Deuil et mélancolie. (Gesammelte Werke, Bd X, s 428.)
28 mai 2017

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FREUD Sigmund
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Le rêve nous a servi de modèle ordinaire des troubles narcissiques de la psyché, nous voulons maintenant essayer d’éclairer l’essence de la mélancolie par sa comparaison avec l’affect ordinaire du deuil. Mais cette fois nous devons confesser au préalable quelque chose qui doit nous garder de surestimer les résultats. La mélancolie, dont la définition conceptuelle est en psychiatrie descriptive aussi, flottante apparait sous des formes cliniques diversifiées, dont la réunion en une unité ne semble pas assurée, et dont certaines rappellent des affections plutôt somatiques que psychogènes. Notre matériel se limite, indépendamment des impressions qui s’offrent à chaque observateur, à un petit nombre de cas dont la nature psychogène n’offrait aucun doute. Nous devrons donc a priori laisser tomber toute prétention à une validité générale de nos résultats, et nous nous consolerons avec cette réflexion : que nous pouvons à peine, avec nos moyens actuels de recherche, trouver quelque chose qui ne serait pas typique si ce n’est d’une classe entière d’affections, alors au moins d’un groupe plus petit.

La présentation commune de la mélancolie et du deuil semble justifiée par le tableau général des deux états.(1) Pour les deux d’ailleurs les causes issues des influences de la vie, là ou elles sont en somme transparentes, coïncident.

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Le deuil est la réaction régulière à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction portée en sa place comme la patrie, la liberté, un idéal etc…. A partir de ces mêmes influences, chez certaines personnes, pour lesquelles nous soupçonnons alors une disposition morbide, la mélancolie remplace le deuil. Il est d’ailleurs très remarquable qu’il ne nous vienne jamais à l’idée de considérer le deuil comme un état morbide, de s’en remettre au médecin pour le traiter, bien qu’il apporte avec lui de lourdes anomalies au comportement ordinaire de la vie. Nous nous fions au fait qu’il sera vaincu en un certain laps de temps, et tenons son dérangement pour inadapté ou même dommageable.

La mélancolie se distingue dans la psyché par une dégradation de l’humeur fort douloureuse, une levée de l’intérêt pour le monde extérieur, par la perte de la capacité d’aimer, par l’inhibition à toute réalisation et par un rabaissement de l’amour-propre qui s’exprime par des reproches et injures à soi-même et s’élève jusqu’à l’attente délirante de la punition. Ce tableau sera plus proche de notre compréhension si nous mentionnons que le deuil présente les mêmes traits à l’exception d’un : l’altération de l’amour-propre chez lui fait défaut. Hormis cela, c’est identique. Le deuil grave, la réaction à la perte d’une personne aimée, comporte la même humeur douloureuse, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur ― pour autant qu’il ne rappelle pas le défunt ―, la perte de la capacité à élire un quelconque nouvel objet d’amour ― ce qui s’appellerait remplacer celui qu’on pleure ―, le fait de se détourner de toute réalisation qui n’est pas en rapport avec le souvenir du défunt. Nous comprenons facilement que cette inhibition et cette restriction du moi est l’expression du fait de s’adonner exclusivement au deuil, si bien que rien ne reste pour d’autres desseins ou intérêts. C’est uniquement parce que nous savons si bien l’expliquer que ce comportement ne nous paraît pas pathologique.

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Nous approuverons aussi la comparaison qui nomme l’humeur du deuil, « douloureuse’’. Sa justification sera probablement éclairée pour nous, quand nous serons en mesure de caractériser économiquement la douleur.

Mais en quoi consiste le travail que le deuil effectue ? Je crois qu’il ne sera en rien forcé de le présenter de la manière suivante : l’épreuve de réalité a montré que l’objet aimé ne subsiste plus et édicte maintenant l’exigence de retirer toute libido de ses liaisons avec cet objet. Là contre s’élève un regimbement concevable ― on observe en général que l’être humain ne quitte pas volontiers une position libidinale de lui-même, pas même si un remplaçant lui fait déjà signe. Ce regimbement peut être si intense que s’établit un détournement de la réalité et un maintien de l’objet par une psychose de vœu hallucinatoire (voir l’essai précédent). Ordinairement le respect devant la réalité reste victorieux. Mais cette tâche peut ne pas être immédiatement remplie. Elle sera alors exécutée dans les détails, moyennant de grandes dépenses de temps et d’énergie d’investissement, alors que l’existence de l’objet perdu subsiste psychiquement. Chaque détail de souvenirs et attentes par lesquels la libido était liée à l’objet sera traqué, surinvesti et, en lui, la séparation de la libido accomplie. Pourquoi, cette réalisation de compromis, l’accomplissement détaillé de l’injonction de réalité, est-elle aussi extraordinairement douloureuse ; dans son fondement économique cela ne se laisse pas saisir facilement. Il est curieux que ce déplaisir de la douleur nous semble aller de soi. Mais il est effectif que le moi, après l’accomplissement du travail du deuil, sera à nouveau libre et non inhibé.

Utilisons maintenant pour la mélancolie ce que nous avons appris du deuil. Dans une série de cas il est manifeste qu’elle peut être aussi réaction à la perte d’un objet aimé. Dans d’autres circonstances on peut repérer

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que la perte est de nature plus idéelle. L’objet n’est pas en effet réellement mort mais il s’est trouvé perdu en tant qu’objet d’amour. (Par exemple le cas d’une fiancée quittée). Dans d’autres cas encore, on croit devoir maintenir l’hypothèse d’une telle perte mais on ne peut reconnaître distinctement ce qui fut perdu et on doit plutôt admettre que le malade lui-même ne puisse pas saisir consciemment ce qu’il a perdu. Nous pouvons d’ailleurs retrouver de tels cas, quand la perte qui a causé la mélancolie est connue du malade, quand il sait vraiment qui il a perdu, alors qu’il ne sait pas ce qu’il a, en celui-ci, perdu. Nous serions donc enclins à rapporter la mélancolie à, en quelque sorte une perte d’objet retirée de la conscience, à la différence du deuil où rien de la perte n’est inconscient.

Dans le deuil, nous trouvions l’inhibition et l’absence d’intérêt expliquées totalement par le travail du deuil absorbant le moi. Dans la mélancolie la perte inconnue aura aussi pour conséquence un travail intérieur semblable et c’est pourquoi celle-ci sera rendue responsable de l’inhibition mélancolique. Seulement l’inhibition mélancolique nous donne une impression énigmatique, car nous ne pouvons voir ce qui absorbe si complètement les malades. Le mélancolique nous montre encore quelque chose de particulier qui échappe au deuil, un extraordinaire rabaissement du sentiment de soi, un imposant appauvrissement du moi. Dans le deuil le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c’est le moi lui-même. Le malade nous peint son moi comme abject, incapable d’aucune réalisation et moralement condamnable, il se fait des reproches, s’injurie et attend exclusion et punition. Il se ravale face à tout autre, déplore pour chacun des siens d’être lié à sa si indigne personne. Il ne juge pas du changement qui lui est advenu mais étend son autocritique au passé. Il affirme n’avoir jamais été meilleur. Ce tableau, principalement moral, de délire de petitesse se complète par l’insomnie,

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le refus de nourriture et un triomphe, hautement remarquable psychologiquement, sur la pulsion qui contraint tout vivant à se maintenir en vie.

(1)Karl Abraham, à qui nous devons la plus importante des peu nombreuses études analytiques sur le sujet, est parti de cette comparaison. (Zentralblatt für Psychoanalyse II,6, 1912.)