Discussion après la conférence de Pierre Marchal
22 novembre 2022

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COLLECTIF
Le Grand Séminaire
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Discussion

Th. Roth. Merci beaucoup Pierre de n’avoir pas levé tous les malentendus, et de donner une chance à Angela d’en lever quelques-uns. Angela je te donne la parole comme prévu.

Angela Jesuino. Merci beaucoup, Pierre, et d’abord pour la forme de ton exposé,  parce qu’effectivement ça nous met au travail, et ça nous invite à ne pas nous taire. C’est une invitation à ne pas nous taire, à ne pas nous taire dans les commentaires. C’est vrai que tout le travail que tu nous apportes, le travail du signifiant, de la langue, nous fait résonner, nous fait entendre des pistes précieuses par rapport à cet aphorisme, des pistes qui m’intéressent beaucoup. Tu as plusieurs fils, mais il y a deux choses que je voulais mettre en exergue, c’est plus pour souligner ce que tu as amené toi-même du côté de l’entendre, qui est plus du côté de la lettre, d’une lecture, du déchiffrage, sur quoi Lacan insiste beaucoup y compris dans Encore, et cette question de l’effet d’écriture de l’interprétation, qui est quelque chose qui me semble très important. Nous avons à lire le dire en tant qu’analystes. L’écoute c’est aussi de l’ordre de la lecture, ça me semble très important. Et puis ce que tu amènes aussi par rapport à la transcription que tu dis qui n’est pas une traduction de l’unbewust par l’une-bévue, c’est une discussion, ça. Est-ce que c’est une traduction ? Est-ce que c’est une transcription ? Parce que c’est quelque chose qui travaille, comme tu dis c’est un passage à l’écrit, mais moi je dirais plutôt que c’est une traduction qui met en jeu la question de la lettre justement. Et quand on entend  comment Lacan raconte comment il est arrivé à ça, il dit qu’il faut l’ avoir dit cent fois ou soixante-sept fois dans sa tête : unbewust, pour entendre une-bévue. Il y a quelque chose de la parole qui se dit, qui passe à l’écrit, et ce n’est pas peu de chose, parce que quand on passe de l’unbewust à l’une-bévue, c’est presque une nouvelle définition de l’inconscient.

Tout ce que tu nous amènes c’est comme des petits cailloux sur la route pour pouvoir entendre quelque chose de cet aphorisme, et ces pistes que tu ouvres par rapport à la lettre, à l’écriture et à la jouissance qu’il y a aussi du côté de la lettre, pour moi ça me fait travailler pour entendre cet aphorisme.

Et puis un autre point qui m’a beaucoup intéressée, c’est quelque chose que Martine avait aussi ouvert comme piste, la question de comment entendre cette phrase du côté du transfert et du côté du trajet d’une cure. Et là, il y a quelque chose parce que je pense que cette phrase en elle-même apporte un nouage R S I. C’est déjà noué dans l’aphorisme. « L’amour, c’est ce qui permet à la jouissance de condescendre au désir ». Un nouage Imaginaire (l’amour) Réel (la jouissance) et Symbolique (le désir), un nouage qui me parait intéressant pour entendre quelque chose de cette phrase dans ce nouage même, dans la possibilité de ce nouage même. Même si je trouve que tu as tout à fait raison, de ne pas, comme a fait Martine d’ailleurs, ne pas enfermer l’amour du côté de l’imaginaire et de l’amour narcissique. Evidemment que Lacan va plus loin dans cette question de l’amour et dans le séminaire Encore lui-même. Mais entendre cet aphorisme comme la possibilité d’un nouage R S I ça me semble aussi être une piste intéressante de travail, car tu nous mets au travail.

Voilà un petit peu ce que je voulais te retourner dans un premier temps, mais peut-être qu’il y a aussi quelque chose que tu voulais dire sur ce que je souligne en rouge dans ce que j’ai pu entendre, par exemple sur cette question de ce nouage.

P. M. Oui, les premières écritures de Lacan ne sont pas des représentations du nœud borroméen. Au fond  dans le nœud elles ne font intervenir comme écriture rien d’autre que des ronds de ficelle et des lettres,  qui ont trait d’une part à l’objet a qui est au centre, et aux trois jouissances qui sont inscrites. C’est pour ça que je pense qu’avec l’écriture du nœud borroméen, il y a quelque chose qui tente de s’écrire de l’économie des jouissances.

