De Régine à Nora
21 février 2023

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GOROG Françoise
Séminaire d'hiver
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Séminaire d’hiver 2023
Pourvu qu’on s’aime
Dimanche 15 janvier 
Intervention de Françoise Gorog 

De Régine à Nora

Tout d’abord, merci de votre invitation. Votre titre m’enchante…

         « Pourvu » pouvait vouloir dire pourvoir aux besoins, mais autrefois …pourvoir quelqu’un était aussi l’établir en le mariant, le mariage donc, mais remarquons que « se pourvoir en cassation », est un terme juridique comme la forclusion. Il s’agit d’un recours qui permet de contester une décision de justice comme contraire à la loi ou lorsque la procédure n’a pas été respectée. C’est le dernier recours possible dans une affaire judiciaire et il peut annuler le jugement ou l’arrêt. Il vient du latin Quassare, cassation secouer quelque chose avec force, il s’agit aussi de l’action de casser un acte (mariage, testament).

         Le thème, amour et psychose rappelle cette phrase de Charles Melman, qui, en Avril 1993,  rappelait dans La question de l’identification sexuelle que :
         « …dans le foyer, à l’intérieur même du foyer, il y a de l’Autre. L’Autre, il n’est pas dehors, dans la rue ou chez le voisin – c’est-à-dire l’Autre paranoïaque auquel nous avons si souvent à faire – mais que l’Autre, il est dans la maison même.« [1]
         Ceci évoque aussitôt la rupture de fiançailles de Kierkegaard avec Régine, l’amour de sa vie, et qui évoque ce que Maurice Dide appela l’idéalisme passionné. Voici une des phrases de Kierkegaard, dont je m’autoriserai pour entrer dans nos échanges d’aujourd’hui :
          » je n’ai jamais pu disposer de moi à cause de celle malheureuse mélancolie, c’est là que j’accentue, ce qui a bien, sur un point, frisé une espèce de folie partielle. »
         Comme Joyce, Kierkegaard s’est fait un nom, mais sa particularité, c’est qu’il s’est fait un nom presque toujours à travers des pseudonymes. Jean-Paul Sartre, qui a beaucoup utilisé son œuvre a pu écrire avec une bonne intuition clinique que :
         « sa manie des pseudonymes est une disqualification systématique du nom propre. »
         Qu’une œuvre puisse engendrer un auteur n’est pas absolument une nouveauté lacanienne puisque c’est Blanchot qui, le premier, à propos de Lautréamont, a pu écrire que l’écrivain est fils de son œuvre. Ceci n’est pas loin de l’idée que l’œuvre fait fonction paternelle. Lacan, lui, a bien dit : Joyce « fils de ses œuvres ».
         Kierkegaard lui-même souligne dans Crainte et tremblement, un écrit sur le sacrifice d’Abraham, que : qui veut travailler enfante son propre père ».
         Kierkegaard faisait souvent mention de ce qu’il appelait l’écharde dans la chair, faisant référence à l’Évangile de Paul – et ça a donné lieu à « l’interprétation bateau du sens sexuel » pour reprendre le mot de Lacan dans Télévision, c’est-à-dire que ça a été repris sur le thème d’une impuissance qui lui est imputée, et qui a été considérée comme la raison pour laquelle il n’a pas épousé Régine, sa fiancée.
         Lacan a fait son miel, selon sa formule, avec certains éléments de Kierkegaard, en particulier pour la répétition, Gjentagelse, qui a été traduit par La Reprise et j’ai, en bonne addict de l’informatique, compté qu’il l’avait cité explicitement soixante-dix-sept fois au moins.
         Les existentialistes chrétiens, ont été fort embarrassés par l’œuvre de Kierkegaard, et en particulier par la partie polémique contre l’église danoise intitulée L’Instant, peu de temps avant sa mort en 1855, et ont donc été les premiers à considérer qu’il était devenu fou, de la mélancolie à la schizophrénie selon les psychiatres danois, pour expliquer ses critiques de l’Église. Déjà les aliénistes se tournaient vers un Alien, souvent dans sa singularité. Mais la psychanalyse, « dernier fleuron de la médecine », l’a fait davantage, bien sûr.
         Il faut dire que Kierkegaard n’eut qu’un vœu, être l’unique (c’est son propre terme), être l’exception, être le chevalier de la subjectivité – terme repris par Lacan – mais aussi le martyr de l’intériorité. Il se décrivit comme :
          » le fruit talé, l’exception dans une corbeille de fruits sains qui manque à la famille pour qu’elle soit sauvée. »
         Une façon d’être dans une mission de rédemption, comme Lacan l’a évoqué, à propos de Joyce, avec mon cher ami disparu, Jacques Aubert. Être unique mais comme talé, voici une façon de faire exception…mais comme déchet.
         Dès sa thèse “De l’ironie comme constamment rapportée à Socrate”, qui d’ailleurs a fait l’objet du travail de thèse de Heidegger, il fait exception parce que, alors que les thèses se faisaient bien entendu en langue morte, en latin, au Danemark, et lui, se battit pour obtenir l’autorisation du Roi Christian de faire sa thèse en langue danoise, c’est- à-dire dans sa langue maternelle.  Voulut-il être l’auteur de la thèse en danois qui manquait à l’Université ?
         Si l’on a appelé Hegel, le fonctionnaire de l’Universel, Kierkegaard, lui, se pose en contradicteur, et, tel que l’a écrit Emmanuel Lévinas, il veut être cette « subjectivité qui s’affirme sans vouloir s’allier de formes universelles. » Il sera cependant l’illustration de la conscience malheureuse hégélienne… Sören signifie, entre autres, douleur, comme sore en anglais. Une étymologie possible serait celle du latin Severin, forme courte de Severinus, dérivé de « severus », soit « grave, sérieux ». Kierkegaard est aussi l’homme de la vis comica…la force comique de Plaute.
         Il verra la faute du père comme la raison de son malheur. C’est pourquoi Lacan, dans RSI, a pu dire le 11 février 1975 :
         « les relations vécues par le Kierkegaard en question sont celles d’un nœud jamais avoué qui est celui de son père à la faute, il ne s’agit pas de son expérience mais de celle de celui qui se trouve par rapport à lui occuper la place du père, cette place du père devient du même coup problématique. »
         Kierkegaard écrit :
« Il est effrayant de penser qu’il n’y a rien au monde de plus terrible que d’être père. »
         Il précise quelques lignes plus loin :
          » C’est pourquoi j’ai renoncé à tout amour. »

