Destruction de la psychiatrie, disparition du citoyen
09 mai 2004

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L'HEUILLET Hélène
Textes
Psychiatrie



Dans cette table ronde consacrée à la "destruction de la psychiatrie", et à la "disparition du citoyen", je vais surtout tenter d’ouvrir le deuxième volet du diptyque. Néanmoins ce que je perçois de la "destruction de la psychiatrie" fait écho à ces quelques remarques qui trouvent leur ancrage dans le "terrain" qui est le mien, à savoir celui de l’histoire des idées et des discours politiques – particulièrement l’histoire et la philosophie de la police -, et, par ailleurs, celui de la formation des enseignants de l’école primaire qui me donne la connaissance des pratiques ordinaires de l’éducation à la citoyenneté.

Je voudrais proposer trois directions d’analyse pour tenter de cerner cette disparition du citoyen : premièrement l’émergence du citoyen irresponsable, deuxièmement l’ «inflation" de l’invocation de la citoyenneté, troisièmement, la disparition paradoxale, dans notre société libérale, de l’individu comme support de la subjectivité politique.

Un citoyen irresponsable

L’éclipse de la citoyenneté paraît d’abord inscrite dans la logique de rationalisation de la politique propre à l’État libéral.

Le libéralisme (je dis bien libéralisme et non capitalisme car je me réfère à la tradition du libéralisme politique qui commence au XVIIIème siècle) est en effet animé par une double dynamique de désinstitutionnalisation et d’extension. Or, si par citoyen, on entend celui qui se reconnaît dans une cité, cela ne peut plus se produire aujourd’hui. Mais, si l’on s’en tenait à cette conception nationale de la République – comme un certain courant néo-républicain tente de le faire aujourd’hui -, on devrait logiquement considérer que le citoyen a disparu dès qu’il est apparu, dans l’Antiquité. Il n’est même pas sûr que nous ayons à le regretter : Hobbes, Rousseau, Benjamin Constant rappellent qu’une citoyenneté vivante, substantielle, se paye, dans les cités antiques, du sacrifice de l’existence individuelle.

Pour Benjamin Constant, dans la conférence "De la liberté des anciens comparée à celle des modernes", "la liberté moderne" – celle qui accorde la priorité à l’existence individuelle – peut d’ailleurs s’accorder en partie avec la citoyenneté. Mais il signale déjà, en 1819, le danger inhérent à la liberté moderne de favoriser le despotisme par excès de goût pour la jouissance heureuse de l’indépendance individuelle. Ce n’est pas tant, pour lui, le libéralisme qui risque d’effriter la liberté politique, que son alliance étonnante avec l’Etat Providence, que l’on appelait alors l’État de bien-être – de la traduction de l’allemand Wohlfahrtstaat et qui naît dans l’État absolutiste. Benjamin Constant, en disciple de Kant le tient pour despotique dans son principe même : nous risquons, dit-il, de nous "abrutir" (1) dans le bonheur, au lieu d’éprouver ce qui nous maintient citoyens, à savoir ce qu’il nomme une "noble inquiétude".

L’évolution du vocabulaire des métiers est aussi parlante à cet égard : la psychiatrie devient "santé mentale", les questions de police deviennent des questions de "sécurité". Les termes nous parlent désormais du bien-être, du bonheur et non plus de l’art.

Dans son livre (2) l’Etat providence, François Ewald écrit que "le libéralisme est lié à une expérience particulière du mal où il prend la forme de l’accident" (p. 86). Forme laïcisée du mal, l’accident a ceci de spécifique qu’il est un mal évitable. Il doit d’autant plus et d’autant mieux être prévu, qu’il est précisément imprévisible. L’État providence est un état de police (il est lié en Allemagne au développement de la science de la police). Le but de la police, pas seulement comme science, mais comme institution est faire en sorte pour que ce qui devait arriver n’arrive pas, et que si cela arrive quand même – ce qui est le cas la plupart du temps – elle trouve les coupables, et la raison pour laquelle l’accident a échappé à la prévision. C’est donc la police au sens large qui a charge de tout ce qui ne va pas, du mal, de l’accident, bien davantage que l’auteur qui n’est auteur que parce qu’on ne l’a pas empêché d’agir. Le processus de rationalisation libéral et providentialiste vide donc de contenu la notion de citoyenneté.

L’inflation citoyenne

Toutefois, ce qui est curieux, c’est que cet aspect des choses se double d’un phénomène paradoxal. En effet, le thème de la citoyenneté, loin de disparaître, est devenu omniprésent, et la responsabilité du sujet ne se divise plus. Plus qu’une salubre réaction aux germes de despotisme de l’État libéral, c’est une nouvelle version de l’éclipse de la citoyenneté. La conception de la citoyenneté qui s’exprime à l’occasion de ces invocations est en effet comportementale, et strictement formelle.