A.J. Oui tout à fait, et c’est d’ailleurs pour ça que ça peut nous aider pour la clinique contemporaine, pour la clinique des jouissances. Mais c’était dans l’idée de pouvoir lire cet aphorisme come un nouage de ces trois registres, est-ce que ça te parle à toi ?

P.M. Oui, certainement, certainement. Mais ce qui me paraissait plus directement impliqué dans l’aphorisme lui-même, c’était plutôt l’amour comme condition d’une cure possible. L’amour c’est ce qui permet à la jouissance de condescendre au désir. C’est vrai qu’on peut en faire une lecture avec le nouage borroméen, mais je trouve qu’il y a d’abord cette affaire-là ; l’amour, c’est la condition même d’un travail de cure. Et à ce moment-là il parle de l’aisance qu’ont les femmes…

A.J. Oui mais justement comment tu entends ça, Pierre ? Pourquoi à ce moment-là, il parle de cette facilité soi-disant que les femmes ont ? C’est ça qui est formidable il en parle, de cette aisance des femmes par rapport au transfert, mais est-ce qu’il donne une indication concernant les femmes sur leur rapport à l’amour, par exemple ?

P.M. Je ne sais pas. Je dirais plutôt une position particulière de la femme par rapport à la ,jouissance. Je pense que la femme fait plus immédiatement référence à ce signifiant du manque dans l’Autre, ce que les hommes ne font pas, à mon avis.

 

Th.R.  Qui souhaite intervenir  dans la salle ?  Poser une question, faire une remarque à Pierre ?

X. J’aimerais bien me lancer si c’est possible. Vous avez fait référence à l’étymologie et vous avez eu raison, à propos de condescendre, mais enfin condescendere – c’est pour la question que j’y insiste, pas pour la cuistrerie – ça signifie en latin se mettre au niveau de, à la portée de. Si on le lit comme ça, l’amour permet à la jouissance de condescendre, de se mettre au niveau du désir, qu’en pensez-vous ? La jouissance peut-elle se mettre au niveau du désir, arriver au niveau du désir ?

P.M. L’affaire n’est pas que la jouissance disparaisse au profit du désir, je l’ai dit. On ne passe pas d’une économie à l’autre. La jouissance condescend seulement au désir, elle fait avec le manque. En prenant l’étymologie ancienne du 15ème et 16ème siècle,  condescendre c’est se mettre à la place de l’autre, et de ce qu’il n’a pas, pour parler lacanien. Je pense que c’est ça l’amour dont Lacan fait état dans l’aphorisme, c’est celui qui donne la possibilité même au transfert et donc à tout le travail de la cure.

Th.R. On pourrait peut-être, Pierre, prendre une illustration clinique très simple de ce que vous venez tous les deux de dire. Prenez un toxicomane. On peut dire qu’en général, sa jouissance est tout à fait déconnectée de la castration, du manque, et du désir. Il arrive que lorsqu’un toxicomane tombe amoureux il y ait un changement dans son mode de jouissance, qu’il se mette à laisser de côté en partie ou complètement parfois, la jouissance toxique, et à redécouvrir quelque chose qu’il avait auparavant laissé de côté, la jouissance sexuelle, et à retrouver grâce à l’amour, une jouissance qui se noue au désir. Et je suivrais tout à fait Angela sur le côté du nouage R S I, entre le côté imaginaire de l’amour, le côté symbolique du manque-à-être du désir de et le côté réel de la jouissance. Mais en tout cas si l’on prend les cas de toxicomane, en tous cas certains, moi j’en ai reçu certains chez qui c’était tout à fait clair, il y a un changement dans l’économie de la jouissance qui peut être permis, au moins temporairement je ne vous dis pas que ça dure trente ans, qui peut être permis par la rencontre amoureuse.