         De sa mère, jamais rien n’est dit dans son œuvre. Cependant, c’est immédiatement après sa mort, en 1834 qu’il commence à écrire, et son premier article a pour titre  Encore un éloge des qualités supérieures de la femme. Sa mère fut la deuxième épouse de son père, après une femme qui mourut sans lui laisser d’enfant. Son père, fils d’un métayer qui fit fortune comme bonnetier, fut un père très autoritaire, tel le classique du père dans la psychose, évoqué dans le séminaire de Lacan Les psychoses, et qui s’était consacré à étudier l’allemand. Dans la maison du premier couple, sa mère était une jeune servante. Huit mois après la mort de la première épouse, un enfant naît, après qu’il a épousé la servante, c’est-à-dire avant le délai de viduité qui existait pour les femmes.[2] Pater incertus, mater certissima… Entre le viol éventuel par un autre, et l’absence d’électricité, comme l’a souligné Lacan, il y a beaucoup de raisons auxquelles s’ajoute le risque du mensonge féminin… Et quand Soren naquit, son père fut certain que Dieu lui demanderait le même sacrifice qu’à Abraham.

         Kierkegaard considérait avoir combattu une vision de Dieu, qui était selon lui celle de la chrétienté, le rendant « tel un grand-père faible et non pas un père respecté, comme un Dieu féminisé proche des hommes » et acceptant le mariage que, ironisait-il, la chrétienté aurait pu appeler Margot la marieuse. Il reprit la formule d’Augustin :
         « Il y a pire que d’être dupe de n’importe quoi, c’est d’être dupe de rien ».
         Eh oui, les non dupes errent…
         La question de la faute du père apparaît en 1838, dans une note du journal, qui a été très connue sous le terme le tremblement de terre. En voici un court passage :
         « Ce fut alors qu’eut lieu le grand trem­blement de terre, l’affreux bouleversement qui soudain m’imposa (je souligne m’imposa) une nouvelle loi d’interprétation infaillible de tous les phénomènes. »
         Comment dire mieux la certitude, et pas la conviction ?

