Pour enchaîner avec le débat fort, fondamental, de tout à l’heure, à part les implications politiciennes entre psychanalystes, je ne voyais pas, sur ces points du moins, de contradiction totale entre les positions d’Eric Porge, celles de Charles Melman ou de Jean-Pierre Lebrun. Car nous avons à tenir les deux bouts ! Mais la question est, comment ? Comment tenir les deux bouts entre rejoindre la subjectivité de son temps, ce qui est, d’ailleurs une expression hégélienne, et puis le sujet de l’inconscient tel que Lacan nous le décrit.
J’ai donc intitulé l’exposé d’aujourd’hui : Déplacements (au pluriel), de la culpabilité.
Le fait qu’on puisse parler de déplacements de la culpabilité implique que ce soit différent du sentiment de culpabilité. La culpabilité se déplace, mais le sentiment de culpabilité pas forcément, c’est-à-dire que cela peut prendre d’autres formes cliniques que le sentiment de culpabilité : des maladies, des angoisses, des moments d’errance, de la dépression, mais ce n’est pas nécessairement ce sentiment de culpabilité.
« Le Monde des Livres » de la semaine dernière était directement sur ce sujet, à propos d’un livre qui s’appelle L’administrateur provisoire, pendant la deuxième guerre mondiale, d’Alexandre Seurat ; il y avait aussi, Ma vie de château sous l’occupation et la note de lecture, La guerre en vacances de Bernard du Boucheron ; c’est tout à fait intéressant. Le titre général de l’article était, ‘Hériter de la honte’ : voici justement un déplacement de la culpabilité. Et ‘Hériter de la honte’ avec, par exemple, L’administrateur provisoire qui a expédié des juifs en déportation, froid, sans culpabilité aucune, décrit comme cela par le petit-fils, qui écrit, lui, qu’il est hanté par des spectres. Il s’agit de bien plus que des fantômes de tous les petits obsessionnels dont on peut écouter les paroles d’angoisse qui sont les effets d’un passage vers la conscience de la mortalité humaine. Cet écrivain disait ceci : « C’est comme un corps à corps, je sens bien qu’il est là, quelque part, mais sans que je sache où, bien tranquille, silencieux, sûr de lui, certain que je n’ai pas les moyens de le rejoindre. » C’est remarquablement écrit. Et cette citation me semble très clinique. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un mort oublié, qui est élidé, à l’enterrement duquel on a pas été convié parce qu’on était trop petit… etc. C’est un crime impuni, une monstruosité impunie, où n’a pas été vécu le moindre scrupule de la culpabilité, tel que cela a été décrit, et qui rejoint ce que j’analysais la semaine dernière, la mobilité errante d’une faute qui ne vient pas de soi. Une faute qui ne vient pas de soi, qui n’a pas même été subjectivée comme telle, c’est cela qui est l’ajout par rapport à ce que je commençais à dire la semaine dernière. Il s’agit donc une faute qui ne vient pas de soi et qui ne relève pas alors du sentiment de culpabilité, mais qui peut se manifester, par exemple par des dépressions. Beaucoup d’accommodements avec la conscience, pendant les guerres, peuvent se manifester sur les descendants par des dépressions mais aussi par des sortes d’élation, de déni, – on va mettre cela derrière, plus ou moins consciemment, n’est-ce pas – et on se transporte soi-même comme quelque chose qui n’a plus de sol !
Prenons comme exemple quelques extraits de Ma vie de château par Bernard du Boucheron. C’est seulement à la fin du conflit que le jeune privilégié sortira de son inconscience. Mais sinon dans ses jeux d’enfants quand il se cache dans des cavernes, il va voir passer ‘de très beaux allemands’, empanachés, et c’est sur le mode d’un éblouissement, et ce n’est que bien après qu’il se rendra compte de cette élation.
Lorsque, la dernière fois, je parlais de la culpabilité qui bute sur un irréversible qui est la mort et j’avais fait une lecture du texte de Lacan Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie (2). La mort, celles de la déportation, et aussi dans le premier texte, L’administrateur provisoire, ce que l’écrivain écrit et remarque des effets majeurs de ces morts, le suicide de son frère, bien après.
En parlant du crime, en parlant de la mort, en parlant de la mort du père aussi, Lacan nous disait que le crime était au joint de la nature et de la culture, et il insistait sur le fait que les crimes des psychopathes sont symboliques et à prendre ainsi, et pas de façon sociologique.
Cependant cette limite, qui est la mort, renvoie à ce que Lacan appelait dans Les non-dupes-errent, la triade corps, mort, jouissance, triade qui est critiquée dans ce séminaire. Or cette limite qu’est la mort, ramène tout à la même chose et pose certaines écritures comme un jeu sur cette limite. C’est ainsi que dans ce que j’ai écrit sur Nadja (3), je critique Bataille, Bataille, où l’abjection approchée de plus en plus n’a qu’une limite, c’est la mort, et pose l’écriture comme une description de cette approximation de l’excès jusqu’à une mort qui est souvent voisine du crime. Et je pense que quand Lacan disait la triade corps-mort-jouissance n’est pas pertinente, liée d’ailleurs au christianisme – Bataille était marqué par cette théologie chrétienne – il montre jusqu’où va cette limite. Et cette limite c’est la mort. Ce qui est intéressant chez Bataille, c’est que l’abjection qui conduit à cette mort est vécue sans culpabilité. C’est sans doute quelque chose qui doit à la lecture de Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Il s’agit d’une abjection sans culpabilité et sans sentiment de culpabilité mais dont la progression vient abolir tout sentiment de quoi que ce soit en y substituant l’excès mortel de jouissance.
