De quelques avatars de la sexuation à l’adolescence
05 mai 2015

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Alexandre BEINE
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Intervention qui a eu lieu lors de la journée préparatoire à Bruxelles sur “Les mises en abyme de l’identité contemporaine”

25 avril 2015

De quelques avatars de la sexuation à l’adolescence[1]

Je souhaite remercier Didier De Brouwer qui m’a proposé de parler ici des questions que je pouvais me poser en rapport avec l’identité, à partir de ma pratique clinique avec des sujets en adolescence. Je voudrais aussi remercier Marie-Jeanne Segers pour son évocation de la découverte des Amériques car elle m’a fourni là une sorte de parabole du mouvement de l’adolescence, qui vaudrait d’ailleurs aussi pour le trajet d’un sujet en analyse. Christophe Colomb s’était embarqué pour rejoindre les Indes sans devoir contourner l’Afrique, pour accéder sans danger aux soieries et aux épices. Comme lui, l’adolescent ne part pas pour découvrir un nouveau monde, il cherche le plus court chemin pour arriver à la jouissance. Et lorsque Colomb aborda sur l’île qu’il nomma Hispaniola, il ne sut pas qu’il découvrait un continent : il y fallut la reconnaissance d’un autre pour s’en apercevoir. Et c’est cet autre, Amerigo Vespucci, qui donna alors son nom à ce nouveau monde. La découverte de cet Autre monde bouleversa enfin les représentations de leurs contemporains et leur perception de la réalité en fut transformée. Je vais donc essayer de vous montrer en quoi l’adolescence met à mal l’identité et comment les identités peuvent aussi mettre à mal la subjectivation adolescente.

Le lieu imaginaire de l’identité

Mais d’abord, s’agissant de ma clinique, je me suis aperçu que je n’utilisais quasiment jamais le mot « identité ». Et après y avoir un peu réfléchi, je pense que la raison en est simple, que l’identité n’est pas une notion éclairante pour aborder la question même qu’elle pose, la question identitaire par excellence, celle que des adolescents viennent parfois m’adresser : « qui suis-je ? » Mais les adolescents contemporains ne respectent pas autant la grammaire française, ils diraient plutôt : « je suis qui ? » Cette irrévérence est d’ailleurs peut-être la marque de l’adolescence ou peut-être celle du contemporain, ou encore celle de l’adolescence comme symptôme de son temps. En fait, aucun adolescent ne me l’a encore adressée telle quelle cette question, en général ils viennent plutôt me faire la confidence, avec énormément de désarroi et d’appréhension quant à ce que je pourrais leur répondre, qu’ils ne savent pas qui ils sont. Alors quand j’en fais une question, un « je suis qui ? » pour la commodité de mon exposé, je saute déjà une étape, mais c’est pour essayer de vous faire percevoir comment cette question fait douter de son objet et du sujet à qui elle se pose. Si je vous dis qu’on me demande « je suis qui », entendez-vous à qui s’adresse la question ? C’est bien cet effet que produit la question identitaire, comme le titre de cette journée le résume : un effet de mise en abyme, c’est-à-dire un emboîtement de l’image à l’intérieur d’elle-même, ce que vous pouvez obtenir en faisant se réfléchir un miroir dans un autre miroir. Le désarroi de l’adolescent qui vient avouer qu’il ne sait pas qui il est, tient à mon avis moins à la honte de ne pas savoir qu’à l’appréhension qu’on y réponde par l’identité. « Qui t’es ? Mais t’es toi ! » Une réponse pareille, croyez-moi, ça les fait taire. Mais ça ne répond pas à la question. « Je suis moi », c’est insuffisant. Pas parce que vous remplacez un pronom par un autre, que vous vous en sortez par une pirouette, mais bien parce que les adolescents savent ce qu’est le « moi » et que ce « moi » change sous leurs yeux. « Moi » n’est donc déjà plus « je ».