         Il y eut une autre faute, c’est la malédiction que le père enfant a porté sur Dieu lui-même. La curieuse coïncidence, c’est le changement de patronyme du grand père, même s’il ne faut pas confondre patronyme et Nom du père. Le nom du grand-père paternel était Christensen, c’est-à-dire enfant du Christ, et c’est parce que ce grand-père a été métayer d’une petite ferme (gaard), voisine d’une église (kirkc), qu’il a changé son nom, comme c’était courant, de Christensen en Kierkegaard. « Gaard » signifie également « cimetière », comme en anglais churchyard. Autrement dit le nom de famille est passé de « Monsieur fils du Christ” à “Monsieur cimetière ».

 

Régine, L’amour

         Kierkegaard rencontre, dans l’hiver 1837-1838, une très jeune fille de quatorze-quinze ans, la bien nommée Régine. Immédiatement, il est fasciné par elle, et écrit pour elle des poèmes, tel Toi, Regina, la reine de mon cœur. Il met du temps pour faire sa demande en mariage, mais le fait et obtient sa main. Dès le lendemain, le témoignage de la jeune fille dit qu’il était défiguré, transformé, et qu’elle en fut effrayée.

         Elle avait elle-même un père mélancolique.  Son choix de ce fiancé n’est peut-être pas sans lien avec cela. Ces fiançailles tiennent à peu près jusqu’au moment où il présente sa thèse ; et c’est lorsqu’il a soutenu sa thèse, donc a été nommé, nommé docteur, qu’il renvoie l’anneau et rompt ces fiançailles.

         Peut-on soutenir l’hypothèse qu’il s’agit là d’une forme de prudence, celle qui m’avait amené autrefois à qualifier James Joyce de Joyce le prudent, dans la mesure où ce désengagement l’a sans doute préservé d’un déclenchement. Celui-ci aurait pu se produire du fait de la rencontre avec un père réel, comme le soutient Lacan, en la personne du beau-père. Prudent, c’est peut-être une façon de faire à ce qui me parait proche mais différent de ce que Lacan a appelé « la divination de l’inconscient » à propos du Président Schreber.[3] Freud avait bien précisé, dans son texte de 1937, Construction dans l’analyse.

         « une construction a toujours une valeur d’hypothèse. »
C’est encore plus certain quand un analyste construit une hypothèse hors de la cure.

         Il écrit, sous le pseudonyme de Constantin Constantius, qui évoque l’empire romain, et la constance de son amour, La répétition qui a été traduit par La reprise par Nelly Viallaneix pour dire combien dans la répétition, il y a du nouveau et non pas seulement du re petere soit re demander. Déjà la constance est là et on la voit dans sa constance amoureuse. Il incarnera l’amoureux éternel. Et c’est un fait qu’il a inscrit Régine avec lui dans le couple des amants éternels dans les cieux.

         Kierkegaard se retire après cette rupture et se consacre à ce qui a été appelé son œuvre esthétique dans laquelle il décide de se faire passer pour un vil séducteur afin que la jeune fille ne soit pas trop triste de son abandon, la jeune fille, une anadyomène, une venue des eaux… Il décide de se montrer sous les jours les plus sombres, tout en s’étant retiré. Son pseudonyme est alors Victor Eremita, le vainqueur retiré en ermite. Victor Eremita est le vainqueur qui devient ermite, fuyant devant la concrétisation de l’amour. Peut-on supposer qu’il a eu l’intuition d’éviter le risque de la paternité à venir, Kierkegaard le prudent ? [4]

         Bien sûr, ce n’est qu’une hypothèse, une construction de psychanalyste comme le disait Freud.