A. J. : Mais Thierry pour abonder dans cette voie que j’ai essayé de donner et à laquelle tu donnes une illustration clinique très concrète et intéressante, Martine Lerude a fait cette hypothèse que le condescendre de la jouissance, c’était d’aller dans le champ du signifiant. Condescendre au désir, cela voudrait dire entrer dans le champ du signifiant, dans le champ du symbolique. Est-ce qu’on ne pourrait pas dire que condescendre serait cette possibilité que la jouissance soit nouée au symbolique.

P. M. la jouissance phallique ?

A. J. La jouissance nouée au symbolique

P. M. C’est comme çà que Lacan l’appelle dans le nœud borroméen, la jouissance Autre la jouissance phallique, et la joui-sens.

A. J. Et la jouis-sens, absolument. Mais puisque nous sommes en 63, il avait déjà posé ces trois lettres, R, S, I, parce que ça date

P. M. Oui ça date de l’après-guerre.

A. J. Oui, tout à fait. Alors est-ce qu’on pourrait – c’est un artifice, une hypothèse, est-ce qu’on ne pourrait pas entendre ce « condescendre » comme un nouage de cette jouissance avec le symbolique ? Voilà,  c’est une piste de travail, je ne sais pas si tu serais d’accord, Pierre, Thierry, je ne sais pas, c’est une proposition.

Th. R. Oui moi je serais assez d’accord mais on va laisser Pierre…

P. M. Je pense que c’est très bien. Je veux dire que faire référence au nœud borroméen, ça oblige à parler de la question des jouissances, et au fond c’est de ça que Lacan nous parle, pas explicitement bien sûr, mais c’est déjà là en gésine dans cet aphorisme.

A. J. Absolument. Donc tu es d’accord ?

P. M. Ce n’est pas le désir plutôt que la jouissance, c’est que le désir vient mettre en place des modalités de jouissance différentes, c’est comme ça que je dirais.

Th. R. moi je dirais que c’est l’amour qui met en place des modalités de jouissance différentes. Il est lié au désir, mais s’il n’y a pas d’amour, cette jonction ne se fait pas forcément du coup.

P. M. Oui, absolument.

A. J. Mais vous voyez comme il y a la nécessité des trois termes.

Th. R. Oui. Est-ce qu’ils suffisent ou est-ce qu’il en faut un quatrième ? ça c’est une autre question.

A. J. C’est une autre question, mais on voit bien que comme dans le nœud borroméen, il faut que ces trois termes soient noués pour que ça marche, pour que cette phrase puisse marcher.

Th. R. Oui. Est-ce qu’il y a d’autres questions dans la salle, pour poursuivre le débat ?

Pierre Coerchon : Moi j’avais une question, Pierre, qui a ses références dans la leçon quatre de Encore, celle où Lacan distingue le signifiant du côté de ce qui s’entend, et le signifié du côté de l’écriture et de la lettre. A un moment donné, c’est peut-être une façon d’entendre condescendre, il parle de Saussure, et il met le signifiant au-dessus de la barre, et le signifié en dessous de la barre, et il évoque le fait que l’amour dans la psychanalyse aussi c’est pouvoir aimer – par exemple, un maître n’aime pas – mais que ça rate. Et là-dessus, il évoque l’endroit où dans l’écriture çà se lit mal, et il ramène la question de l’acte manqué, du lapsus,  et il dit à ce moment-là comment le signifiant s’insinue dans le jeu de la lettre, c’est ça aussi la question de lalangue, en un seul mot, c’est ce qui vient, comment dire, déranger l’écriture du  côté du signifiant et c’est l’endroit, avec le ratage, où l’amour, enfin, il faut quand même aimer ça, pouvoir accueillir ça favorablement,  y compris à deux, puisque l’amour c’est un acte manqué absolu.

P. M. Oui. Mais si je reprends l’exemple que j’ai puisé dans Encore, dans la leçon quatre, le fameux seskecé, c’est quelque chose, ce qu’il vient proposer, il le dit bien, on n’y voit que du feu. Ce n’est pas du côté du sens que quelque chose se joue là. Il me semble que dans cette même leçon dont vous parlez,et dont je parle, quand il reprend l’affaire de Saussure, signifiant sur signifié, il ne discute pas vraiment cela mais il vous dit quand même en passant que le signifié ce n’est jamais qu’un signifiant qui est mis à une certaine place.

