fait dans le même registre. Lacan nous dit « Regardez l’inhibé de la page blanche, – comment il dit déjà?- L’obsédé de la page blanche, quel est l’étron de son fantasme? », c’est-à-dire que c’est quelque chose de partiel. Ton patient, à part le regard, il se relie totalement pour de vrai quelque part, au déchet.
T.P. : C’est ça que je dis, qu’il y a un passage
B.V. : Je pense qu’il est difficile, c’est ma marotte, c’est difficile de garder le même terme, objet petit a, pour quelque chose qui devient un objet cessible, partiel, le sujet se fait être cet objet, mais c’est de l’ordre du fantasme, et d’être carrément l’objet déchet, ça n’est pas la même chose. Est-ce que quand l’objet petit a n’est plus partiel, est-ce qu’on doit encore l’appeler objet petit a? Voilà.
T.P. : Mais je l’ai pas appelé objet petit a, j’ai dit qu’il y a un passage qui va être fait, qu’a fait ce garçon, c’est-à-dire qu’il y a plusieurs temps, il y a ce temps où il est derrière cette poubelle, là il est sans soins, il est psychotique plus plus plus, toxicomane plus plus plus, réduit à la Chose, là on ne parle pas de l’objet. C’est dans l’après coup, au moment où il va mettre ça au travail qu’il va pouvoir reprendre, il en parle comme d’un traumatisme, il était choqué lui-même, tout psychotique qu’il est, d’avoir pu rester dix ans avec des poux sur tout son corps, sur tous les poils du corps, il a perdu toutes ses dents. C’était tout un travail pendant la cure de refaire ses dents, c’était une pulsion de destruction, je sais pas si c’est de mort, je sais même pas comment faire la différence. Là on n’est pas dans l’ordre de l’objet petit a. C’est dans l’après coup qu’il dit « j’étais cette chose-là, j’étais cet abject-là », c’est ça qu’il avait mis au travail, qui va se déplier et qu’il va pouvoir commencer à nommer, la drogue va commencer à diminuer, présence/absence, après je rentre au rang d’héroïne puis on y va jusqu’à ce qu’il me dise « Voilà, je suis guéri, au revoir ». C’était tout un travail, c’était laborieux tout cela.
B.V. : Alors chez ce patient, qui a été victime d’un fantasme maternel, qui abolissait ses besoins, enfin qui niait les besoins du corps, il se retrouve reconstituer quelque chose en se créant lui-même le besoin, parce que la drogue crée le besoin, comme s’il avait retrouvé dans la drogue une autre alternance, celle qui n’était pas permise par …
T.P. : Oui, là c’est un objet inventé qui vient à côté, avec celui-là il va pouvoir jouer quelque chose.
B.V. : Une sorte de, de retrouver un corps du besoin, c’est bizarre mais le mépris du besoin de l’enfant, c’est rare. Et donc reconstruire l’alternance du besoin autrement.
T.P. : Il y a un élément que je n’ai pas évoqué là mais qui est peut-être, mais tu me diras, qui aidera même à comprendre. Avant de me quitter il m’avait laissé une lettre, adressée à l’institution, mais il l’a laissée à mes soins, où il laissait son corps, il laissait son corps, en cas de mort, c’est La Terrasse qui doit s’occuper de son corps, qui doit le jeter dans la fosse commune, dans la fosse commune, c’est-à-dire ça retourne là, où y a pas la science ni personne surtout, il avait une haine de sa mère, il voulait la tuer, des années de haine, c’était chaud aussi là. J’ai conservé la lettre mais c’est pas rien.
T.R. : Je voudrais juste rappeler que c’est pas que l’aspect chimique du produit drogue. Il y a des objets, par exemple des addictions aux jeux, aux jeux video, à la pornographie,
T.P. : Mais on parlait des toxicomanies là.
T.R. : Oui, dans certaines addictions avec des objets qui ne sont pas des produits chimiques on retrouve quasiment le même fonctionnement, il n’y a pas besoin obligatoirement de l’effet d’un produit pour retrouver quelqu’un complètement éjecté de sa vie dans une dépendance aux jeux video ou aux jeux d’argent.