         Autre point essentiel : Pas de nostos pour le chevalier de la subjectivité, pas de retour, pas, à l’horizon du chevalier de la subjectivité, la retrouvaille du Même comme pour Hölderlin avec sa bien-aimée Diotima. C’est pourquoi, me semble-t-il, Lacan se sert de Kierkegaard pour l’opposer au Nostos hölderlinien et pour soutenir que, dans la répétition, il y a du nouveau. Lacan pointe l’importance de Kierkegaard dans le même paragraphe de RSI déjà cité, quand il dit :

         « Quelque chose a rejailli sous le nom d’un nommé Kierkegaard, vous savez que j’ai dénoncé comme convergente à l’expérience bien plus tard accomplie d’un Freud, sa promotion de l’existence comme telle. Songez à cette mise en valeur de la répétition comme plus fondamentale dans l’expérience que la résolution dite thèse-antithèse-synthèse sur quoi un Hegel tramait l’Histoire. »

         Et Lacan d’ajouter :
         « L’étalon de cette fonction se trouve dans la jouissance. »
         Or Johannès le Séducteur, fut justement le pseudonyme de l’auteur dans le Journal d’un séducteur, homme pour lequel le beau, le plaisir raffiné, la jouissance sont le but de l’existence. Au-delà de la sensualité et du désir triomphant d’un Don Juan, Johannes est un imposteur, thème classique du mélancolique et parfois du névrosé obsessionnel, qui « maîtrise l’art véritable de la séduction, fait avant tout de finesse, de tactique amoureuse, de manipulation et de perfidie. » Ce qui fait sa force, c’est la parole, c’est-à-dire le mensonge, « car on ne séduit une femme qu’avec les armes dont elle dispose elle aussi. »
         A propos des fiançailles, le héros dit à sa fiancée Cordelia :
         « notre union extérieure n’est en fait qu’une séparation.  Un mur mitoyen se dresse entre nous comme entre Pyrame et Thisbe. »
Il faut lire sur ce sujet  le très beau texte d’Anne Videau.   [5]
         Ce n’est pas loin peut-être de ce que Lacan a nommé  « l’amur ».
Puis il ajoute que « l’amour est comique » et écrit :
          » D’abord je trouve comique que tous les hommes aiment et veulent aimer sans qu’on ne parvienne jamais à savoir exactement en quoi consiste cet « aimable » qui est l’objet de l’amour. »
         Lacan dialogue-t-il avec lui ? Les éléments qui suivent semblent l’évoquer aussi. Le héros de Kierkegaard dit que :
         « le Saut de la vierge, dit ainsi dans les montagnes, est dans l’infini car elle ne saute pas, elle plane, tandis que les hommes, ils sautent et c’est la chute. »
         Le philosophe danois se distingue de loin de Don Juan, l’homme de :
         « la sensualité, du désir vrai, victorieux, triomphant, irrésistible, démoniaque », et « qui jouit de l’assouvissement de son désir, dès qu’il a joui, il cherche un autre objet… »

         S’agit-il d’être « Le séducteur qui manque à une femme » ? Kierkegaard avançait clairement que, pour toute jeune fille, il y a un séducteur, et qu’il faut simplement qu’elle le rencontre. Serait-il donc « Le » séducteur qui manquait à Régine ?  En tout cas c’est cette figure qu’il va immortaliser. Sa conviction est forte. La jeune fille épouse en fait Frédéric Schlegel qui était un de ses professeurs qu’elle connaissait d’ailleurs avant Kierkegaard ; elle lui était un peu promise avant que Kierkegaard ne la séduise. Il gardera une conviction profonde, plutôt une certitude que, malgré son mariage avec un autre, cette jeune fille est à lui, qu’il « la mène en triomphe comme un maître de cérémonie » (Cela huit ans après la rupture des fiançailles) ; il va jusqu’à considérer que son mariage n’est probablement qu’un « mariage de théâtre » avec Schlegel ; et que c’est peut-être une dernière ruse pour l’aimer encore plus passionnément qu’auparavant.

         On pourrait y voir une touche d’érotomanie. Mais cette certitude n’est néanmoins pas sans écho chez l’Objet, puisque Régine elle-même, quand elle est une vieille dame et qu’elle décide enfin de faire ses confidences, parce qu’elle estime qu’on a trop parlé d’elle à Copenhague, ne cache pas que Kierkegaard est resté pour elle jusqu’à la fin de ses jours quelqu’un de très important.