Par exemple, ce qui ressort de l’éducation à la citoyenneté enseignée à l’école primaire c’est bien souvent qu’"être citoyen, c’est voter". Mieux, confondue avec la "socialisation", la citoyenneté est bien fréquemment identifiée avec "l’esprit sportif" et l’éducation physique et sportive apparaît aujourd’hui comme une grande ressource en matière d’éducation à la citoyenneté. Que la notion de citoyenneté fasse référence à des idées politiques paraît tout à fait étrange à l’école d’aujourd’hui, et mes étudiants se plaignent d’être obligés d’infliger à leur élèves de CM2 des leçons sur la constitution et la connaissance des institutions dont ni maître ni élèves ne voient l’intérêt. Au contraire, la citoyenneté, c’est à côté des "savoir-faire", est l’apprentissage du "savoir-être".

Cette citoyenneté comportementale a le mérite de n’exiger aucun développement psychologique, développement que Piaget lui-même postulait lorsqu’il isolait un stade de la "responsabilité objective" avant celui de responsabilité proprement subjective. Le béhaviorisme est la psychologie de l’État providence (c’est la psychologie du bonheur) et l’évolution du vocabulaire de la psychiatrie à la santé mentale ou de la police à la sécurité témoigne aussi du passage à la dénomination par la notion béhavioriste d’ «objectif».

Mais cette citoyenneté est également formelle. Il y a là peut-être un autre héritage. Sous l’influence du cognitivisme, à l’école, il n’y a même plus à enseigner l’éducation à la citoyenneté, mais à faire émerger les représentations adéquates et faire en sorte que le sujet se corrige lui-même. L’enfant n’a pas à devenir citoyen ; il l’est déjà (3). Il ne s’agit pas tant de l’éduquer que de le rééduquer. En effet comme il est manifeste qu’il n’est pas immédiatement engagé dans ses paroles ni sensible à la dimension commune de l’existence, il est tenu pour fautif et potentiellement auteur de transgressions. Les enfants précocement en rupture de ban ne peuvent entendre dans le message pédagogique qu’une confirmation de leur délinquance.

De même que, dans l’opinion, à l’occasion d’un acte criminel, l’hypothèse de la non-responsabilité de l’auteur apparaît inadmissible au point d’inspirer des discours contradictoires, comme si la folie de l’acte prouvait la non-folie de l’auteur, de même l’enfant devient d’autant plus objet d’imputation qu’il a plus de difficultés à s’engager dans ses paroles et ses actes. C’est cette "logique" qui conduit à conclure avec les élèves des contrats. Éduquer à la citoyenneté, c’est d’abord dans sa classe, même à l’école maternelle, faire formuler des règles de vie. Ces règles, dont les instructions officielles stipulent qu’il est souhaitable qu’elles émanent des représentations des enfants eux-mêmes, sont affichées dans la classe et signées par les élèves, dès qu’ils savent écrire leur nom. A la moindre infraction le maître – ou, dans les classes Freinet, le conseil des élèves – rappelle "la loi" au fautif. C’est le modèle de la citoyenneté qui gouverne ces pratiques : on rejoue, dans les classes, la révolution française. L’autorité du maître est un pouvoir personnel et si seule "l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté" (4), il faut, en classe, instituer la loi. Un partisan de la pédagogie institutionnelle m’a un jour longuement expliquée que priver un enfant "à problèmes" de ses "droits civiques" permettait de le "réintégrer dans le symbolique".

Plus que de citoyenneté véritable mais plus aussi qu’une fiction de citoyenneté, il s’agit ici, me semble-t-il, d’un "rappel à la citoyenneté", au sens où l’on parle d’un rappel à l’ordre. Le fait que ces rappels opèrent généralement en pure perte, alimente chez les maîtres une sourde et nouvelle hostilité à l’égard de ces enfants inéducables et de leurs parents eux-mêmes hyperresponsables de leurs enfants. Contrairement à ce que les pédagogues allèguent, ces contrats et ces institutions n’ont rien à voir avec la philosophie de Jean-Jacques Rousseau chez qui il s’agissait bien, que l’on en pense ce que l’on voudra, de penser l’émergence de la subjectivité politique et le pacte comme crédit et confiance mutuels. Ces contrats sont au contraire de purs rapports de force, et ils légitiment la méfiance réciproques de ceux que l’on nomme "partenaires". Par un curieux renversement là, où, il y a un siècle, l’école enseignait la morale pour produire le civisme, l’éducation à la citoyenneté a pour souci secret de policer les enfants (5).

Un citoyen entre les chiffres

La disparition du citoyen me semble donc inscrite dans le fait que l’individu n’est plus le sujet politique. A l’école, la pédagogie est aujourd’hui définie comme "gestion des groupes". Dans l’État, cela correspond aux nouvelles évolutions de la statistique et de l’art de gouverner. Connaître la société ne signifie plus tant connaître les humeurs de l’opinion pour mieux la gouverner, selon les anciennes méthodes de police, mais établir des statistiques. La statistique qui naît dans les sciences camérales allemandes au XVIIIème siècle n’est plus un simple instrument du gouvernement – elle dément son étymologie – mais le corollaire de la "société de risque".

