Deuils et scène de jalousie au royaume du Danemark.
27 janvier 2020

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Katia SENEKDJIAN
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Deuils et scène de jalousie au royaume du Danemark

 

Présente depuis l’origine de l’humanité, la jalousie fraternelle qui fit d’Abel et de Caïn, les premiers frères infestés, n’en finit pas de répandre ses poisons et d’étendre ses attentats. Nos romans familiaux en regorgent et il n’est pas rare, voire même, plutôt fréquent, que l’actualité et l’expérience analytique nous en livrent les formes les plus variées, des plus pathétiques aux plus tenaces. 

Nous savons l’importance que Freud attribuait à ses états affectifs dits « normaux » ou délirants. En 1922, il publie son étude « Sur quelques mécanismes névrotiques, dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité ». J.Lacan se lancera dans la traduction de cet article et ne cessera pas de se pencher sur cette épine clinique, tout au long de son enseignement. 

  • Une clinique de la banalité ? 

Ce serait aller un peu vite, bien sûr. Le séminaire VI, qui nous offre pas moins de sept leçons époustouflantes sur le héros de Shakespeare, permet à Lacan de revenir sur l’origine de la jalousie et sur les contingences qui favorisent son éclosion.

Dès les complexes familiaux, il extrait des Confessions de Saint Augustin, cette petite scène saisissante dans laquelle l’infans, en proie à la jalousie, est littéralement médusé :

 « J’ai vu de mes yeux, et bien observé dit Saint Augustin, un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait 1 ».

Le lait amer de la jalousie prendrait sa source au sein maternel, plus exactement, à partir de cette image.         

Lacan reprend mot à mot cette scène à la leçon du 11/2/1959, donc, vingt ans plus tard. Dans son effort constant pour bien dire, mieux traduire, le « regard amer » devient cette fois : « regard empoisonné ».

En 1964, il introduit une distinction entre l’invidia, dans sa fonction de regard, et la jalousie : « Ce que l’enfant envie, ce n’est pas forcément ce dont il pourrait avoir envie…L’enfant qui regarde son petit frère, qui nous dit qu’il a encore besoin d’être à la mamelle ? L’envie est provoquée par la possession de biens qui ne seraient à celui qui envie, d’aucun usage, et dont il ne soupçonne même pas la véritable la véritable nature. Elle fait pâlir le sujetdevant l’image d’une complétude qui se referme et de ceci que le petit a, le a séparé à quoi il se suspend, peut être pour un autre la possession dont il se 

satisfait 2».

C’est dans cet instant de voir, crucial, et souffrant la présence d’un frère, que « le sujet prend conscience de l’objet désiré en tant que tel 3».L’image d’un petit autre i(a), en pleine possession de l’objet, lui signale sa présence en même tant qu’il en découpe les contours. Le signal d’angoisse est garanti !

Voici donc la situation, bien qu’en apparence très différente, dans laquelle le prince Hamlet se trouve précipité.

  • Deuil et scène de jalousie au cimetière 4

Le cimetière est un lieu particulièrement bien choisi par Shakespeare. Lacan souligne au passage que cette scène tout à fait inédite est de son cru. Dans ce lieu singulier où s’alignent les morts et d’où surgit déjà le crâne de Yorick, figure trouée du bouffon bien aimé de l’enfant Hamlet, parmi les restes et les déchets, une tombe est ouverte et qui attend la malheureuse Ophélie. Hamlet vient de re-débarquer après une courte absence. « Il tombe sur l’enterrement d’Ophélie (…) on voit Laërte se déchirer la poitrine et bondir dans le trou pour étreindre une dernière fois le cadavre de sa sœur »5.

Fils de l’idéal courtois, enfant unique du couple royal, Hamlet ne se connaît pas de frère

Pouvons-nous dire qu’il occupe pour autant la place du nanti ? 

« Selon la place que le sort donne au sujet dans l’ordre des naissances, selon la position dynastique qu’il occupe ainsi avant tout conflit : celle de nanti ou d’usurpateur »6.

Malgré cette position supposée privilégiée, la pièce nous apprend que Laërte a toutes les qualités d’un frère et d’un rival. Beau jeune homme, frère aimant et bien aimé d’Ophélie, il est ce double idéal qui arrive à point nommé pour qu’éclate enfin, fulgurante, la jalousie d’Hamlet.

Laërte est au désespoir, le rite funéraire est encore refusé, raboté par le prêtre au motif du suicide d’Ophélie. L’expression de son chagrin, bruyant de colère, s’en trouve décuplée. 

La vue de ce spectacle, «d’ un deuil débordant »7est insupportable pour Hamlet qui est véritablement mis, hors de lui.  Plus tard, dans le séminaire XX, Lacan inventera ce néologisme, Jalouissance, pour mieux nous faire entendre la jalousie et la jouissance simultanées, haine jalouse et qui jaillit de l’image.