Si nous partons de la triade corps-mort-jouissance, et si nous partons de la jouissance, nous constatons quelque chose que je décrivais dans ce livre, comme ‘la scissiparité de la jouissance’ : La jouissance est comme un phénix se renouvelant sur une négativité. Remarquons en effet l’insistance de la jouissance : si on en refuse une on en a une autre ! L’ascète qui se prive de certaines jouissances en retrouve d’autres et ainsi de suite. Et j’osais alors critiquer sur ce point le processus de déconstruction de Derrida qui exploite les beautés de ces résurgences successives. Tous les livres de Derrida sont d’une grande beauté, et font surgir toujours, me semble-t-il, la scissiparité de la jouissance. La description attentive de ces renouvellements par Derrida bat en brèche avec justesse l’idée commune que la jouissance excèderait toute formulation langagière, que les mots seraient infirmes pour décrire la jouissance. Mais, remarquons le, même les mystiques écrivent, même si c’est pour indiquer un au-delà du langage humain. J’essaierai un jour de parler de la conscience malheureuse chez Hegel, et de la scission qu’il y décrit.
Or c’est tout autre chose, ce que Freud décrit avec la culpabilité, tout autre chose.
Dans le séminaire Encore, (4) – Ce sont des textes sur lesquels, comment dirais-je, on a banalisé toute aspérité, alors je vais vous les lire pour essayer de les remettre dans leur nouveauté – Lacan dit ceci :
« l’inconscient est structuré comme un langage. A partir de là, ce langage s’éclaire sans doute de se poser comme appareil de la jouissance. Mais inversement, peut-être la jouissance montre-t-elle qu’en elle-même elle est en défaut – car, pour que ce soit comme ça, il faut que quelque chose de son côté boite. »
On va expliquer ce texte.
B.V : Je suis très impatient d’entendre ton explication.
C.L.D : D’accord. Bon. Ils sont fraternels… (Rires)
R.C : Terriblement.
B.V : Férocement oui.
C.L.D : Ce que j’ai souligné, c’est : « Peut-être la jouissance montre-t-elle qu’en elle-même, elle est en défaut, car pour que ce soit comme ça, il faut que quelque chose de son côté boite.»
C’est le contraire, n’est-ce pas, de l’idée commune selon laquelle les mots n’approximeraient pas la jouissance ! C’est la jouissance elle-même qui est en défaut, car, pour que ce soit comme ça, il faut que quelque chose de son côté boite. Alors c’est tout de même très intéressant, vous vous souvenez de la fin de l’Au-delà du principe de plaisir : on n’arrive à la connaissance de la vérité qu’en boitant !
B.V : Mais boiter n’est pas pécher.
C.L.D : Boiter n’est pas pécher, mais c’est boiter quand même, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose…
B.V : Ah… Boiter n’est pas pécher !
R.C : Ne la mets pas en boîte.
C.L.D : Très bien, mais à un accent circonflexe près… Boiter n’est pas pécher..
B.V : Parce que c’est le thème quand même !
C.L.D : Absolument. Parce que pécher se réfère à un dieu qui jugerait, tu vois, tandis que boiter n’est pas le handicap aseptisé dont on nous rabat les oreilles, mais marque justement qu’il y a quelque chose qui n’est pas symétrique, qui n’est pas harmonieux.
IDS : C’est Oedipe qui boite.
C.L.D : Il a les deux pieds gonflés. Alors, je ne sais pas si cela le fait boiter, en tout cas il marche mal.
R.C : Si, si, il boite.
C.L.D : Il boite ! Continuons…
La jouissance est en défaut et non pas en excès à toujours excéder le langage comme chez Georges Bataille par exemple. C’est intéressant.
Ensuite : (5)
…C’est parce que il n’y en a pas (de jouissance qu’il faudrait ), et que c’est de ça que dépend le il ne faudrait pas que le couperet n’en tombe pas moins sur celle dont nous sommes partis.
S’il y en avait une autre que phallique, il ne faudrait pas que ce soit celle là, nous récitons cela par cœur…
« Il faut que celle là soit, faute (6) – entendez le comme culpabilité – faute de l’autre, qui n’est pas. »
Alors cela remet en place quelque chose qui est très loin, n’est-ce pas, du sentiment de culpabilité.
B.V : Oui, sauf qu’on ne savait pas trop si celle qui n’est pas c’est la phallique ou si c’est l’autre, la jouissance autre.
C.L.D : C’est la jouissance autre, enfin il y a une ambiguïté. C’est-à-dire qu’on retombe toujours sur la jouissance phallique faute de ce qu’il y aurait une jouissance qui correspondrait à un vrai rapport sexuel par exemple. Faute, et faute de l’autre qui n’est pas. Alors l’horizon métaphysique qui vient derrière ça, Lacan le dit tout à fait à la suite : Que le non être ne soit pas, il ne faut pas oublier que cela est porté par la parole. .. Effectivement que quelque chose ne soit pas, cela ne peut être que dans le tissage des mots que cela tienne. Il n’y a pas de référent puisque c’est la position qui dit qu’il n’y en a pas, justement, de référent. Alors :
« Que le non être ne soit pas, il ne faut pas oublier que cela est porté par la parole, au compte de l’être dont c’est la faute. »
C’est-à-dire l’incomplétude de l’être. Ce sont des textes qui soutiennent toute notre clinique.