Dans une société de risques, le citoyen ne peut plus se trouver qu’entre les chiffres, comme membre de tel ou tel groupement statistique et donc comme membre d’un groupe. Comme le faisait remarquer le criminologue canadien Jean-Paul Brodeur, dans une conférence accordée lundi dernier à "l’Association française de criminologie", la notion de risque est strictement neutre. Ainsi dans la notion de population à risque, du point de vue statistique, la discrimination entre ceux qui sont responsables ou non, coupables ou non, devient secondaire. Les menbres d’un groupement statistique sont par définition interchangeables. L’important, pour le calcul du risque, est de participer ; en bonne police, tous les sujets à risque sont suspects.

Le tableau dressé par Jean-Paul Brodeur sur l’état de la criminologie m’a évoqué votre description du démantèlement de la clinique. Les "sciences du crime et de la déviance" ne se soucient plus ni des individus, ni des finalités et des conditions de la sanction sociale. Les criminologues ne sont plus, pour reprendre la métaphore qu’il a employée, "les dessinateurs du jardin du roi" – les conseillers du prince – , même plus des ingénieurs, mais de simples arpenteurs : ils évaluent les politiques publiques de la déviance. En ce qui concerne la recherche, de même, ils sont au delà de l’empirique. La méthode empirique requiert un "terrain", c’est-à-dire des entretiens, des relations avec les délinquants etc.. Au contraire, les calculs ne se font plus que devant l’ordinateur, par gestion de banques de données. Ce surinvestissement dans les "nouvelles technologies", qui entérine l’absence de réflexion sur les finalités, trouve, d’après lui, son corollaire, en matière de police, dans l’échec du retour à la proximité (ici aussi, on n’en parle jamais autant de la police de proximité que depuis qu’elle n’existe plus) au profit de formes d’interventions militarisées au sens propre, car le contact avec l’autre passe par l’équipement, et presque, la réinvention de "l’armure". L’autre terme de l’alternative, ici encore, c’est la "justice réparatrice", développement des diverses formes de médiations, et ses allures souvent utopiques, quand elles ne sont pas, selon les termes même de Jean-Paul Brodeur, "néo-religieuses".

Gabriel Tarde, de manière quelque peu prophétique avait prévu, il ya plus d’un siècle, les effets de la statistique : "Si la statistique continue à faire les progrès qu’elle a fait depuis plusieurs années (…) pourra venir un moment où, de chaque fait social en train de s’accomplir, il s’échappera pour ainsi dire automatiquement un chiffre. Alors on sera en quelque sorte assailli à chaque pas, à chaque coup d’oeil jeté sur une affiche ou un journal, d’informations statistiques, de renseignements précis et synthétisés sur toutes les particularités de l’état social actuel (…)" pour conclure "les statistiques seront nos organes des sens" (6). Il écrit cela dans Les lois de l’imitation dont le projet est de penser l’uniformisation progressive des individualités, dans la vie sociale.

La citoyenneté peut bien être invoquée, elle ne peut donc plus recouvrir, au mieux, qu’une "attitude" citoyenne, et non renvoyer à une subjectivité. Le fait que le terme de théorie soit dans le même temps devenu un peu partout – et même dans l’enseignement – péjoratif, que l’activité théorique, et que par conséquent aussi, dans la recherche, le travail solitaire – l’exercice personnel de la responsabilité d’un discours -diminue au profit du "travail de groupe", "en équipe" (pour la criminologie, Jean-Paul Brodeur a établi un tableau très net à cet égard, qu’il faudrait le vérifier ailleurs) font que ce "citoyen entre les chiffres" n’a de toute façon plus rien à quoi se référer pour pouvoir se sentir investi de la part de souveraineté, c’est-à-dire responsabilité qui lui incombe en principe dans la vie commune.

Publié dans le Journal Français de Psychiatrie n° 19 : "Destruction de la psychiatrie, disparition du citoyen ?", Érès, janvier 2004

(1) Benjamin CONSTANT, "De la liberté des anciens comparée à celle des modernes" (1819), Écrits politiques, Paris, Gallimard, Folio, 1997, p. 819.

(2) François EWALD, l’Etat providence, Paris, Grasset, 1986, pp. 86-87.

(3) Dans son dernier ouvrage, La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l’enfance, (Paris, Bayard-Calmann-Lévy, 2002) Alain RENAUT cite des déclarations enthousiastes parues dans la presse au moment de l’adoption de la Convention des droits de l’enfants, en 1989, par exemple celle du directeur de l’Institut de l’enfance et de la famille, Jean-Pierre Rosenczweig qui écrit dans Libération : "Beaucoup de gens disent encore à propos de l’enfant : «il faut le préparer à être citoyen". La Convention vient de dire :«Non, il est citoyen", ou du magistrat Jean-Pierre Deschamps dans un débat organisé par la revue Autrement : "L’enfant est (donc) un citoyen particulier, mais un citoyen quand même" (pp. 341-342).