Elle lui a inspiré ainsi :

         « Nature merveilleuse, si je ne t’admirais, la femme m’enseignerait à le faire car elle est le Venerabile de l’existence. Tu as fait d’elle une créature splendide, mais ce qui est plus splendide encore, c’est que tu n’as jamais façonné deux femmes identiques. Chez l’homme, l’essentiel c’est l’essentiel et de la sorte il est toujours le même ; chez la femme, l’essentiel c’est l’accidentel et, ainsi, l’inépuisable diversité ».[6]

         Nous approchons de très près les aphorismes lacaniens tels que La femme n’existe pas et aussi la dite « pas-toute ».

         Kierkegaard croise Régine de nouveau en 1849, à l’enterrement de son père à elle, Terek Olsen, conseiller d’État. Il cherche alors à renouer avec elle, et écrit deux lettres au couple Schlegel, une pour Régine et une pour son mari. Dans la lettre au mari, Kierkegaard écrit :

         « Dans cette vie, elle vous appartient ; dans l’histoire, elle sera à mes côtés ; dans l’éternité, cela ne peut évidemment vous déranger qu’elle m’aime aussi ».

         Frederik Schlegel les empêchera de se voir et de communiquer après la réception de la lettre. C’est lorsque le couple Schlegel part en 1855 aux Antilles danoises, qu’il se trouve que Kierkegaard tombe malade et meurt. Son testament fait de Régine son héritière légale, elle refusera l’héritage et ne récupérera que des effets personnels et les lettres qu’elle lui avait adressées, lettres que, vraisemblablement, elle a détruit.

         Kierkegaard soutiendra, dans Crainte et Tremblement (1843), que la résignation infinie ou renonciation doit précéder la foi. Le chevalier de la foi est capable de renoncer à vivre de manière temporelle son amour pour la princesse, certain de vivre cet amour pur dans l’éternité. Il faudrait reprendre les textes où est fait référence à Abraham qui aime Isaac et l’aime encore plus, alors qu’il doit le perdre.

         Mais, son héros, Johannes précise aussi :

          » Pas de blague, moi je veux jouir. Celui qui ne comprend pas qu’il y a un impératif catégorique « Jouissez » est un imbécile et celui qui ne saisit pas sa chance est sans doute membre d’une secte religieuse puritaine. »[7]

         Vous voyez ici comment ce concept de l’impératif catégorique qui dit « Jouis », que Lacan reprendra dans le séminaire Encore, comment ce concept anticipe, sous sa plume, Freud, qui a mis en lumière la persistance du tabou et l’avait rapporté à l’impératif catégorique kantien [8], et ce dès Totem et tabou :

          » Nous avons une vague idée que le tabou des sauvages de la Polynésie ne nous est pas aussi étranger que nous étions disposés à le croire tout d’abord; que les prohibitions, édictées par la coutume et par la morale, auxquelles nous obéissons nous-mêmes, se rapprochent, dans leurs traits essentiels, du tabou primitif et que l’explication de la nature propre du tabou pourrait projeter une certaine lumière sur l’obscure origine de notre propre « impératif catégorique » »  

         Il le reprendra ainsi dans l’Introduction à la psychanalyse :

         « Le tabou survit encore de nos jours, dans nos sociétés modernes ; bien que conçu d’une façon négative et portant sur des objets tout à fait différents, il n’est, au point de vue psychologique, pas autre chose que l’Impératif catégorique de Kant, à la différence près qu’il veut agir par la contrainte en écartant toute motivation consciente. »

         Lacan ajoute :

         « Qu’est-ce que la jouissance ? Elle se réduit à n’être rien qu’une instance négative. La jouissance, c’est ce qui ne sert à rien […]. »

         Là on entend du Bataille, bien sûr. Puis Lacan :

         « Rien ne force personne à jouir, sauf le surmoi. Le surmoi, c’est l’impératif de la jouissance – Jouis ! » 

         Lacan évoque, certes, cet ancien concept de l’impératif catégorique, référence à Kant entre autres, mais de façon oxymorique. Inutile de préciser combien le titre du livre de Kierkegaard Le concept de l’angoisse, était aussi un énoncé paradoxal, oxymorique, dont Lacan souligne la fréquence chez les mélancoliques, et lui sera utile pour s’éloigner du concept au sens hégélien, éloignement qui a été majeur dans le travail de Lacan et qui s’est appuyé, entre autres, sur Kierkegaard.