Bon, est-ce qu’il y aurait une ou deux questions dans la salle virtuelle sur Zoom? Prenez la parole directement parce qu’on voit pas bien l’écran de là où l’on est, s’il y a quelqu’un qui souhaite dire un truc, prenez la parole, ou dans la salle réelle si les gens sur Zoom sont trop occupés, ou Bernard.
B.V. : C’est ce que je fais. Tu dis « il y a pas besoin de la chimie », mais l’addiction produit une chimie cérébrale, in fine ça se retrouve quand même parce que les toxicomanies, enfin les drogues ont une parenté avec les récepteurs cérébraux.
T.R. : De ce point de vue alors, est-ce qu’on peut dire qu’il y a des drogues dures et des drogues douces?
B.V. : Ben, peut-être quand même, je sais pas.
T.P. : Je sais pas trop, il y a des usages extrêmes. Si on fume la même quantité de cannabis … si on fume vingt joints d’un coup on est stone, même plus, on part en hôpital psychiatrique.
T.R. : Il y a des gens qui vont prendre de la coke de temps en temps et qui n’auront aucun problème d’addiction alors qu’il y a des grandes addictions au cannabis.
T.P. : Oui mais ça c’est pas une toxicomanie, un usage ponctuel, ça n’est pas une toxicomanie, c’est une structure la toxicomanie, c’est un montage, on va dire. Là par rapport aux jouissances de cet homme de la fin, du dernier cas, il y a un montage effectivement, il sollicite plusieurs jouissances à la fois. Quand je dis réceptacle, c’est vrai qu’il y a quelque chose qui met tout, toutes les jouissances dans le même trou.
B.V. : En même temps il fait sauter la limite de la jouissance sexuelle, la jouissance phallique elle est quand même marquée par la finitude et l’idée, c’est de faire sauter la frontière du sexe, c’est-à-dire il y a quelque chose du refus de la jouissance phallique quelque part.
T.P. : Mais il ne peut que jouir en passivité, sa jouissance au sens sexuel du terme pour lui, c’est dans la passivité. Parce que sinon il est en train de violer les autres derrière quand il prend sa position mâle, c’est déjà autre chose.
T.R. : C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre non plus, quand tu dis qu’il en a vu cinquante dans la nuit, l’autre s’est complètement anonymisé.
T.P. : Là je suis d’accord pour parler de chute du semblant, là dans ce cas je dis que c’est un cas extrême , mais pour les autres je ne suis pas d’accord.
B.V. : Mais justement, est-ce qu’il dit à quoi il pense en dehors d’être un pur trou? Est-ce qu’il y a une fantaisie ou quelque chose encore, ou bien … ?
T. P. : Alors c’est encore plus dingue l’affaire, parce qu’il n’est pas un pur trou tout le temps. C’est une réalité ponctuelle, c’est quelque chose qui vient à ce moment-là l’identifier à cet endroit-là. En dehors de ça, c’est un vendeur plus plus plus de chaussures de femmes.
B.V. : Oui mais est-ce qu’il avait une histoire qui l’a mené au pur trou? Est-ce qu’il y avait un soutien fantasmatique?
T.P. : C’était la Chose de sa mère, le père très absent, dans un rapport incestueux avec sa mère, ça partait de là, on va dire, la perversion. Après je pense que la rencontre avec ce type de drogue, le chem sex là dont on parle, c’est quelque chose qui pousse de façon étonnante, même ceux qui s’imaginaient pas capables d’ aller dans un truc comme ça. C’est des gens insérés qui font ça.
T.R. : Essentiellement homosexuels il me semble. Est-ce que tu as déjà vu des couples hétérosexuels avec du chem sex?
T.P. : Parfois à trois ça peut se faire.
T.R. : Est-ce que les femmes en prennent?
T.P. : J’ai pas trop entendu, ça reste quand même très … par contre des jeunes.