L’adolescence, c’est un temps qui démarre avec le pubertaire, pas seulement la puberté, mais l’effet de la puberté sur le psychisme, c’est-à-dire la rencontre avec ce qui était ignoré par l’enfant : les différentes formes du manque avec lesquelles l’adulte doit composer[2]. Parmi ces formes du manque, il y a notamment l’absence de vérité absolue. Et c’est aux dépens de son corps que le jeune qui entre en adolescence s’en aperçoit. Si on se souvient du stade du miroir, tel que Lacan l’a décrit[3], le corps en tant qu’image réfléchie dans le miroir est la première identification qui fonde le moi. Cette forme primordiale est bien sûr le moi idéal et cette image identificatoire sert de matrice aux identifications ultérieures. C’est donc dans l’image de son corps que chacun, chaque homme, chaque femme, se reconnaît. Quand vous vous voyez dans le miroir, vous vous dites « c’est moi » et quand vous êtes plusieurs, vous dites « c’est nous ». Non seulement, l’être humain se reconnaît dans une image, il s’identifie à une image, mais il reconnaît aussi les autres humains dans des images et peut aussi s’y identifier. Jusque là, ça fonctionne, le moi a bien une fonction imaginaire. Mais à la puberté, le corps se transforme brusquement et d’une manière tout autre, toute différente de la croissance infantile. Il ne fait plus que grandir, il se métamorphose. Les organes génitaux externes changent de forme et de couleur, les poils poussent à des endroits inopportuns, la silhouette est bouleversée par des courbes ou par des angles, la voix du garçon s’éraille et les seins de la fille sortent de sa poitrine, les aisselles se mettent à sentir etc. Alors, souvent dans un instant fugace, mais parfois pour un temps prolongé, les adolescents qui tombent par hasard sur l’image mouvante de ce corps dans un miroir, ne s’y reconnaissent pas immédiatement. La permanence, la continuité d’être n’est plus assurée par l’image à ce moment. Le corps réel, celui qui ne se réduit pas à l’image, qui l’entame et la déborde en ce temps précis, révèle la dimension imaginaire du moi. Le sujet peut donc dire, sans être suspecté de folie : « je ne suis plus moi ». En psychiatrie, ce moment de vacillement identitaire, cette révélation de l’obsolescence de l’image, on appelle ça la dépersonnalisation.

Si je m’étends sur cette question, c’est pour souligner le paradoxe propre à l’identité. L’identité[4] est le caractère de ce qui est le même, de deux objets distincts mais identiques. Mais c’est aussi ce qui est identique à soi, ce qui est permanent chez un individu. L’identité est donc équivoque, à la fois similitude du semblable et assurance de la permanence de l’être. C’est sur ce paradoxe qu’Evelyne Kestemberg, une psychanalyste qui a beaucoup écrit sur les adolescents, bute dans un article consacré à cette question, qui date de la même année que le séminaire de Lacan sur l’identification[5]. Elle y repère bien que l’identité se fonde sur les identifications, qu’elle s’y confond même, mais elle en fait une caractéristique propre aux moments organisateurs du psychisme, la période prégénitale de constitution de l’objet et la période de l’adolescence. Elle remarque qu’alors peut s’observer une fusion entre ce qu’elle appelle la libido objectale et la libido narcissique, entre la relation aux autres et à soi – à soi, c’est-à-dire au corps propre qui est lui-même en relation avec les autres. Elle ne franchit pas le pas décisif qui est de définir l’identité comme la somme des identifications au corps propre et aux autres. Ce pas permet pourtant de rendre compte de l’incapacité dans laquelle se trouve l’identité de distinguer radicalement le moi de l’autre. Car l’identité est prise dans le champ imaginaire, un lieu où on ne peut pas différencier le moi et l’autre[6]. C’est pourquoi l’identité ne permet pas de savoir si elle est identique au moi ou à l’autre, si elle est moi ou l’image de moi.