         Très marquée par l’amour chrétien, son amour pour Régine rappelle ces mots de Paul dans l’Epître aux Romains :
         « Le désir de la chair (sarx) est ennemi de Dieu ».[9]
         Nous ne sommes pas loin de cet aphorisme de Nietzsche :
        « Le christianisme a empoisonné érôs — il n’est pas mort, mais il est devenu vicieux »
         Il s’agit donc là d’une monogamie, certes bien singulière. Quant à la question de la paternité, il l’écrit :
         « Il est effrayant de penser qu’il n’y a rien au monde de plus terrible que d’être père. »
         Il précise quelques lignes plus loin :
         « C’est pourquoi j’ai renoncé à tout amour ; »
         Et concluera ainsi :
         « Entre deux êtres aussi dissemblables, aucune interaction réelle ne peut exister. »
         Il osera même écrire :
         « …être femme est quelque chose de si étrange, de si embrouillé qu’aucun prédicat ne peut l’exprimer… »
         Ne trouvez -vous pas que ça semble anticiper La femme qui n’existe pas …

 

Joyce et Nora

         Joyce lui, l’a revendiquée, sa monogamie. Il déclara en Irlande à Ettore Schmitz :

         « Ce qui est sûr, c’est que je suis plus vertueux que tous, moi qui suis réellement monogame et qui n’ait aimé qu’une seule fois dans ma vie. »[10]

         Jacques Lacan souligne cette monogamie, tout en en relevant un trait particulier : la répugnance :

         « Pour Joyce, il n’y a qu’une femme, elle est toujours sur le même modèle, et il ne s’en gante qu’avec la plus vive des répugnances. Ce n’est que […] par la plus grande des dépréciations qu’il fait de Nora une femme élue. »[11]

         Il faut dire que Joyce écrivit ainsi à Nora le 21 aout 1909 :

         « D’une certaine façon, tu n’étais pas la jeune fille dont j’avais rêvé et pour qui j’avais écrit des poèmes que tu trouves maintenant si enchanteurs… »

         Mais, c’est après ce qui semble un bref délire de jalousie, du début aout de la même année qu’il écrivit :

         « Georgie est-il mon fils ?  Peut-être rient ils lorsqu’ils me voient montrer fièrement « mon » fils dans les rues ? »[12]

         Si l’on relit Les exilés, on peut voir dans le héros cette jalousie particulière. Richard et Berthe sont mariés et Robert est l’ami le plus proche de Richard. Robert a donné rendez-vous à Berthe, à 8 heures du soir, dans une villa écartée. Il l’attend, on sonne, et c’est Richard qui entre et lui dit :

         « Au plus profond de mon cœur, j’ai souhaité être trompé par vous et par elle, dans l’ombre, dans la nuit, bassement, sournoisement. Par vous, mon meilleur ami, et par elle. Je désirais cela passionnément : être déshonoré à jamais dans mon amour et dans ma volupté… être à jamais une créature honteuse, et reconstruire mon âme sur les ruines de sa honte. » Joyce écrivit à Nora qu’elle « avait ouvert en lui une faille profonde ».

         Elle fut l’objet de ce qu’il appela la « mariolâtrerie », qu’il avait connue plus jeune pour la Vierge Marie. Il n’y avait pas chez lui, c’est frappant, le classique freudien chez le névrosé du ravalement de la vie amoureuse. (même si deux femmes brièvement rencontrées suscitèrent  son intérêt).

         Nora fut aussi, en même temps que celle qu’il idolâtra, la partenaire de moments d’une vie sexuelle où se déployait l’ensemble du magasin des accessoires du voyeurisme, du fétichisme, du masochisme, mais aussi de la coprophilie et de l’ondinisme, en somme d’un goût pour toutes les émissions du corps. Joyce équivoqua à plusieurs reprises à propos de ces émissions corporelles, en les appelant des omissions, équivoque qui vaut en anglais comme en français. L’omission, et pas l’émission, fut justement ce qui arriva au très gros point par lequel il voulait conclure Ulysse et qui fut omis par l’éditeur. Le monologue de Molly Bloom fut ajouté après coup, du fait de cette omission. L’omission est aussi présente, dans une plainte réitérée : « Pourquoi ne puis-je pas connaître ce mot que tous les hommes savent ? » Ce mot est l’amour dans le même texte.