Valentin Nusinovici : Je voulais demander si, puisqu’on a parlé du fantasme, est-ce que ça mime le fonctionnement du fantasme, c’est-à-dire est-ce que ça mime une aphanisis? Parce que c’est difficile de … Tu as bien voulu rappeler ce que j’avais dit « Y faire sans poinçon ». Y faire sans poinçon c’est justement y faire sans la structure du fantasme, sans le fonctionnement du fantasme.
T.P. : Mais je lisais pas comme ça. Je t’entendais pas comme ça.
V.N. : Ma question c’est surtout : est-ce qu’il y a quelque chose qui mime l’aphanisis là dedans?
T.P. : Oui, l’agent, le sujet c’est l’objet. Il est pas divisé le sujet là, nous sommes pas dans un sujet divisé au sens classique du terme, mais ce qui divise, là, ce sont les jouissances. Ce qui vient marquer, parce que ya des limites dans certaines jouissances aussi, on n’est pas toujours dans ces cas extrêmes.
Jean-Luc Cacciali : À propos de ça ‘ est-ce que le sujet est divisé?’, Thatyana, à propos du sujet divisé, est-ce que l’on peut dire que pour ce patient, ça serait S barré égale petit a?
T.P. : Oui, d’ailleurs Marcel Czermak la donne cette équivalence dans le passage à l’acte, il y met le sujet équivalent, aussi long, avec l’objet.
JL. C. : Oui mais alors est-ce que c’est pas quand même à propos du sujet divisé, est-ce que c’est pas quand même S barré = a? C’est-à-dire quand même un sujet divisé, qui peut être égal à petit a, mais qui n’est pas qu’égal à petit a, qui est quand même divisé par rapport à cette formule, à cette formule subjective.
T.P. : Oui, oui.
JL. C. : Que ce n’est pas S = a mais S barré = a.
B.V. : Mais ça l’est que dans un moment ponctuel, c’est les moments d’éclatement du fantasme,
T.P. : Du passage à l’acte.
B.V. : Du passage à l’acte, c’est quand même les limites du fantasme, quand on s’identifie à l’objet, quand on est purement identifié à l’objet petit a, c’est quand même le forçage du fantasme.
T.P. : Oui, alors peut-être on pourrait dire : cause d’un forçage du fantasme. Parce que qu’est-ce que ça produit là, dans un passage à l’acte, puisque on retourne à notre question ‘ est-ce que la drogue permet d’éclairer l’objet petit a?’ La production dans un passage à l’acte, c’est un objet petit a.
B.V. : Non parce que c’est le sujet lui-même qui devient totalement, et pas du tout de façon partielle. L’objet petit a c’est quelque chose … le sein, les fèces etc. je ne suis pas un sein, c’est simplement une façon de me faire être quelque chose, puisque je suis rien en tant que sujet.
T.P. : Oui mais quand un sujet se jette, qu’il sort de la scène,
B.V. : Oui mais ça c’est le passage à l’acte.
T.P. : Oui, je parle de ça.
B.V. : D’accord.
T.P. : Dans des pratiques comme ça, nous sommes dans la production d’un objet petit a.
B.V. : C’est la limite du fonctionnement de l’objet petit a où il ne fonctionne plus pour pouvoir représenter partiellement, présentifier partiellement le sujet, le sujet devient totalement identifié à son corps, son corps entier, c’est autre chose.
T.P. : Dans ce séminaire de L’angoisse, quand Lacan parle du passage à l’acte, il donne l’exemple de la jeune homosexuelle, quand elle se jette, c’est le sujet, l’objet qui fait sauter le poinçon, c’est elle toute entière qui est l’objet. C’est ça que je suis en train de dire, c’est une production de l’objet, c’est ça qui apparait comme résultat de l’acte.
T.R. : Ce qu’il y a c’est que la jeune homosexuelle elle le fait une fois, elle le fait pas tous les jours. Le toxicomane il le répète tous les jours.
T.P. : Oui il se jette tout le temps, il peut être en train d’aller chercher …
T.R. : Ça c’est violent.
Bon écoutez, il est un peu plus déjà que l’heure. Merci à tous, sur Zoom et dans la salle. On se retrouve donc fin juin. À bientôt.
T.P. : À bientôt.