« C’est vrai que c’est sa faute à l’être, parce que si l’être n’existait pas on serait bien plus tranquille avec cette question du non-être, et c’est donc bien mérité qu’on le lui reproche et qu’il soit en faute. »
Voilà, C’est d’une virtuosité sensationnelle. Mais je dois dire, ce qui explique tout, c’est qu’il y a des choses qui sont portées par la parole, et qui n’ont pas forcément à être vraies ou fausse. C’est porté par la parole, c’est à dire que cela a un sens. Cela peut être porté aussi par l’écriture. Dans la dernière partie de son œuvre, Lacan dit que finalement, l’écriture force l’impossible, et qu’il n’y a que cela qui nous intéresse, ce forçage, même si nous n’avons pas immédiatement le sens de cela, parce que ce sens ne vient qu’après coup. C’est à dire que la parole anticipe, porte des choses pour arriver à quelque chose. C’est-à-dire que ‘le non-être ne soit pas’, c’est ‘porté par la parole’. ‘Le non-être n’est pas’, cela, c’est toute la lecture de Lacan du Parménide. Comment peut-on dire : ‘Le non-être n’est pas’ ? Lacan répond ainsi : C’est « porté par l’être dont c’est la faute » parce que c’est l’être qui est le pivot de cela. Mais il ne faut pas oublier le non-être parce qu’on doit critiquer l’être aussi ! Vous voyez, nous arrivons à une idée de la faute et de la culpabilité qui déborde le sentiment subjectif et qui va dans la contradiction féconde de l’inconscient. L’inconscient ne connaît pas la contradiction et la parole porte des choses qui peuvent être fausses pour arriver à du vrai. Et on arrive à cette idée-là, que le langage – c’est une formule de Lacan répétée à partir de 1973-74 – : «Le langage est l’étoffe de la jouissance ». Il n’y a pas à opposer l’excès de jouissance avec la triade corps-mort-jouissance, mais à savoir que le langage est l’étoffe même de la jouissance. Et dans le séminaire Encore il dit aussi que l’inconscient, c’est que l’être en parlant jouisse et ne veuille pas en savoir plus et même ne veuille rien en savoir du tout.
Cela pourrait expliquer ce que nous rencontrons par exemple dans la clinique des enfants et adolescents qui sont paralysés par la jouissance exhibée de leurs parents. On voit cela assez souvent, n’est-ce pas. La jouissance de leurs parents qui serait exhibée comme un privilège exclusif de ces parents. Une jeune fille disant, je ne jouirai jamais comme Maman. Sa mère lui avait présenté et vanté une jouissance au-delà des mots. C’est banal ! Simplement, ce qui est très intéressant, c’est qu’une jouissance au-delà des mots cela n’existe pas, et toute l’intervention qu’on peut faire par rapport à cela, c’est… l’exposé que je vous fais à partir de ceci : « Le langage est l’étoffe de la jouissance ». Cela n’existe pas, une jouissance au-delà des mots. Je vais oser quelques questions : Est-ce que la jouissance sans limite dont parlent J.P. Lebrun et Ch. Melman, relèvent de cette croyance ? Que veut dire sans limite ? Est-ce que cela voudrait dire « sans mots » ? On pourrait se poser la question ! Cela pourrait faire croire en tout cas – ce n’est pas obligatoirement ce qu’ils disent, mais il y a comme cela, une inflexion – à une primauté de la jouissance sans les limites phalliques. D’ailleurs le phallus c’est un signifiant, ce n’est pas autre chose, et le signifiant appartient au langage. Alors, qu’est-ce que cela pourrait nous faire croire ? Est-ce que cela répond à cette croyance ? Alors, effectivement l’adolescent ou l’adolescente sont dans une impasse puisque le problème est mal posé. Vous voyez que cela va loin, et même par exemple chez les psychotiques, car on ne peut pas dire que ce soit une jouissance en dehors des mots, regardez un petit peu la jouissance des mots écrits par Aimée.
Mais ce qui compte, c’est que la jouissance boite. C’est le génie de la relecture de Lacan sur l’extrême fin de phrase de l’Au-delà du principe de plaisir. Alors cela veut dire que nous devons chercher du côté de l’Au-delà du principe de plaisir. Et boiter implique une dissymétrie. Alors, je crois que c’est dans Le moment de conclure, nous en parlions à Bordeaux tous les trois, nous accentuions les choses sur la formule de Lacan à propos du déchiffrage analytique : « lire Autrement. » L’écoute analytique n’est pas de l’écoute seulement, c’est de la lecture, du déchiffrage, et lire Autrement avec le grand A ! C’est-à-dire, non pas selon la différance derridienne, même si la différance avec un a de Derrida, est la production active de la différence. C’est un participe présent, le terme de différance, mais qui engendre, à mon avis, un processus sans fin. Tandis que dans l’analyse mais nous avons affaire à une boiterie, et j’allais dire ‘faute de mieux’, reprenant le terme de faute qui est là délié du péché. C’est-à-dire qu’il y a une autre limite que celle que je décrivais la dernière fois, l’irréversible de la mort, le crime etc. et qui est celle de la répétition freudienne. Je dirais que lire Autrement, avec un grand A, c’est un acte de l’analyste qui fait passer la parole d’un analysant du côté de ce qui se répète, avec ce qui dans le transfert s’invente et donc diffère dans la répétition. Si on parle en termes borroméens, du côté du nouage, comme le disait très bien Marc Darmon aux dernières Journées d’été, le point a les trois dimensions, et chaque signifiant peut être lu selon le Symbolique, le Réel, et l’Imaginaire. Remarquons encore que dans le nouage, on parle aussi de faute du nœud, qui fait défaut. C’est sur ce lieu et ce temps qu’il n’y aurait pas de séparation entre la parole, la parole que nous écoutons et que nous formulons, et les noeuds, sinon on arrive à du placage. Mais ce que nous avons à faire pour lire Autrement, c’est-à-dire acter cette dissymétrie de la position de l’analyste et de sa parole par rapport à ce qui est entendu, c’est l’acte de faire passer – et vous savez que je m’intéresse aux passages – l’acte, donc, de faire passer cette parole par ce qui fait que le langage n’est pas postérieur ou extérieur à la jouissance, mais « l’appareil de la jouissance. » Quand Lacan dit que le langage est l’appareil de la jouissance, c’est cela que nous avons à faire passer! Et nous avons à faire passer que le Réel n’est pas le mot point d’orgue extérieur au nouage, mais ce qu’on peut retrouver comme ce qui circule dans La lettre volée, pour une lecture Autre.