Si, « la jalousie dans son fond, représente, non pas une rivalité vitale, mais une identification mentale »,

loin de rester médusé comme l’infansde Saint Augustin, à la surprise générale, Hamlet saute à son tour dans la tombe et déclare dans un cri de guerre : « Qui est celui dont l’affliction revêt une telle emphase ?Me voici moi, Hamlet le Danois ». C’est donc d’abord à partir d’une double frappe du réel : il apprend la mort d’Ophélie dont il ne savait rien. Et de l’insupportable à voir et à entendre : le deuil débordant de Laërte, que se produit dans un éclair cette première identification à son nom. L’agressivité qui l’accompagne nous indique que l’axe imaginaire, a-a’, bat son plein. 

« C’est le point clef, note Lacan, à partir de quoi Hamlet, prend le mords aux dents » 9.C’est un deuil assumé dans le rapport narcissique qu’il y a : « entre m , le moi, et i(a), l’image de l’autre »10.

Il a suffit qu’apparaisse Laërte, ce partenaire spéculaire, qu’il étreigne Ophélie gisante, pour que l’objet pourtant salement rabaissé, éjecté du fantasme d’Hamlet, soit soudain relevé. C’est par procuration, à partir de l’image de l’autre absorbée, à partir de son deuil jalousé, qu’Hamlet peut appréhender son désir, en retrouver la trace et se constituer un objet  perdu/retrouvé. 

Cadavre exquis, Ophélie regagne sa place. Elle redevient l’objet petit cause du désir, et réintègre le fantasme.

Que cet objet sacrifié soit mort, impossible à rejoindre, inanimé, n’empêche en rien sa fonction. Au contraire ! Ainsi désincarné, il peut de nouveau être idéalisé. Comble de l’ironie, la rivalité et la mort restituent à l’objet sa dignité et son attrait.

Cette jalousie impromptue est d’un grand secours pour le prince. C’est un heureux hasard dans le plus triste des événements.

Flanqué de son double paternel, doublure renforcée par le même nom, Hamlet-Hamlet était enfermé dans l’image d’un père qui le hantait, le condamnant aux pires tourments. Cette identification massive, néantisante, chute avec l’irruption quasi providentielle de Laërte et de la défunte Ophélie. Mis hors de lui, hors de sa cage paternelle imaginaire, il peut enfin être un homme. Être un homme pour un court instant,insiste Lacan. 

Il se bat avec une détermination stupéfiante, eu égard à l’inhibition qui la précède, et défent sa place. Il peut même risquer sa vie sans plus craindre l’éternité des fantômes. 

Laërte lui montre la voie et pour ainsi dire, lui ouvre la porte et le libère. Il va cesser de céder sur son désir en se soumettant aux injonctions déboussolantes du ghost et passer à l’action, fut-elle violente. 

Les auto-reproches s’éteignent, les gestes sont sûrs et visent juste. Il ne fait aucun doute qu’à ce moment là, le prince de la dérobade et de la procrastination, est bien réveillé. Il agit pour son propre compte et selon son désir.

Hamlet-le-Danois, paré de ce nouveau nom, est animé d’un enthousiasme qui annonce le retour de la foi11. Ces élans téméraires ont la tonalité d’un triomphe sur la mélancolie. Triomphe12dont Freud nous indique qu’il est le signe, non pas d’un deuil achevé, mais d’une première victoire, celle d’avoir survécu à la mort et à la perte d’un être cher. Avec la perte d’Ophélie et la rencontre d’un rival à sa mesure, l’impossible deuil du père peut commencer.

 

Hamlet Roi et son frère jaloux, encore…

A bien y regarder, n’est-ce pas encore la jalousie qui s’invite entre le roi et son frère Claudius ? Le roi était assez envié et jalousé par son frère pour être finalement dépouillé de ses objets de jouissance, la couronne, la reine etc… 

Les confidences du ghost sont assez piquantes pour nous assurer que cette jalousie était bien réciproque. Ici, point d’heureuse contingence, ni combat ni duel, mais une mystérieuse mise à mort. 

Claudius ne se contente pas de voler au roi son image et sa Dame, il fait chavirer sa vie même, dit Lacan. 

Avec ou sans fiole, aurait-il aussi versé une parole tuante dans l’oreille du roi ? « Les oreilles sont dans le champ de l’inconscient, le seul orifice qui ne puisse se fermer 13 ». Sans que l’on sache la nature exacte de son attentat, on sait au moins que l’oreille du roi a été frappée à mort, que la morsure du signifiant peut être aussi mortelle que celle du serpent… Pour la vérité de ce meurtre ou de cette parole assassine, cours toujours ! Elle est comme le furet qui nous échappe à tout bout de champ, elle est passée par ici, qui repassera par là…

 « On empoisonne un roi » ?