 Moi j’avais l’habitude de penser que, en reprenant le modèle de la bande de Moebius, les signifiants s’enchaînent, on va d’un signifiant à un autre dans une sorte de métonymie continuelle, et puis à un moment donné il y a une métaphorisation qui se passe, càd qu’un signifiant, son sens c’est un autre signifiant, et donc parler de signifié, on peut le faire puisque Saussure l’a fait, mais que c’est quand même un effet de signifiant.

P. C. Oui tout à fait, parce que la barre, enfin l’opération, il me semble que c’est dans cette leçon, c’est comme d’enlever le mur mitoyen entre signifiant et signifié, càd que l’imperméabilité d’un seul coup elle disparait, et une autre structure émerge qui fait se télescoper, je crois que c’est le terme de Lacan – c’est là qu’il introduit Joyce d’ailleurs sur l’écrit – ça fait se télescoper les signifiants.

P. M. C’est ça, et je suis d’accord pour dire que c’est une opération.

P. C . et joui-sens d’un seul coup passe à autre chose qu’un simple signifié.

P. M. Voilà ! Je suis assez d’accord.

Bernard Vandermersch : J’ai une idée un peu bête…

P. M. ça c’est bien !

B.V. C’est si l’amour intervenait par la lettre parce qu’après tout dans l’amour, il y a les lettres d’amour, que ce soient des lettres vraiment écrites, oui, mais c’est quand même une bonne partie de la littérature ; et il y a la jouissance, mais en même ça la limite, la lettre fait littoral à la jouissance. Voilà, c’est une idée. Si ce n’est pas le mode d’action de l’amour, c’est une condition de l’amour, dans ce texte, dans ce séminaire. Parce que souvent, l’amour ça se présente comme ce qui fait obstacle, dans la cure, et même  symptomatiquement. Classiquement comme le dit Freud, là où ils aiment ils ne désirent pas, etc.  Donc ce n’est pas si simple. C’est une condition nécessaire, mais comment l’amour intervient pour permettre à la jouissance de condescendre au désir ? Alors je me demandais s’il n’y avait pas dans l’amour quelque chose qui inscrit quelque part une barrière, une frontière.

P. M. Moi je dirais plutôt que l’amour, c’est ce qui permet à la jouissance de condescendre au désir, ce n’est pas une barrière.

B.V. barrière, limitation…

P. M. Ce que j’ai essayé de dire en ramenant l’affaire du deuil, telle que Lacan en parle dans l’Angoisse, être à la place du manque de l’autre, c’est quand même assez extraordinaire, c’est la fameuse formule « donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »

B. V. Mais dans ce cas-là, celui pour qui j’utilise son manque,  son manque c’est pas l’amour, c’est du côté de l’objet petit a, c’est du côté du désir.

P. M. Mais Bernard ce que tu dis là, c’est la sortie de la cure, tandis que l’amour il est à l’initio, au départ, c’est ce qui permet.

Jean-Luc Cacciali. A propos je voudrais faire deux remarques, Pierre, simplement pour reprendre la question de la traduction ou de la transcription, je serais assez d’accord sur la transcription, mais est-ce qu’on ne pourrait pas rajouter un troisième terme, la translittération, une transcription lettre par lettre ?  Et puis une deuxième remarque, Bernard vient de parler des lettres d’amour, mais comment tu entends, dans la chapelle de Sainte-Anne, quand il dit les lettres d’amur, il y a une équivoque sur les deux il me semble ? 

P. M. L’explication que j’en ai donnée et que je reprends à quelqu’un,  il y avait foule qui venait l’écouter là, et qui était contre les murs. Je pense qu’il y a quelque chose comme ça, il parle aux murs comme il dit, et il y avait des gens contre les murs. Est-ce que ça suffit, je ne suis pas sûr, mais voilà. Et puis il y a l’amur, et c’est quelque chose qui résonne entre l’amour et le mur, et d’après ce que j’ai lu de cette personne qui tente de faire l’histoire, la genèse de cet amur, c’était des jeunes gens, des jeunes internes, pas des analystes chevronnés, il parle aux murs, à ces gens qui sont là. Je pense que Lacan est quand même habitué des mots comme ça pour essayer de faire entendre quelque chose de ce qui se joue là-dedans.