Je prenais ainsi un exemple qui est très fréquent dans nos milieux : cette culpabilité que nous, ou nos patients ou patientes, avo par rapport à ce qui ne va pas dans leur fratrie, à l’occasion de frères ou sœurs fous ou handicapés. Et tout d’un coup, je pensais qu’il y a quelque chose qui circule à travers la fratrie, et que c’est cela l’important. Ce n’est pas le fait que tel ou tel se sente coupable d’avoir une sœur ou un frère schizophrène ou handicapé, mais la question est : qu’est-ce qui circule ? C’est cela que nous devons écouter au-delà de tout pathos. Et c’est pour cela que je suis revenue à des textes qui sont, comment dirais-je, trop connus de nous de Lacan, trop, trop… j’allais dire survolés ! Sans doute parce que je vais parler de La lettre volée. Il s’agit de la prendre comme on prend la pulsion de mort inscrite par la répétition. C’est la prendre du côté dérangeant, dissymétrique, pour éviter de plaquer un schéma théorique sur l’écoute clinique. Si La lettre volée nous dérange, c’est plutôt bon signe ; si les nœuds nous dérangent au lieu d’être bien ficelés, c’est plutôt bon signe ; plaquer c’est toujours symétriser et, comme on dit, illustrer ou mettre en regard. Ce qui compte c’est plutôt, au fil des signifiants, de pouvoir rencontrer, ou même inventer cette continuité entre les signifiants que nous écoutons et tel ou tel schéma de La lettre volée par exemple. Pourquoi prendre La lettre volée ? C’est une histoire lamentable de culpabilité et de chantage possible, sordide. Il y a eu une lettre égarée, une lettre compromettante, on ne sait pas si elle est d’amour, ou de politique, mais c’est une histoire de chantage, c’est du « polar ». C’est une histoire banale. Et je la rapprochais des histoires banales aussi, et qui quelquefois décident de nos vocations de soignants, de culpabilité de nos patients et patientes qui, par rapport à un membre de leur famille, se culpabilisent parce que l’autre est handicapé ou souffrant… etc. Alors nombreux sont les psychanalystes, c’est très commun, qui se sont faits soignants pour ces raisons, par réparation, ou bien par simple passage de l’autre côté, c’est-à-dire du côté soignant, et tandis que l’autre sera du côté soigné. Et l’analyse a tôt fait dévoiler cet artifice. Mais ce qui compte là-dedans, c’est que la culpabilité est entretenue et matière à jouir. Tandis que l’accent mis sur ce qui circule déblaie le terrain de la jouissance et permet de lire quelque chose d’un désir. Sur le désir, sur son origine, Lacan dit : « Il ne sait pas l’origine de son désir, roulant avec le symbole écrit sur les six faces » du dé. Je rajoute ‘du dé’. Voilà ! C’est tout à fait un texte propre à nous faire intervenir pas trop connement sur la culpabilité d’un patient qui se désole et se culpabilise de ce que tel ou tel membre de sa famille ‘aille mal’, comme on dit, selon cette expression détestable et floue.
R. Chemama : C’est où cette histoire de dé ? enfin, des six faces ?
C.L.D ; Je me suis trompée dans la pagination…Mais je le retrouve. C’est dans le séminaire sur le Moi (7) « Il ne sait pas l’origine de son désir roulant avec le symbole écrit sur les six faces ». Voilà ce qui roule dans une famille, qui roule et qu’on compte. « Il ne sait pas l’origine de son désir »… mais la culpabilité nous fait errer, n’est-ce pas, la culpabilité c’est toujours quelque chose qui se targue de trouver une origine, le coupable par exemple, que ce soit soi ou l’autre. C’est-à-dire que la culpabilité court-circuite le déroulé même au sens des dés, le déroulé de la parole. C’est une manière d’asseoir, de stabiliser et de clore le désir. L’origine du désir ? Laissons cela au jeu de dé !
Dans le séminaire sur le Moi, (8) Lacan écrit : « … Il s’agit de compulsion à la répétition, et c’est pourquoi je crois faire du concret en introduisant la notion d’insistance. Ce système a quelque chose de dérangeant, c’est dissymétrique, ça ne colle pas, quelque chose échappe là aux systèmes des équations et aux évidences empruntées aux formes de la pensée du registre de l’énergétique, telles qu’elles sont instaurées au milieu du XIXè siècle. » C’est un texte tout à fait important, qui indique la façon dont on peut reconnaître qu’on a affaire à la compulsion de répétition. Ce système a quelque chose de dérangeant, c’est dissymétrique. La première topique chez Freud, avait un idéal d’harmonie lié au principe de plaisir. Le principe de réalité n’était que la suite du principe de plaisir. Tandis que la compulsion de répétition, c’est notre autre limite, féconde, c’est vraiment là que nous avons à trouver quelque chose qui explicite la façon dont le signifiant et les lettres circulent dans une famille et dans, on n’ose pas dire un sujet, puisque cette façon fabrique et constitue le sujet. Alors cette dissymétrie, n’est-ce pas, c’est cela même qui fait passer vraiment à un autre plan dans nos interprétations. C’est cela qui fait le passage, c’est tenir compte de cela, qui fait qu’on puisse lire Autrement, non pas en invoquant la mort, non pas en invoquant un au-delà transcendant, mais qui nous fasse prendre en compte la dissymétrie, c’est-à-dire la boiterie, la boiterie de la jouissance qui fait sa limite.