Ce père en sait trop. Il est toxique d’être porteur d’un savoir en excès, car il sait qu’il est mort, qu’il a été assassiné. Véritablement cueilli, « dans la fleur de ses péchés». Pourtant plus il déverse ses noires révélations, paroles empoisonnantes pour le fils qui les reçoit de plein fouet, plus il nous donne à voir la faille qu’il tente de cacher. Cette image du fantôme paternel, apparaît ici comme ce dieu obscur, qui réclame au fils un sacrifice. 

Il sait très bien que son savoir a de quoi empoisonner le prince éternellement, l’éloigner définitivement de son désir et le pousser au pire. Il le dit avec une précision glaçante 14. Drapé dans son armure de victime, il traverse d’un trait toutes barrières du silence et dévoile au fils, halluciné, l’énigme du désir maternel et son impuissance à s’en faire le gardien.

Quelle fût donc sa père-version ? L’idéal courtois et l’amour bafoué viennent à la place brouiller sa position. 

Ce roi semblait si bien dormir sur ses lauriers, sur ses deux oreilles, qu’il ignorait le mensonge, la jalousie ? Etrange, dirait Freud, surtout avec un trône à défendre et un frère aussi zélé dans sa région ! C’est qu’elle avait du succomber à un sacré refoulement, cette jalousie. Mais l’idéal vertueux, lui barre aussi efficacement la route. 

Piqué à vif, ce père fantôme est assez bavard pour être exclu du sommeil symbolique des morts. Il est toujours inconscient de sa propre jalousie tandis qu’il en éprouve toutes les brûlures, comme jeté dans un nid de serpents. Car il est désormais bel et bien jaloux de ce frère usurpateur. Il se compare à lui sans toutefois souffrir la comparaison : « misérable dont les dont les dons naturels étaient si pauvres au regard des miens !15 ». Jaloux de ses dons de séducteur, de sa ruse, de ses cadeaux, de sa jouissance illimitée : cette bête incestueuse, corps chargé d’une libido maléfique tandis que lui, continue à faire l’ange déchu ? Du corps désirant de Gertrude, il ne veut rien savoir. Le désir ne doit pas rouiller l’idéal. Tout en agitant le bras du fils, il protège encore la reine mère. Drôle de jaloux.

Le roi s’est-il laissé ravir, endormir ? Ce roi fidèle à sa reine sacralisée, jouissant d’un amour si parfait, n’aurait donc rien vu venir. A t-il fait la sourde oreille ? Qu’est-ce qui lui revient du dehors sous la forme d’un liquide empoisonné ? 

C’est un renversement dialectique qui arrive à la leçon XXII et qui n’est pas sans nous rappeler la finesse de Freud avec la non moins fameuse Dora. On a hâte de lire la suite, ou de revenir sur nos pas ? 

« Où sommes-nous trompés16 » ? Lacan restitue à la victime sa responsabilité de sujet et questionne : 

Quelle part prend-il au désordre dont il se plaint ? 

Katia Senekdjian, 

Cartel « Le désir et son interprétation ».

 

 

1 :  Les Ecrits, l’agressivité en psychanalyse, J.Lacan

2 :  Les quatre concepts fondamentaux, J.Lacan, leçon du 11/3/1964

3 :  Le désir et son interprétation, séminaire VI, leçon du 11/2/59

4 :  Shakespeare. Hamlet, Folio Théâtre, acte V scène 1, page 313

5 :  Le désir et son interprétation, fin de la leçon XIV, J.Lacan

6 :  Autres écrits, « le complexe de l’intrusion », J.Lacan

    7 :  Le désir et son interprétation, séminaire VI, leçon du 18/3/59

8 :  Autres écrits, Seuil p : 37 « le complexe de l’intrusion », J.Lacan

9 :  Le désir et son interprétation, séminaire VI, leçon du 18/3/59

10 :  Le désir et son interprétation, séminaire VI, leçon du 18/3/59

11 : J. Lacan à l’Université de Louvain, 1972 : « La mort est du domaine de la foi,

 si vous n’y croyiez pas, comment vous pourriez supporter la vie que vous avez ? »

12 : Deuil et mélancolie, S. Freud. Payot, p 65 

13 : Les quatre concepts fondamentaux, J.Lacan, leçon du 29/5/1964

14 : Shakespeare. Hamlet, Folio Théâtre, acte I scène 5, page 93

15 : Shakespeare. Hamlet, Folio Théâtre, acte I scène 5, page 95

16 : Le désir et son interprétation, leçon XXII, J.Lacan