Des hommes et des jeux. Un mot à Thierry Roth
07 décembre 2009

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CHASSAING Jean-Louis
Billets



 

L\’Autre pascalien et l\’autre écranté

Les français ont joué en 2008 environ 36,7 milliards d\’euros, les casinos représentant la moitié de cette manne financière, la Française des jeux et le PMU un quart chacun. Il y aurait 34 376 personnes interdites de jeu en France, 300 par mois, pour 185 levées d\’interdiction. L\’article de Thierry Roth, Des jeux et du soin, vient à propos pour témoigner que des analystes ont pris la mesure, et de l\’ampleur du phénomène, et de ses particularités. Pas d\’analyse des joueurs, et du jeu, sans prendre en compte la dimension sociale et politique. Habitant une région thermale, la fréquentation des casinos était inéluctable pour l\’étudiant que j\’étais, avec son monde de luxe et de sollicitations, cet inéluctable m\’a sans doute protégé des excès et de \ »la chronicité\ ». Mais je retrouvais il y a peu une ambiance spécifique et prenante dans le merveilleux casino de Beyrouth, à Kaslik, en visite avec Joseph, ancien joueur (ça existe !…) !

Thierry Roth parle entre autre du soin, notamment ce qu\’il appelle perversion, plus précisément les appels à traiter cette addiction, qui courent à coté des encouragements à jouer. J\’ai en effet toujours été \ »amusé\ » que les casinos travaillent avec des psychologues, pour repérer, dépister, soigner. Le personnel lui-même est désormais formé pour repérer les \ »addictés\ » naissants et… sans doute pour leur dire \ »tout doux mon gars ; arrête de dépenser dans le casino !\ ». Sûr ! C\’est bien fait quand même !

Parmi les formateurs des professionnels qui s\’occupent des joueurs en France et en Suisse, je me trouve avec Christian Bucher, expert auprès de la Cour d\’Appel, seul à faire part des théories et des pratiques psychanalytiques dans ce domaine. Ceci grâce au livre (1) édité par l\’ALI et qui fait date dans ce milieu. La quasi-totalité des formateurs sont des cognitivo-comportementalistes. Je ne parle pas de la nullité de l\’avis de la psychiatrie universitaire locale qui ne trouve à donner qu\’un diagnostic : bipolaire of course ! Lors d\’une discussion récente avec Bucher il me parlait d\’un concept avancé par les TCC : \ »l\’illusion de justice (2)\ ». Concept intéressant dans leur champ. Le joueur se trompe selon la démarche suivante : mal servi dans la vie (les plus pauvres sont les plus grands consommateurs de machines à sous, lesquelles ont remonté les statistiques et les finances des casinos), le joueur a cette illusion (inconsciente ?…) qu\’un monde de justice existe avec une répartition plus équitable (une vaste règle des partis pascalienne ?). Pour cela le joueur doit payer (de sa personne ?), afin, dans une démarche quasi sacrificielle, d\’obtenir ce pactole qui lui revient \ »de justesse et de justice\ » ! Cela peut faire comprendre ce fait extérieurement aberrant : plus il donne, plus il recevra… Version moderne et économique (enfin… presque !) du sentiment religieux, ou encore privatisation d\’un potlach tout individuel dans lequel le don – s\’adonner à – est toujours en attente délicieuse de la contre partie de l\’Autre coté !

Il est intéressant de constater que le cognitivo-comportementalisme, lorsqu\’il se met à théoriser, finira par passer par les signifiants de l\’Autre. Voir encore une fois le livre de l\’ALI cité auparavant, et aussi ce que Lacan a pu élaborer à partir du pari de Pascal. Miser pour un retour sans perte, à la condition d\’un Autre… pascalien !

Mais mon mot à Thierry Roth concerne plutôt le point suivant. Certains comportementalistes avancés, suisses et canadiens, ne consultent plus que par internet et logiciels interposés. Pas de cabinet, que l\’ordi. Le but : atteindre ces nouveaux joueurs du net qui ne rencontrent personne qu\’eux-mêmes et l\’Autre pascalien supposé. Oui, les petits autres aussi, écrantés. Ces thérapeutes appâtent leurs clients par leur vice, le jeu. Il faut savoir que pour un comportementaliste, en règle générale assez simple, le joueur joue pour gagner ; point. Ce qui semble évident n\’est-ce-pas ! Donc il s\’agit par jeu interposé d\’amener peu à peu le joueur à repérer ses \ »erreurs\ », à le punir et/ou le récompenser (de moins de 36,7 milliards d\’euros en règle générale). Toutl\’monde joue ! Et les logiciels se développent, les thérapeutes conversant avec les informaticiens pour leurs créations de plus en plus sophistiquées, et les logiciels ainsi créés se vendent, les thérapeutes se convertissant en… ? Est-ce une blague ?

Je fais le pari que les considérations développées par Thierry Roth et les miennes intéressent déjà les psychanalystes dans leurs réflexions sur \ »les nouvelles cliniques\ ».

Notes :

(1) Jeu, dette, et répétition. Les rapports de la cure psychanalytique avec le jeu. Bucher ; Chassaing ; Melman. Editions de l\’Association lacanienne internationale ; Paris ; 2005.

(2) Melvin J. Lerner, Canadien, The Belief in a Just World. A Fundamental Delusion, New York, Plenum Press, 1980 (cité par Bucher).