Voilà, c’est ce que je voulais vous dire aujourd’hui.
(1) transcription : Catherine Magdeleine ; Anne Peyrat
(2) J. Lacan Ecrits. p. 125 et suivantes.
(3) Ch. Lacôte-Destribats. Passage par Nadja. Ed.Galilée.
(4) J. Lacan. Encore. 13 février 1973. Ed du Seuil p.52. Ed. de l’ALI p. 103-104.
(5) J. Lacan. Encore. Ed. du Seuil p.56. Ed de l’ALI p.109.
(6) C’est nous qui soulignons.
(7) J. Lacan. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Leçon du 19 mai 1955. Ed. du Seuil p. 273.
(8) J. Lacan. Ibid. Leçon du 15 décembre 1954. Ed. du Seuil p. 79. Ed. de l’ALI p. 83.
Discussion
RC : Ça tombe bien que tu arrêtes là parce que justement pour penser une dissymétrie il faut penser deux termes quand même. Quels sont les termes qui sont dissymétriques l’un par rapport à l’autre?
CL : Eh bien justement, tu poses une question très délicate. Et je vais te répondre très « lacaniennement » : Justement il n’y a pas forcément d’emblée les deux terme ! C’est toute la formulation en forme de graphe de Lacan, ce qui met du temps et pas seulement de l’espace, qui concerne cette question. C’est ainsi qu’on peut partir du faux pour arriver à quelque chose de vrai, qui sera après coup la deuxième chose. La dissymétrie n’est pas une symétrie tronquée, n’est pas une frontière entre soi et l’étranger, c’est un mode selon lequel peut se poser quelque chose d’absolument autre, et cela n’est pas donné d’emblée. Et dans la fin du séminaire Les Noms du Père, Lacan va même très loin, il dit que le mot autre est simplement « porté par la parole ». C’est cela qui est formidable ! C’est-à-dire que c’est quelque chose qu’on anticipe, qu’on imagine et qui revient après avoir fait le circuit par l’Autre, ce qui, par ce circuit réel, le modifie et ne le laisse pas dans le seul mode imaginaire. Mais relisons ce passage des Noms du Père, sur ce qu’on nomme « Autre », ce n’est pas quelque chose qui a une substance ou une essence, ce n’est pas la figure d’un dieu, c’est autre chose. C’est-à-dire qu’il dit dans ce passage, à la fin des Noms du Père, que les mots suggèrent qu’il y a autre chose : la métaphore dans le principe même de la métaphore, il y a un sens nouveau, mais qui va se faire autre chose, et qui ne sera que effectif que lorsque la métaphore sera comprise dans un après-coup. C’est-à-dire que le temps intervient là-dedans ! L’analyse se fait avec du temps, les circuits de la parole se font avec du temps !
RC : Excuse-moi, si je t’entends bien, la symétrie serait le fait de faire jouer l’une par rapport à l’autre deux significations par exemple, dont l’une paraîtrait privilégiée par rapport à l’autre. On serait quand même dans une symétrie puisque elles seraient équivalentes, et dans une dissymétrie, si on pense par exemple au champ imprévisible de la métaphore.
CL : Par exemple…
BV : Oui, ce n’est pas : « ce que je dis contre ce que tu dis », c’est faire entendre dans l’interprétation quelque chose qui était inattendu, et pour les deux d’ailleurs !
RC : Oui, souvent on n’entend pas ce qu’on dit comme interprétation
CL : C’est-à-dire, on ne peut pas annoncer : ‘je vais vous dire quelque chose de nouveau’, on ne sait qu’après-coup si c’est vraiment nouveau.
RC : Je suis très admiratif parce que tu fais un vrai parcours. Peut-être qu’il y a des moments où il y a des développements dont on arrive mal à situer les enjeux sur le moment, par exemple les formules que tu as citées sur l’être et le non-être, je dois dire que je n’arrivais pas à savoir quoi en faire, et puis je me suis dit, – peut-être je vais poser une question naïve – est-ce que par exemple ça peut nous aider par rapport à la question de savoir si on peut parler d’un être pour le sujet, puisque c’était la question qu’on posait tout à l’heure.
CL : Je peux te répondre. Tu prends appui sur un mot et puis tu fais faire un circuit qui parfois peut le nier. C’est comme cela que nous parlons. Et dans les cures nos patients, comme nous d’ailleurs, partent d’un mot, et puis, au fur et à mesure des séances, on voit le circuit de ce mot qui vient contredire ou circonscrire le point d’appui de la parole. On parle toujours à partir d’une fiction, mais on ne sait que c’est une fiction qu’à la fin.
RC : Mais par exemple alors, ça voudrait dire quand nous disons qu’il n’y a pas d’être de l’homme, – on pourrait arriver à dire ça – ça n’a une valeur que si on le dit dans un circuit, non pas comme une description d’un état de fait.
CL : Tu sais que je pense beaucoup par rapport à la question du temps dans l’analyse. Alors que ce n’est pas tout à fait la même chose en philosophie. Le Parménide est plein d’apories parce que ce poème se tient dans l’absolue immobilité de l’être, mais nous, nous ne sommes pas là.
BV : Moi, je ne suis pas sûr d’adhérer à l’idée qu’il n’y a pas de jouissance au-delà des mots…
CL : Ah ! Mais c’est une vraie question que je pose !