A. J. Mais justement dans la façon dont il l’écrit il y a le petit a aussi. Et puis çà vient aussi de ce poème « entre l’homme et la femme, il y a l’amour », entre l’homme et la femme il y a aussi l’a-mur, le mur.

X. Dans Encore, Lacan dit que ce tableau de la sexuation, c’est sa « lettre d’amour » quand même, il la présente comme ça. Je suis un petit peu hésitant avec la formule de Morali que tu rapportes, Pierre, appeler les tableaux de la sexuation tableaux de la jouissance,

P. M. des jouissances, au pluriel.

X. Enfin Lacan n’a pas fait cela, justement il a appelé ça « sa lettre d’amour », et ce qu’on pourrait imaginer c’est que ce tableau de la sexuation, ça renverrait à une sorte de proposition logicienne de la jouissance masculine et de la jouissance féminine. Ce qui m’a toujours surpris c’est qu’à la fin du séminaire Encore, il introduit massivement le nœud borroméen qui donnera ensuite lieu d’y situer les trois jouissances comme tu l’as rappelé. Or, dans les tableaux de la sexuation, on peut peut-être dire qu’il y a les jouissance, il y a la jouissance côté homme et jouissance côté femme, et peut-être l’objet petit a, il me semble que la vertu… enfin pourquoi Lacan se précipite sur le nœud borroméen et qu’il va en faire tout ce qu’on sait par la suite, il n’en reste pas justement à ce tableau de la sexuation pour le faire proliférer, finalement il le laisse tomber pour faire jouer effectivement quelque chose de la nodalité qui  permet de sortir d’une dialectique un peu  dualiste qu’on trouve dans le tableau de la sexuation, bien sûr il y a l’objet petit a qui vient un peu jouer les trouble-fêtes, mais ce n’est quand même pas aussi élaboré que ce qu’il va donner plus tard avec la mise en place des trois jouissances, et faire de l’objet petit a comme il le dit « le noyau élaborable de la jouissance ». Il y a là, dans son passage au nœud borroméen, un enrichissement considérable de ce qui a pu être déposé avec le tableau de la sexuation. Je ne sais pas si ça éclaire l’aphorisme qui était au travail ce soir mais en tous cas c’est ce qui me vient.

X. de Madeiros Rocha : Je voudrais dire que cela me ramène beaucoup à la question des quatre discours,  et  comme nous savons à chaque fois que le sujet change de discours, il y a un impossible, et je pense au discours de l’analyste où l’agent est l’objet petit a. Et cette histoire, « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir », ça me parle beaucoup par ce côté-là parce que justement, c’est à partir du transfert que l’agent est supposé au savoir, c’est justement l’objet perdu, le petit a. Pour moi c’est quelque chose- clé – je m’exprime mal en fait – c’est par l’enjeu de la cure et par le fait que l’agent manque, devient objet perdu, que le désir peut, c’est ça le but de la cure, c’est connaître son propre désir. Je ne sais pas si vous me comprenez, mais je vois beaucoup les choses  par  ce côté-là, l’objet en place d’agent et faire aussi que la jouissance elle puisse enfin condescendre au désir, à la « vérité » entre guillemets  du sujet. Qu’est-ce que vous pensez ?

P. M. : Ce que vous dites me fait penser à des discussions que nous avons eues dans un petit groupe, pas un cartel mais un groupe de travail, le discours de l’analyste tel que vous en parlez fonctionne à la marge des autres discours. Son effet – ce n’est pas moi qui ai cette idée là mais j’essaie de comprendre ce que disait mon collègue – l’effet du discours analytique est de réveiller les autres discours, de permettre que quelque chose bouge, qu’on ne soit pas figé dans un discours définitif et unique. Il a une sorte de fonction de réveil, mais par exemple je ne suis pas sûr que le discours analytique tel qu’il est écrit par Lacan par exemple dans les quatre discours, puisse faire, c’est une vraie question pour moi : est-ce qu’un tel discours peut faire collectif, peut faire lien social ?  Melman a beaucoup tourné autour de cette question-là.