         Peut-on y voir « une divination de l’inconscient » de Joyce, pour reprendre le terme de Lacan dans Question préliminaire au traitement possible de la psychose, que je cite:

          » Sans doute la divination de l’inconscient a-t-elle très tôt averti le sujet que, faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes. » lui indiquant, à lui James Joyce, qu’il lui manque quelque chose ? Est-ce la signification phallique ?

         Non sans ironiser sur lui-même, il lui écrivit, déjà européen :

 « Il faut que toute la baise soit faite par toi, ma chérie, car je suis si petit et si mou qu’aucune fille d’Europe, sauf toi, ne perdrait son temps à tenter l’affaire[13] », « l’affaire » étant, en l’occurrence, de susciter son désir.

         Mais se lit aussi ce style de questions :
         « Es-tu avec moi ou secrètement contre moi ? »
         Répugnance et dépréciation sont surtout délirantes me semble-t-il, comme quand il pense que tous les Irlandais le regardent fixement à Dublin. On pourrait y ajouter tant de phrases écrites et publiées dans les Lettres à Nora :
         « …voir tes yeux qui ont le regard d’un chien »[14]
         Mais aussi bien, la même année :
         « …j’ai l’impression d’être un chien bâtard qui a reçu un coup de lanière sur les yeux. »[15]
         Ce propos mélancolique est loin de l’élation, évocatrice de la manie, qu ‘évoque Lacan chez Joyce, et il lui écrit aussi :
         « Quitte moi … C’est pour toi une déchéance de vivre avec une vile créature. »[16]
         Déchéance transmissible de cet amoureux, déchet lui-même. Aussi faut -il qu’elle soit osée pour son époque, et qu’elle prenne l’initiative, bien que Lacan ait pu avancer que c’est toujours ainsi même si bien déguisé !
         « Ce n’est pas moi qui t’ai touchée le premier, c’est toi qui…  et tu me contemplais de tes calmes yeux de sainte. »[17]

         Elle inspira sans doute le personnage de Molly, « la chair qui dit toujours oui » , ce  renversement fait par Joyce en allusion à  « l’esprit qui toujours nie » du Faust de Goethe (et de toute la tradition démoniaque en théologie) . Une sainte, une femme elle-même particulière, mais au regard de sainte … souvent pas loin de la dite petite mort, et avec un homme timide…ou pour reprendre le terme de Lacan, d’une « tenue phallique un peu lâche. »

         Joyce avait fréquenté les prostituées. Et Vierge, tel l’objet de sa mariolatrie et putain, si l’on en croit le Lacan de La signification du phallus ne sont pas si différentes. Ce n’est pas simple pour le névrosé, mais là chez Joyce elles peuvent être la même. Il le précise ainsi :

         « Mais, tout à côté et à l’intérieur de cet amour spirituel que j’ai pour toi, existe aussi un désir sauvage, bestial, de chaque pouce de ton corps, de chacune de ses parties secrètes et honteuses, de chacune de ses odeurs et de ses actions. »

         L’enroulement d’une étoffe autour d’un corps, tel un barnacle [18], sens commun du nom de Nora, qui veut dire entre autres, ce coquillage appelé bernique en français, doté d’un pied ventouse, qui vit sa vie entière collé au même rocher et souvent à la même épave d’un bateau naufragé. Le père de Joyce ne manqua pas de lui dire quand il apprit le nom de sa future compagne : « Avec un nom pareil, elle ne te quittera jamais. » Jacques Trilling remarque dans James Joyce ou l’écriture matricide comment, dans la rencontre d’Odysseus et de Nausicaa, le héros est dit cacher aux yeux de la jeune fille une « barnacle incrusted body[19]« , soit les parties essentielles de son corps… incrusté d’arapèdes ».

         Bernacle, c’est aussi une oie sauvage, ou marine, et le surnom dont étaient affublés les émigrants irlandais. Le mouvement de la bernique me semble tel ce  mouvement, sur lequel dans son cours aux Beaux -Arts, Clérambault dit que seule la photographie permet de le saisir. Grâce à des séries cinétiques, on peut en effet photographier, étape par étape, l’enroulement d’une étoffe autour d’un corps.