BV : …parce que à un moment donné il me semble bien que Lacan définit la jouissance Autre comme jouissance hors langage. Jouissance phallique : jouissance hors corps, et la jouissance Autre : hors langage. Hors langage ne signifie pas qu’elle n’est pas tributaire du langage, ne serait-ce que parce que, pour ce qu’il y ait du hors langage, il faut bien qu’il y ait du langage. Alors une jouissance sans limite n’implique pas qu’elle ne soit pas bornée, c’est un problème de maths, mais c’est simplement qu’elle ne contient pas sa limite. Une jouissance sans limite. Donc c’est une jouissance qui n’a pas de point fixe, qui ne se réfère pas à un point d’exception… parce que Lacan était instruit de mathématiques là-dessus. Il ne faut pas croire que la jouissance autre soit sans borne. D’ailleurs Lacan le dit très tôt qu’il y a une limite « naturelle » à la jouissance mais enfin une limite naturelle ce n’est pas une limite logique, mathématique.
CL : La limite naturelle, il le dit d’ailleurs, c’est la mort.
BV : Oui, et il y en a une autre avant, c’est celle de l’intolérable.
CL : La douleur
BV : On fait un petit chemin dans la jouissance, mais enfin… Alors ce qui me fait un tout petit peu problème, c’est que dire que le langage est l’étoffe de la jouissance, ça ne peut pas vouloir dire pour moi qu’on ne jouit que des mots. Que les mots soient nécessaires, pour nous en tout cas, à la jouissance, ne veut pas dire que la jouissance soit faite de mots, ça serait un peu trop plat. La jouissance n’est pas réduite à la chaîne signifiante, à mon avis ce n’est pas possible, il y a un nouage, il y a le sens, il y a la jouissance phallique…
RC : Il y a ce qui se dit entre les lignes aussi.
BV : Il y a ce qui se dit entre les lignes.
CL : Oui, c’est entre les lignes, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait des lignes.
BV : Quand les enfants s’amusent à répéter pipi-caca et qu’ils se mettent à rigoler, bien sûr c’est le mot qui déclenche, c’est le mot, mais c’est un mot qui évoque autre chose que le mot lui-même.
CL : Alors effectivement, dans les récréations de cours de maternelles, ils jouissent l’un avec l’autre de pouvoir dire pipi-caca, cela les excite.
RC : Oui mais voilà ! Il faut revenir au corps. Qu’est-ce qui correspond à ça du côté du corps. Certes le corps humain est entier marqué par le langage, mais qu’est-ce qu’il faut quand même rappeler de l’ancrage de certains… signifiants dans le corps
BV : Les enfants rigolent d’un peu tout, mais ils ne rigolent pas forcément tout de suite… Mais après on y arrive ! Il suffit de répéter n’importe quel mot… cheval, cheval, cheval… et puis on rit quand même. C’est bête. Mais je pense qu’au départ il y a quand même pipi caca, parce que ça renvoie quand même à une perte de jouissance, c’est-à-dire à un interdit…
RC : …à une jouissance comme dissymétrie.
BV : C’est quand ils sont devenus propres quand même, celui qui fait pipi dans sa culotte, je ne suis pas sûr que…
CL : Il ne rit pas quand il dit pipi-caca. C’est une question que je ne sais pas résoudre, celle que vous me posez. Il est vrai que ce que je dis est assez polémique.
BV : Est-ce que ça voudrait dire d’une certaine façon, il y a tout un aspect de Lacan… est-ce que l’arbre jouit, il est clair que les animaux d’une certaine façon ont un rapport à ce qui nous semble être une jouissance.
CL : Il le dit dans La troisième : ‘L’animal se jouit’
BV : Mais enfin peut-être que l’étoffe de sa jouissance, pour lui en tout cas, ce n’est pas le langage.
RC : Sauf les animaux « d’homme-estiques »! (rires),
BV : Oui..
RC : Animal c’est trop général !
BV : Alors tu as utilisé au début de ton exposé… d’ailleurs ça c’était intéressant, l’histoire des descendants de ces personnes qui avaient commis un crime impuni, un crime qui n’a pas été pris même par les scrupules de la culpabilité, une faute qui ne vient pas de soi, pas subjectivée.
CL : Qui n’a pas été subjectivée par celui qui l’a faite.
BV : Alors tu introduis, et je rebondis un tout petit peu là-dessus, à propos du sujet, subjectivité, subjectivé, comment ça vient, quand nous disons : « ça n’a pas été subjectivé » ?
CL : C’est banal, c’est la responsabilité, se sentir responsable de ça.
BV : Donc ça renvoie moins à la subjectivité au sens de subjectivité de notre époque, qu’au sujet au sens où Lacan disait : « de notre position de sujet, nous sommes toujours responsables ».
CL : Les deux.
RC : ‘De notre position de sujet, nous sommes responsables’ c’est pas du lapsus que nous faisons, enfin si, on peut dire qu’on est responsable du lapsus, mais c’est pas là qu’on va désigner le plus la responsabilité, la responsabilité c’est dans l’accroche du sujet de l’inconscient au sujet du social.