L’altérité du corps et du langage

On pourra objecter que les enfants, alors qu’ils ne sont encore qu’en âge préscolaire, avant la période de latence, sont déjà conscients de leur croissance et des changements de leur corps, et même qu’ils souhaitent grandir, qu’ils projettent déjà leur vie d’adulte. La différence avec l’adolescence est précisément que l’infantile projette, qu’il imagine ce que sera sa vie de grand. Le sujet en adolescence ne se projette pas dans le futur, il se coltine le présent. Il se confronte au réel du corps, à la jouissance aussi et au manque de mots pour la dire. Assez récemment, une jeune fille de treize ans m’a confié qu’elle avait été violée quelques mois plus tôt. Elle est tombée amoureuse ensuite d’un garçon qui l’a quittée et elle a multiplié alors des relations sexuelles avec des hommes plus âgés, contre un peu d’argent. Elle a d’abord justifié cette répétition par ses besoins financiers, puis elle m’a dit qu’elle ne pouvait plus considérer son corps que comme un objet, comme détaché d’elle-même. J’ai bien sûr envisagé la répétition de cette sexualité sans affect comme un effet du réel traumatique, qui se répète faute de pouvoir être représenté, faute d’être intégré à la réalité du sujet, puisqu’il y fait objection par son non-sens. Et cette réification de son corps, cette réduction à l’objet, pouvait être perçue comme une défense, une mise à distance de ce réel par une forme de déni portant sur le corps. Mais il me semble que ce corps fut aussi découvert, par cette agression violente, dans son aspect d’objet de la jouissance, qu’il est ainsi apparu lui-même dans sa dimension réelle. Ensuite, cette toute jeune fille ajouta que d’autres jeunes, dans son entourage, l’avaient traitée de pute et qu’alors elle s’était prostituée. Cet exemple tristement authentique montre comment une identification peut venir de l’autre pour boucher la brèche que le réel du corps a ouverte dans l’image du moi. Certains adolescents sont ainsi dans une recherche effrénée d’identifications où ils espèrent trouver à la fois leur être et un sens. Mais à chaque fois le constat est identique : ce n’est toujours pas moi. Si je reviens à mon énoncé de tout à l’heure « je ne suis plus moi », je peux pourtant ébaucher une tentative de solution pour sortir de cette impasse imaginaire. Car si le « je » n’est pas le « moi » dans lequel il se reconnaissait auparavant, ce « je » résiste de son côté à cette obsolescence de l’image. Autrement dit, le « je » persiste. Et s’il ne peut plus être défini comme le moi, dans le champ imaginaire, il ne peut donc être appréhendé que dans le champ symbolique, comme sujet d’un dire. Le « je » devient donc ce qui ne se satisfait plus de l’identité imaginaire, tout en étant incapable de se définir autrement que par l’acte d’énonciation de cette négation. Une quête peut alors s’ensuivre, non plus identitaire mais subjective, à partir d’une nouvelle question : « si je ne suis pas moi, qui suis-je vraiment ? » Pour ma jeune patiente, cette question a pu émerger quand son père lui a lancé, après qu’elle lui eut avoué ses relations monnayées : « Arrête de faire la pute ! » Cette parole paternelle a offusqué la jeune fille mais elle a eu le mérite d’instaurer un écart, une distance avec l’identification à la prostituée. Cette phrase faisait apparaître la fonction de semblant, puisqu’elle indiquait bien que cette fille n’était pas la pute qu’elle s’imaginait. Ces mots l’invitaient donc à relancer la question subjective que cette identification avait empêchée.

L’adolescence est donc moins une crise identitaire, comme le discours social contemporain a pris l’habitude de l’identifier, qu’une découverte de la différence radicale, de l’altérité. Quand je parle de découverte, je veux dire que cette altérité était déjà là, mais voilée par l’habillage imaginaire qui constitue à la fois le moi et la réalité. Et l’adolescent ne rencontre cette altérité qui émerge du corps et d’un dire qu’en contraste avec l’image du moi, c’est-à-dire quand cette image apparaît tellement contrastée qu’elle n’est plus reconnue comme moi. L’altérité, l’Autre se manifeste ainsi par le réel du corps et par le langage, ce qui n’est pas étonnant puisque l’être humain, le parle-être, est un corps réel pris dans la structure du langage[7]. De sorte que le temps de l’adolescence amène un dévoilement de la structure langagière, de la trame symbolique d’une part et de la jouissance du corps, du trou du réel d’autre part.

L’identité et le choix d’objet

Les adolescents cherchent ensuite à cerner cette altérité intérieure, ils cherchent à en savoir un peu plus sur cet étranger qui les habite à leur insu pour décider ce qu’ils vont en faire. J’évoque là des phénomènes banals, que chacun d’entre vous a vécus : l’émergence de pulsions nouvelles, les pulsions génitales, qui sont perçues comme imposées de l’intérieur, comme s’imposant au sujet. C’est donc un travail de subjectivation, d’appropriation de ces pulsions par le sujet lui-même qui lui reste à faire. C’est alors que ce que l’on pourrait appeler les préférences sexuelles deviennent un choix d’objet, quand les pulsions sont investies. Le sujet revisite le fantasme infantile et le réinscrit à partir de ces pulsions nouvelles pour réorganiser la relation de manque à l’objet, cet objet que les pulsions détourent, qu’elles découpent en le contournant. Ceci implique un symptôme où se noue le réel du corps, particulièrement la jouissance liée aux relations sexuelles, l’imaginaire de l’identité sexuelle et le symbolique de la position sexuée que prend le sujet dans sa relation avec son partenaire.

