Des CSAPA dans la modernité
20 janvier 2010

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ROTH Thierry
Billets



Si l\’on avait annoncé aux premiers psychanalystes, il y a une centaine d\’années, la création en France, dans tous les départements et dans la plupart des grands hôpitaux, de centres d\’addictologie (1), ils auraient certainement fait une moue dubitative… En matière d\’addictions, ils étaient certes confrontés, parfois, à des patients dépendants à la morphine ou à la cocaïne, ainsi qu\’à l\’alcool, mais il s\’agissait essentiellement de certaines tranches particulières de la population, volontiers artistes, médecins ou marginaux. Quant au nombre d\’addictions différentes, il était réduit.

Cela a bien changé aujourd\’hui et il semble ainsi naturel pour la plupart que l\’on ait décidé, à la suite d\’un décret de mai 2007, de créer les CSAPA (Centres de Soins d\’Accompagnement et de Prévention en Addictologie), regroupant notamment les anciens centres de soins pour toxicomanes et pour alcooliques. Les points d\’interrogations et de divergences concernent pour l\’essentiel l\’orientation de ces centres, c\’est-à-dire la conception que l\’on va avoir des problématiques addictives et de leur traitement (2), mais à peu près tout le monde s\’accorde sur l\’intérêt de ce type de lieux aujourd\’hui. Qui va encore dire que les patients n\’ont guère changé depuis l\’époque freudienne ?

Dans ces nouveaux CSAPA défilent, pêle-mêle, une majorité de patients souffrant de poly-addictions, des jeunes adeptes du \ »binge drinking\ »(3), des femmes alcooliques de plus en plus nombreuses, des boulimiques, des anorexiques, des addicts aux jeux vidéos, aux jeux d\’argents, aux psychotropes, au cannabis, au sexe, à Internet… Fidèles serviteurs du libéralisme économique et des progrès scientifiques, ils consomment, répondant aux injonctions et aux nouvelles inventions avec rapidité et passion. Ils jouissent… D\’autres – ou les mêmes en fonction des moments – dépriment, parce qu\’à la traîne de la fête permanente. Dans une société prônant la jouissance \ »à tout prix\ » (Charles Melman), l\’addiction des plus zélés a son pendant dans la dépression des plus timides – d\’où le succès toujours grandissant du diagnostique de bipolaire. Leur point commun à tous – addicts et déprimés – est le manque de repère, de ligne directrice, de trajectoire que la castration – donc le désir – aurait pu leur donner si elle n\’avait pas été massivement rejetée, récusée avec le Nom-du-Père. Il sont libres, oui mais de quoi ? De jouir bien sûr, mais qui a dit que la jouissance impliquait la liberté ?

Les patients de Freud venaient le trouver parce que, pris dans leur carcan social, religieux, familial, rongés par la culpabilité et la frustration, ils avaient l\’espoir de se libérer quelque peu de tous leurs interdits afin de permettre l\’expression de leur légitime appétit de jouissance. Freud pensait qu\’en levant leurs refoulements, il délivrerait leur désir et autoriserait leur jouissance. Voilà qui est pour le moins réussi, à l\’échelle même de la collectivité, qui est celle que Freud visait bien au-delà du un par un… \ »Nous avons affaire à une mutation qui nous fait passer d\’une économie organisée par le refoulement à une économie organisée par l\’exhibition de la jouissance\ », remarquait Charles Melman au début de L\’homme sans gravité (4).

Beaucoup de patients que l\’on voit aujourd\’hui – y compris en cabinet – ne viennent plus en effet dans l\’espoir de jouir plus, mais plutôt dans celui de jouir moins, c\’est-à-dire de se libérer du toujours plus et permettre par là même à leur jouissance de retrouver les rails de leur désir, selon une célèbre formule de Lacan. \ »Seul l\’amour permet à la jouissance de condescendre au désir\ » (5), affirmait-il en effet dans les années 60. Mais si l\’amour, dit-on, ne dure qu\’un temps, l\’addiction prend aux corps et pour longtemps ! Et elle libère, justement, des tourments du sexe et de l\’amour… Interrogez donc un véritable addict sur ses choix réguliers – mais est-il encore capable d\’un quelconque choix ? – entre sa femme et son héroïne, sa femme et son casino, sa femme et son whisky, etc.

Embarqués dans le T.G.V de la jouissance, nos patients ne s\’en plaignent que parce qu\’ils n\’en ont plus du tout les commandes. D\’où pourrait bien se mettre en place leur désir, et donc leur orientation, si aucune perte ne peut plus s\’affirmer comme structurante – du désir lui-même pour commencer ? Unique repère, les rails du langage bien sûr, si tant est qu\’ils veuillent bien y accorder de l\’importance et rester ainsi des parlêtres… Ils devront alors, sans doute, \ »s\’autoriser d\’eux même\ » (6), comme le signale non sans quelques encouragements Charles Melman, ce qui implique de parvenir à se repérer dans la structure langagière de leur fantasme.

La tâche n\’est pas des plus évidentes. Mais si elle semble à certains trop pesante, comme l\’existence peut l\’être, ou si les psychanalystes se désintéressent de ces patients dits \ »difficiles\ », les cognitivo-comportementalistes s\’efforceront de les rééduquer, de les accompagner, de rectifier leurs comportements, pour que rien ne change… Aucun risque en effet, dans ce cas, que le sujet ne se réveille…

Qui s\’en soucie ?

Notes :

(1) Centres de Soins d\’Accompagnement et de Prévention en Addictologie

(2) Voir à ce propos, sur ce site, l\’article de J.-L. Chassaing, \ »Fédérer les addictions ?\ », juin 2004.

(3) Intoxication alcoolique aigue obtenue le plus rapidement possible.

(4) Charles Melman, L\’homme sans gravité – Jouir à tout prix, Paris, Denoël, 2002, pp. 18-19.

(5) Jacques Lacan, L\’angoisse, Le Séminaire livre X (1962-1963), Paris, Seuil, 2004, p. 209.

(6) Charles Melman, La nouvelle économie psychique – La façon de penser et de jouir aujourd\’hui, Toulouse, Erès, 2009, p. 235.