BV : Oui…
RC : Il me semble…
BV : Oui… On n’est jamais coupable, au moins au sens de la psychanalyse, que d’avoir cédé sur son désir (L’éthique de la psychanalyse)… Bon alors, ces gens là ne sont pas coupables… c’est le paradoxe, donc ils n’ont pas cédé sur leur désir. Alors, est-ce qu’on peut dire une chose aussi directe que ça ou pas ? C’est sûrement politiquement extrêmement incorrect. En fin de compte c’est vrai que la culpabilité du névrosé c’est d’avoir cédé au moins sur deux désirs, le premier c’est d’avoir désiré coucher avec sa mère, et le deuxième d’avoir désiré tuer son père… Enfin Freud c’est comme ça qu’il construit la subjectivité, par l’histoire œdipienne, et l’acceptation de renoncer à ça. Enfin voilà, c’est une question un peu… parce qu’il est rare de voir des salauds se couvrir de culpabilité ou de honte. Par contre les descendants…
CL : Mais ce qui est écrit dans l’article du Monde des livres que je vous invite à regarder, c’est « l’administrateur », c’est-à-dire quelqu’un qui se sent, qui se pense un rouage irresponsable d’une machine.
BV : C’est quelqu’un qui a déjà renoncé à se faire sujet de son…
CL : Oui.
RC : Est-ce que c’est de désir qu’il s’agit pour l’administrateur ?
BV : Justement pas !
RC : Alors ça c’est aussi une des grandes questions qu’on a posé pour tous les criminels de guerre dans les systèmes bureaucratiques. C’est-à-dire jusqu’à quel point le fonctionnement de la machine ne les dispensait pas d’avoir un désir, et donc effectivement la question n’était même pas pertinente de savoir s’ils allaient céder sur leur désir ou pas, leur désir n’était pas constitué.
BV : C’est ça, alors est-ce qu’il est possible à un sujet de s’exonérer totalement d’une conduite sous prétexte qu’elle est la conduite également dominante, et que ça n’ait pas d’effet sur sa subjectivité à lui, mais seulement sur celle de ses descendants…
CL : Mais la descendance va souffrir, oui.
IDS1 : On a beaucoup de littérature qui témoigne justement de cette souffrance, des écrivains comme Jardin. On a souvent des exemples dans la littérature de ces témoignages de deuxième génération voire troisième génération qui ont souffert justement de cette exonération de responsabilité.
CL : Oui
IDS2 : sur cette question de la responsabilité ça fait évidemment penser à ce que disait Hanna Arendt, et elle insistait sur quelque chose qui me paraît important c’est que ces criminels refusent de penser…
RC : Voilà, oui.
IDS2 : …ils refusent de penser et de penser aux conséquences, et je pense que la culpabilité pourrait peut-être être là, dans ce refus de penser, c’est-à-dire de prendre position. Autrement dit effectivement ils se vivent comme un rouage, mais ça ce n’est pas suffisant. Je veux dire, qu’est-ce qui fait qu’ils ont choisi consciemment ou non, peu importe, de se vivre comme un rouage, et de faire l’impasse sur les conséquences de leur fonction, si je puis dire, qu’ils ont posée en terme de simple rouage. Il y a quand même là, je pense, une culpabilité, où comme tu disais, Roland, le sujet de l’inconscient va s’accrocher au sujet du social. Là, je pense que dans ce refus de penser il y a la question…??? C’est un clivage.
RC : Oui, c’est un clivage assez radical.
BV : C’est un clivage. Mais qu’est-ce qui fait que certains peuvent pousser le clivage jusqu’au terme de leur existence dans une espèce de tranquillité. J’ai eu le cas d’un… ce n’est pas aussi énorme bien sûr, d’un vieux sénateur communiste qui avait quand même toute sa vie avalé toutes les couleuvres, probablement dénoncé les petits copains quand il le fallait sans aucun problème, et qui vers la fin de sa vie vient consulter en urgence parce qu’il a obtenu un prêt à des circonstances un tout petit peu trop favorables en raison de son affiliation. Et là-dessus, il commence à faire une culpabilité épouvantable, mélancolique, et, évidemment complètement irrationnelle — tout le monde profite un petit peu de ses relations pour avoir un meilleur tarif — alors que jusque-là… Et ce qui m’étonnait, c’est qu’à aucun moment — je n’ai pas pu le garder longtemps, parce que c’était quelqu’un qui n’était pas dans la dialectique — je n’ai pu obtenir mais qu’il puisse revenir un tout petit peu sur son passé, après tout on peut assumer un petit peu ! Rien à faire… Pourtant il a été rattrapé in fine, et pourquoi il y en a qui ne sont jamais rattrapés ?
RC : Ça serait à comparer avec ce que Freud dit de l’obsessionnel, c’est-à-dire qui n’est pas coupable là où il est coupable, mais qui est coupable à côté, dans un déplacement.
BV : Oui, mais il y a aussi la grande observation de L’homme aux rats, où toute l’histoire de Papa se trouve transportée dans le phénomène obsessionnel de l’homme aux rats. C’est un cas princeps mais son symptôme semble moins déduit logiquement de son propre fantasme qu’il n’apparaît comme une transposition pure et simple de ce qui s’est passé à la génération précédente, ce qui en fait une névrose un peu particulière.
RC : Oh, ce n’est pas si rare.
BV : Non ce n’est pas rare, mais dans la névrose obsessionnelle est-ce que nous retrouvons toujours cette transposition purement et simplement de quelque chose d’étranger mais qui est simplement lié à la génération antérieure ?
RC : Pas toujours.
CL : Pas toujours, là je parlais de circonstances tout à fait particulières, monstrueuses. Non, ce qui me gêne dans vos questions, c’est qu’à propos de cette affirmation de Lacan : ‘le langage est l’étoffe de la jouissance’ vous rameniez le corps comme on le fait trop souvent de façon brute, comme une espèce d’arrêt de la pensée. Et le corps vous l’oubliez dans ce qui fait la pensée?
BV : Non, mais c’est pas ça !