Mais il arrive que ces dimensions se télescopent et que l’image du moi, l’identité prenne le pas sur les autres, empêchant que les préférences sexuelles puissent être interrogées, que l’existence des pulsions puisse être reconnue. Un jeune homme de dix-neuf ans que je reçois toutes les semaines depuis plus d’un an m’a ainsi dit très sérieusement lors d’une de nos premières rencontres : « ce qui compte, c’est l’image qu’on donne ». Son problème était qu’il évitait l’étude de manière phobique, et il désespérait de ses mauvais résultats scolaires, préférant réussir de justesse en ne travaillant qu’en dernière minute, plutôt que de risquer des notes médiocres en se donnant à fond. Il trouvait aussi son corps chétif et prenait des attitudes de prestance virile, toisant dans la rue tout qui croisait son regard. Il m’expliqua avoir connu une brève relation homosexuelle vers treize ou quatorze ans, s’adonnant à des masturbations réciproques avec un copain sans qu’y soit mêlé un quelconque sentiment amoureux. Il avait ensuite connu une forte déconvenue vers seize ans, quand il fut éconduit par la seule fille qui lui plaisait. Il doutait depuis lors de ses préférences sexuelles, il redoutait l’homosexualité et il évitait soigneusement de se risquer à toute tentative de séduction envers une femme. Il disait que se révéler gay équivaudrait à être ravalé aux yeux de son père à une féminité synonyme de faiblesse. Le choix d’objet était ainsi confondu avec l’identité sexuelle de sorte qu’il ne pouvait pas même se poser la question de son propre désir, puisqu’il s’estimait incapable d’affronter l’opprobre familial s’il s’avérait homo. Cet exemple est à nouveau celui d’une assignation à l’image, qu’il considérait comme un jugement par l’autre de cette altérité intime, qu’il n’a le choix que de reconnaître ou de refuser. S’il opte pour le refus, c’est alors toutes ses relations sociales qui s’en trouvent empêchées, car ses attitudes de prestance ne suffisent pas à cacher son propre doute et ce doute lui apparaît en soi comme un signe de faiblesse, donc de féminité.

La reconnaissance de l’identité

L’identité appartient donc au champ virtuel et elle ne dépend pas uniquement du caprice de son détenteur. Il ne suffit pas de s’inventer une image pour s’y identifier et s’en faire une nouvelle identité. Beaucoup de jeunes s’y essayent pourtant, choisissent un nouveau look vestimentaire, changent de coiffure, élisent un nouveau style musical ou se mettent à parler l’argot du moment. On y voit souvent l’expression d’une opposition aux idéaux parentaux, une affirmation de soi par la différence avec la génération précédente, mais à travers ces nouvelles identités, ces identifications, ils recherchent aussi à être reconnus par leurs semblables, leurs pairs. Il me semble que cette reconnaissance ne devient un soutien solide, une vraie confirmation, que lorsqu’elle émane d’un partenaire amoureux, avec parfois des conséquences désastreuses si le couple finit par rompre. Un exemple malheureux est celui de la jeune patiente que j’ai évoquée tout à l’heure. Tout se passe comme si l’adolescent revisitait le stade du miroir : il assemble une image renouvelée, intégrant désormais la sexuation de son corps d’homme ou de femme, et il vérifie la reconnaissance de son image dans le regard de l’Autre, qui n’est plus incarné par un adulte, mais par le partenaire incarnant l’Autre sexe, l’Autre de la différence sexuelle.