X de M. R.  le  social c’est ce que chaque  sujet en fait avec sa propre division.   Mais en fait c’est par le fait que l’objet petit a est vraiment en place d’agent dans le discours analytique. En fait, je trouve que là ça en dit beaucoup sur la possibilité que la jouissance puisse condescendre au désir. Je ne sais pas, voilà.

P. M. Il me semble de Charles Melman a beaucoup tourné autour de cette question-là en se demandant si à partir du discours analytique on pourrait imaginer un fonctionnement social différent. Il me semble, mais peut-être est-ce que je me trompe, que la réponse n’a pas été enthousiaste et positive. C’était plutôt : ce serait peut-être bien mais… ça ne se mettait pas en place en tout cas. Mais peut-être avez-vous d’autre idées, c’est une question intéressante en tout cas.

Th. R. Une dernière question avec Nathalie Delafond qui a demandé la parole, et puis après on va peut-être bientôt s’arrêter.

N. D. Oui, Pierre, je voulais te poser une question : puisque tu as commencé ton topo de ce soir en parlant de la division signifiante plutôt que de la division subjective, est-ce que tu pourrais nous dire ce que tu entends par division signifiante ?

P. M. La division signifiante c’est le jeu métonymique des signifiants, un signifiant renvoie à un autre signifiant. – D’accord.  – Mais pour qu’il y ait du sens à un moment donné, comme Pierre Coerchon en parlait, je pense qu’il faut qu’il y ait une opération sur ces signifiants qui s’emballent, une opération par laquelle, sur la bande de Moebius, un signifiant devient le «  sens » entre guillemets d’un autre signifiant. C’est comme çà que je tente de mettre un peu d’ordre dans mes idées. Mais ta question était peut-être différente ?

N. D. : Je ne pensais pas du tout à la chaîne signifiante en t’entendant parler, je pensais à la division subjective, puisqu’il est assez classique de parler de division subjective pour une femme et de castration pour un homme.

P. M. : Pour prendre les choses autrement, la division signifiante c’est aussi tout ce qui se passe autour de la verneinung par exemple, il y a : a et non a, dans la logique classique on ne peut pas dire les deux à la fois, c’est interdit, c’est une contradiction. Tandis que pour la psychanalyse non-a est très souvent la vérité de a. C’est le cas ultra-classique de « ce n’est pas ma mère ».

N. D. Mais là, le sujet intervient, ce n’est pas seulement une division signifiante.

P. M. Je ne sais pas, c’est une bonne question.  J’ai été scotché par la question que ce n’est pas la division subjective. La division subjective existe mais elle n’est que l’effet de la division signifiante. Un signifiant n’est pas un autre, un signifiant renvoie à un autre, et on est parti dans la chaîne métonymique.

N. D. Dans la chaîne métonymique, oui. Merci Pierre.

Th. R. Bon, il semblerait qu’il y ait quelques désaccords et quelques malentendus, c’est plutôt bon signe. Je vous propose qu’on poursuive pour ce qui est du grand séminaire, fin  janvier où on écoutera Annie Delannoy. A bientôt, donc.

 

***

Post – Scriptum

(A entendre au sens premier de ce qui a été écrit après)

Je voulais donc vous parler d’amour et de la place qu’il pourrait occuper, non seulement dans la pratique analytique, mais encore dans la vie d’un sujet, d’un parlêtre. Vous noterez d’ailleurs que Lacan, à ma connaissance, n’a jamais parlé de « langagêtre ». Dans l’un et l’autre cas, on pourrait dire que l’essentiel tourne autour de la question du désir. Ma question : comment l’amour vient-il s’insérer là-dedans ?

L’intérêt pour ce qui se joue autour de l’amour n’est pas pour moi chose nouvelle. Je me rappelle avoir dit à mon analyste, tout au début de ma cure, que pour moi l’essentiel tournait autour de cette question. Et voilà, c’était dit. Et passons à autre chose ! Ou plutôt, je passe à autre chose ! Ce n’est qu’avec la relecture récente du séminaire de Lacan sur L’éthique de la psychanalyse que j’ai repris cette question avec un petit groupe de travail regroupant quelques collègues de Lille et de Bruxelles. L’idée première n’était pas de travailler la question de l’amour, mais plutôt celle de la sublimation, un des destins très particulier de la pulsion. Et c’est par ce biais là qu’a resurgi la dimension de l’amour avec cet aphorisme que nous propose Lacan (dans le séminaire sur l’Angoisse, leçon du 13 mars 1963) pour réveiller nos neurones, pour ne pas nous laisser aller au confort d’une parole dogmatique :

« Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir »

Et encore dans le même séminaire, même leçon :

« pour traiter de l’amour, comme pour traiter de la sublimation…

[vous entendez que, pour Lacan, du moins à ce moment de son enseignement, sublimation et amour ont une réelle proximité],

il faut se souvenir de ce que les moralistes qui étaient déjà avant Freud, je parle de ceux de la bonne tradition (…), ont déjà pleinement articulé et dont il convient que nous ne considérions pas l’acquis comme dépassé, que l’amour est la sublimation du désir. »

Vous entendez bien que mon propos est, pas tellement de comprendre, mais de travailler cette articulation. Peut-être aurais-je dû être plus explicite dans mon titre et proposer : « Amour, sublimation et désir» ?

Un dernier mot pour terminer. Rappelons-nous que la sublimation a été pensée par Freud comme l’un des destins des pulsions. Destin tout à fait particulier, je l’ai dit. Freud, tout en se limitant aux pulsions sexuelles qui, dit-il, nous sont les mieux connues, distingue quatre destins des pulsions : le renversement dans le contraire, le retournement sur la personne propre, le refoulement et la sublimation. Il ajoute aussitôt, c’est la phrase qui suit immédiatement dans son texte Pulsions et destin des pulsions (1915), qu’il n’a pas l’intention de traiter de la sublimation et que le refoulement fera l’objet du chapitre suivant. Il se contentera donc de déployer, dans son texte, les deux premiers destins. Cela signe, probablement, la difficulté de Freud avec cette question de la sublimation.  Ce que nous pourrions dire de la sublimation, c’est d’une part qu’elle se donne un autre objet que le sexuel et que, d’autre part, peut-être parce qu’elle se permet ce changement d’objet, elle peut se passer d’un recours au refoulement. Comme le fait remarquer Monique Lauret,

« La sublimation est un processus qui concerne la libido d’objet dans un mécanisme de déplacement, éloignant du sexuel”.

 C’est en cela qu’elle se distingue de l’idéalisation qui est, dit-elle “un processus qui concerne l’objet dont la nature va être exaltée sans changement. La formation d’Idéal augmente les exigences du Moi, elle agit le plus fortement, dit Freud, en faveur du refoulement alors que la sublimation représente l’issue qui permet de satisfaire à ces exigences sans amener le refoulement.”[1] Et comme le fait remarquer Catherine Desprats-Péquignot, dans l’article qu’elle consacre à la sublimation[2]

« Il n’y a pas, chez Freud, de théorie constituée de la sublimation. On sait qu’il a détruit tout un essai sur cette question qui restera pour lui, sur bien des points, énigmatique ».

Enigmatique, insaisissable peut-être, mais aussi, il semble bien que la sublimation vienne indiquer un point essentiel de la dynamique psychique que Lacan reprendra en l’articulant un peu autrement, c’est-à-dire : en faisant référence à la perte et au manque, causé par la logique du signifiant. Cliniquement, cela nous renvoie, me semble-t-il, à l’angoisse comme à ce moment où le sujet se constitue du jeu même du signifiant dans cette opération qu’il nommera « la castration symbolique ». Je vous cite, une fois encore Catherine Desprats-Péquignot , pour clôturer  ce propos sur la sublimation :

Pour Lacan, «c’est le signifiant qui crée le vide, engendre le manque, comme l’activité du potier qu’il prend pour exemple dans le séminaire sur L’Ethique de la Psychanalyse, qui, en même temps que les bords du vase, crée le vide central. Le processus de sublimation, s’inaugurant de ce manque et travaillant avec lui, vise à reproduire ce moment inaugural d’articulation qui porte à créer.»

 

[1] Monique Lauret, “La subimation chez Freud” in Figures de la psychanalyse, 2019/1, n°37. Pp. 17-26.

[2] In Dictionnaire de la psychanalyse, sous la direction de Chemama et Vandermersch, Larousse, 1998