CL : Attends ! (rires)
BV : Nous ne sommes pas ce que tu désires ! (rires)
CL : Absolument ! Mais enfin en tout cas, il y a là une question qui fait partie des interpellations habituelles du milieu psy en général où on nous dit : « Ah mais vous oubliez le corps » ! C’était le reproche qu’on faisait à Lacan, alors qu’il y mettait une très grande attention et essayait de le penser et de le prendre en compte autrement, en montrant par exemple la non-pertinence de l’opposition âme-corps.
Me Y : Il répond avec le titre, Encore.
CL : Oui, tout à fait : C’est à la fois la répétition et la façon dont on prend corps.
RC : Alors il faudrait distinguer l’étoffe de la jouissance, le langage, et la jouissance,…comment on pourrait dire ?… parce que tu as parlé de maladie tout de suite, tu disais la culpabilité elle peut se…
CL : …en héritage.
RC : La culpabilité elle peut se vivre en maladie. Alors cette maladie c’est encore de la jouissance ou non ? Et si c’est de la jouissance, est-ce qu’on y perçoit encore que le langage en est l’étoffe ? Je ne parle pas de l’hystérie…
CL : Il s’agit sans doute d’autre chose en effet que de phénomènes hystériques. Nous avons fait, Gérard Pommier et moi, un numéro de La clinique lacanienne sur la psychosomatique. Il s’agit effectivement de phénomènes plutôt psychosomatiques.
BV : Une étoffe, c’est un…
CL : …un tissu.
BV : C’est un tissu et il y a plein de trous, donc l’étoffe de la jouissance ça veut dire que la jouissance elle est prise, elle est maillée par ça. C’est comme le nœud borroméen, c’est comme ça que Lacan l’écrit, la jouissance n’est pas sur le rond elle est dans les trous.
RC : Elle n’est pas sur le fil mais elle est dans les trous. C’est intéressant, c’est une autre façon d’entendre l’étoffe.
BV : Voilà.
CL : Oui.
RC : Voilà une autre façon d’entendre l’étoffe, c’est tout à fait intéressant. Une ou deux questions encore, pas plus, si vous voulez bien.
IDS3 : non, mais justement moi je voulais revenir également sur la question de comment on entend le langage et l’étoffe de la jouissance. Parce que est-ce que ça mène forcément… est-ce que tu as formulé comme cela? Est-ce que la jouissance au-delà des mots ça n’existe pas?
CL : Oui
IDS3 : Moi je voudrais revenir un petit peu quand même sur la question du corps, parce que les toxicomanes, eux alors vraiment, corps-mort-jouissance, ils sont là dedans !
CL : Ils sont là dedans ! Oui! tout à fait ! Ils sont dans « corps-mort-jouissance »! Mais j’essayais de parler d’autre chose.
IDS3 : Ce que je dis c’est que justement par ce manque d’étoffe du langage, ou parce que l’étoffe est trouée, il y a quelque chose qui n’est pas étoffé par le langage pour eux. Ils s’engouffrent dans cette jouissance du corps où c’est la mort qui les arrête !
CL : C’est la mort qui les arrête.
BV : Attendez, je voudrais quand même répondre. Même si c’est hors langage… on observe qu’il n’y a que l’être parlant qui s’engage dans ce type de jouissance…
CL : Qui se drogue.
BV : Qui se drogue. Alors on arrive à droguer artificiellement des rats qu’on confine dans des labos en leur filant des substances. Mais c’est vraiment un fait du langage qu’il y ait cette option de jouissance qui élude la castration, et généralement parce que du côté de l’Autre, chez la mère, il y a quand même eu une impossibilité pour le sujet d’accepter la castration de l’Autre, je pense.
IDS3 : Mais le langage ne fait pas étoffe pour lui.
RC : une étoffe très lâche
IDS3 : Oui c’est ça.
BV : Si, puisque la jouissance est dans les trous…
RC : Si on le dit comme ça, vraiment, la jouissance, étoffe et trous, c’est extraordinaire Bernard.
CL : Oui, mais justement c’est cela qui met le temps, c’est-à-dire que la jouissance parcourt les trous.
BV : Mais oui.
RC : En tout cas pour cette histoire, l’animal ne se drogue pas, ça fait aussi écho à des choses que tu disais la dernière fois, que tu avais prises dans le texte de Lacan, sur lesquelles la cruauté la plus grande, c’est l’homme. L’animal peut détruire un autre animal parce qu’il veut le bouffer ou je ne sais pas quoi, mais le raffinement de cruauté c’est un être qui parle.
BV : Oui, enfin…
IDS4 : Bernard, ta question, qu’est-ce qui fait que certains qui, peut-être… voilà, on va faire l’hypothèse qu’ils ont cédé sur leur désir, qu’ils sont allés dans cet abject-là, est-ce qu’on ne peut pas le penser, je ne sais pas comment, avec ce que dit Lacan sur les canailles ?
BV : Il ne faut pas prendre les canailles en analyse.
CL : Il dit des choses encore plus radicales, il parle de la connerie en l’opposant à la bêtise, et c’est l’analyse qui transforme la connerie en canaillerie
IDS4 : oui, voilà, c’est ça, et c’est pour ça que…
BV : Il faudrait qu’il explique un petit peu. On a tous des exemples en tête mais ce n’est pas pour autant que c’est si facile !
CL : C’est aussi tout ce que Lacan dit à l’origine de la dépression, c’est-à-dire la fraude et la faute morale.
BV : Je crois que…
RC : Je vais vous interrompre tous, c’est comme ça…
BV : En toute simplicité.
RC : Mais c’était très bien de rester sur ces questions-là aussi par ailleurs, la canaillerie, essayer de ne pas transformer la connerie en canaillerie.
transcription: Patricia Castagna