Cette fois encore, l’opération peut connaître des ratages. Ce fut le cas d’un jeune d’une quinzaine d’années qui fit plusieurs tentatives de suicide après avoir été moqué et rejeté par des élèves de son école, ce qui avait fait resurgir le souvenir d’abus sexuels infantiles. Il leur avait dévoilé son homosexualité, dont il faisait le socle de son identité, et n’avait reçu en retour que moqueries et quolibets, loin de la reconnaissance respectueuse qu’il espérait. Je le rencontrai après ces événements et il me confia ce dont il n’avait encore jamais ouvertement parlé : « je veux être une femme ». Remarquez qu’il ne dit pas qu’il en était déjà une, mais bien qu’il le souhaitait. Il apparut par la suite que devenir une femme ne signifiait pas pour lui perdre son pénis ou gagner des formes féminines. Cela constituait une solution pour ne plus souffrir de son identité d’homosexuel et pour continuer à aimer les hommes, ce qu’il associait à l’identité féminine. Mais de ce fait, il évitait la reconnaissance de son identité actuelle, pour ne plus envisager son corps que comme imaginaire. Le féminin n’était donc pas dans son discours l’Autre sexe, ressortissant d’une différence radicale avec le masculin, mais comme un genre à égalité, à parité avec le masculin dont il n’était séparé que par la procédure de l’opération chirurgicale de « réassignation sexuelle », comme on dit aujourd’hui. Quant à la faisabilité de cette opération, il ne l’évoqua même pas, étant entendu que tout un chacun peut désormais changer de sexe anatomique sur simple commande. Je ne pus lui faire envisager la différence sexuelle, marquée par une perte, qu’en évoquant le risque d’une privation irrémédiable de la potentialité orgasmique en cas d’opération chirurgicale.

La sexuation et l’identité sexuelle

Or ce que nous apprend la psychanalyse est bien qu’il y a une différence sexuelle et que cette différence trouve son origine dans le langage lui-même. À l’orée de son adolescence, le parle-être affronte la dimension symbolique du phallus. Il ne peut plus l’imaginer comme un objet réel qu’il pourrait détenir en propre et qui lui assurerait l’amour de l’Autre. Le phallus se révèle comme un signifiant autour duquel s’organise la relation de désir entre deux parle-êtres, l’un en position masculine, l’autre en position féminine. Le phallus comme signifiant du manque est le signifiant de la sexualité incestueuse qui a été refoulée, il ne renvoie donc à aucun signifié, mais au manque en tant que tel. C’est donc le signifiant de la pure différence et il devient l’indice de la place occupée dans la relation de désir[8]. Autrement dit, masculin et féminin se réfèrent à la même perte mais qu’ils considèrent autrement[9].

La différence de ces positions masculine et féminine trouve son origine dans le langage lui-même, qui permet de représenter l’absent et instaure une séparation de par le procès même de la représentation. Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant : l’un pour l’autre. Parler implique aussi des positions différenciées[10] : celle masculine de qui parle et celle féminine de qui y fait attention. Qui parle s’énonce en employant des signifiants qui lui préexistent, qui lui viennent de l’Autre ; qui y prête attention suppose qu’à travers cette parole, s’exprimera le sujet dont on ne sait rien encore, si ce n’est qu’il parle. La reconnaissance de cette différence sexuée se fait à l’adolescence, envisagée dès lors comme un temps de sexuation. Sortant de l’enfance où autant le garçon que la fille étaient intégrés à la logique phallique, le sujet rencontre ici l’Autre sexe, le féminin[11]. Outre la différence de position à l’égard du signifiant du manque, le féminin implique aussi l’accès à une jouissance supplémentaire, une jouissance Autre qui n’est pas soumise au phallus, qui n’est pas restreinte. Le féminin est partagé entre ces deux jouissances, phallique et Autre. L’adolescent, garçon ou fille, fait l’expérience de l’Autre jouissance avant de choisir de se positionner du côté masculin ou du côté féminin de la sexuation.

Il arrive cependant que des jeunes dénient ce choix en tant que tel, déniant la différence. J’en ai donné un exemple avec mon patient pour qui la féminisation de son corps était réduite au choix d’un genre. Une autre figure de ce déni est celle d’une jeune fille de seize ans, qui consultait pour une agoraphobie empêchant sa scolarité et qui se considérait garçon. Elle portait les cheveux courts et des vêtements d’homme, mais à notre époque ceci est répandu au point que l’on parle d’habits « unisexe ». Ce qui était plus marquant était qu’elle parlait d’elle au masculin. Le prénom que lui avaient donné ses parents était bisexué et elle ne souhaitait pas en changer, jouant sur son ambivalence. Tout cet habillage identitaire contribuait à lui donner un aspect androgyne, ambivalent comme son prénom, bisexué. Elle n’avait par ailleurs aucune relation sexuelle charnelle, préférant entretenir une relation platonique avec une jeune fille vivant à l’étranger. Je vous brosse rapidement ce tableau pour montrer comment une identité affirmée peut cependant soutenir une image indistincte, où s’affiche le refus pur et simple du choix de la sexuation.