 Le père de Joyce ne manqua pas de plaisanter quand il apprit le nom de sa future compagne :

         « Avec un nom pareil, elle ne te quittera jamais. »

         Mais barnacle est aussi le nom anglais d’un instrument dénommé en français moraille qui désigne les   tenailles utilisées par le maréchal-ferrant afin de maîtriser un cheval en lui pinçant les naseaux, ou, plus récemment et plus vulgairement, le tord-nez, avec lequel on pince le nez des chevaux pour les ferrer, poser un fer sous les pieds, quand ils s’affolent. L’on pourrait dire que Nora usa parfois de contrainte par corps, pour retenir celui qui aurait pu choisir de dire « J’irai comme un cheval fou ». Mais de cette acception dérive également, en anglais, la signification de n’importe quel instrument de torture. Les commentaires sur le masochisme de Bloom faits par Joyce dans sa correspondance, de nombreuses demandes adressées à Nora de le battre et de le fouetter, autoriseraient peut-être à accentuer aussi ce sens- là.

         Il faut cependant préciser qu’il l’épousera seulement en 1931, soit dix ans avant sa mort. Un peu comme Kierkegaard et les fiançailles, mais là un engagement suspendu, sa suspension, est associé au suspens d’allure perverse, sans être un vrai pervers. Lacan le précise.  Mais Joyce avait décidé s son Non serviam, je ne servirai plus l’Église.

         Il existe, bien sûr, la multiplication des partenaires, souvent inconnus, en phase maniaque souvent, mais l’union sans fin et la monogamie, sont deux points souvent présents chez les sujets psychotiques. C’est un de leur trait d’exception…

Levi Strauss dit dans son hommage à Montherlant à l’Académie :

            « sans même craindre de proclamer avec Renan, qui nous précéda dans ce fauteuil et dont il aurait pu reprendre la phrase, que « le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé ».[20]

Comme toujours, je laisserai le mot de la fin à une poétesse, Louise Labé, dite la belle cordière, fille et  femme d’un cordonnier lyonnais,  qui écrivit le Débat de Folie et d’Amour :

 

Ainsi Amour inconstamment me mène ;

Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.[21]

[1] Ch. Melman, La question de l’identification sexuelle. Le Bulletin, nº 20 Avril 1993
[2] Le délai de viduité, qui impose à la femme un délai de 300 jours entre la dissolution d’un premier mariage et la célébration d’un nouveau, est supprimé, de nouveaux moyens permettant de déterminer la paternité d’un enfant (art. 6, art. 228 du code civil, art. 23, art.)
[3] J. Lacan, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, 1958, Ecrits, Seuil, p. 566 « Sans doute la divination de l’inconscient a-t-elle très tôt averti le sujet que, faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes. »
[4] Voir F. Gorog, Joyce le prudent, in, La Cause freudienne, Navarin ed, N°23, 1993.
[6] S. Kierkegaard, Journal d’un séducteur, 10/18, 1966, p.301
[7] Ibid, p. 291
[8] S. Freud, Introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 7 
[9] Paul de Tarse, Épître aux Romains, Rm. 8,7
[10] J. Joyce, « Lettre à Ettore Schmitz », citée par Brenda Waddox, Nora, Paris, Albin Michel, 1990.
[11] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 84.
[12]  James Joyce, Lettres à Nora, p. 80
[13] J. Joyce, Choix de lettres, in Œuvres complètes, I, op. cit., p. 1284.
[14] James Joyce, Lettres à Nora, p.118
[15] ibid,18 Novembre 1909
[16] ibid, p. 121, Novembre 1909
[17] ibid. p .133
[18] Arapaèdes est le nom commun des mollusques comestibles du genre patelle, qui vivent accrochés aux rochers sur les côtes de Provence.
[19] J. Trilling, James Joyce ou l’écriture matricide, Paris, Circé, 2001, p. 81.
[20] Réception de Claude Lévi -Strauss, site de l’Académie française.
[21] Louise Labé, Débat de Folie et d’Amour,  12 février 2019 Sous la direction de Nicolas Lakshmanan-Minet