Les avatars et les idéaux contemporains

Pour conclure, je voudrais encore dire quelques mots sur ces avatars dont j’ai donné quelques exemples cliniques. Vous n’êtes pas sans savoir qu’un avatar a pris en français le sens d’une mésaventure, d’un malheur. Je me suis dit que ceci qualifiait bien les différents destins de l’identité quand celle-ci devient passionnée. La recherche exaltée d’une singularité qui reposerait sur une image, sans qu’elle s’appuie sur une référence tierce située en dehors du champ de l’image, semble être typiquement contemporaine[12]. Et même les propositions philanthropiques de certains essayistes[13] qui défendent l’unicité de chaque humain à partir de la combinatoire de différentes identifications n’échappent pas à l’ignorance, voire au déni, de la différence en tant que telle. Cette combinatoire additionne les identifications pour tenter d’aboutir à une compilation unique : je serais singulier parce que je suis mâle et Belge et Bruxellois et francophone et en couple et père et psychiatre et psychanalyste etc. etc. etc. Le sujet en adolescence me semble particulièrement exposé à cette passion et à ses fourvoiements. Dans notre culture, il est en effet convié à choisir le nouveau signifiant qui se substitue à celui que ses parents avaient choisi pour le représenter, qui le représentaient pour eux. Cette substitution du signifiant représentant le sujet dans l’enfance par celui qui le représente désormais pour le social a un effet de métaphore, puisqu’elle produit alors un sens nouveau, qui enrichit l’identité du jeune adulte. Dans les cultures où l’adolescence n’apparaît pas comme une période prolongée et semble donc inexistante, cette substitution est imposée par le social d’un jour à l’autre, sans que le sujet n’ait le choix du nouveau signifiant[14]. Le choix de l’identité apparaît ainsi comme doublement forcé : d’une part, il doit être fait pour permettre que le sujet se représente socialement et, d’autre part, il est déjà déterminé car son contenu, le trait sur quoi elle repose, est imposé. Le choix comme tel consiste en la manière de s’en faire le sujet, c’est-à-dire d’accepter son assujettissement et de s’en saisir pour pouvoir s’énoncer.

Par ailleurs, le mot avatar signifiait à l’origine, en sanskrit, une descente et désignait l’incarnation d’un dieu sur terre[15]. Ceci me permet d’insister encore sur ce que l’adolescent établit comme nouveau rapport à son corps définitivement sexué, à partir de sa dimension réelle et non pas seulement imaginaire. Ce surgissement du réel du corps révèle l’étranger intime et il s’oppose à l’idéal contemporain de transparence qui accompagne la passion identitaire. Cet idéal voudrait que l’image dise tout de l’individu. Cette transparence imaginaire permet de méconnaître la position de semblant qu’occupe celui qui parle, quand il croit savoir ce qu’il dit. Le semblant permet pourtant qu’une vérité inconsciente puisse s’entendre entre les mots, entre les images sonores, au contraire du semblable, qui écrase cette vérité par sa consistance imaginaire.

Enfin, ces dernières années, l’avatar a pris un sens nouveau avec l’avènement d’internet et des jeux vidéo : il s’agit d’un personnage qui représente un utilisateur dans le monde virtuel et que celui-ci peut modeler à son gré, en choisissant son apparence physique, son pseudonyme, son caractère etc. Ceci réalise ce qui me semble être encore un autre idéal contemporain, celui de l’auto-détermination. L’exemple de la chirurgie de « réassignation sexuelle » montre comment les avancées technologiques contribuent à effacer la dimension du réel dans le social contemporain. L’impossible qui se définit à partir de la logique est alors confondu avec l’irréalisable du point de vue pratique. Ce positivisme de la technique envisage d’ailleurs que tout sera réalisable, puisque l’industrie biotechnologique nous annonce l’immortalité pour bientôt[16]. Ces progrès pratiques repoussent les limites biologiques et font miroiter l’omnipotence sur le corps, de sorte qu’ils escamotent la dimension réelle de l’altérité, son caractère irreprésentable qui fait objection à l’imaginaire. Il n’y aurait donc plus de limite à l’auto-détermination et nous pourrions idéalement choisir notre sexe anatomique ou choisir de ne pas le choisir, tout comme nous pourrions choisir le jour de notre mort ou le repousser sans fin. Voilà jusqu’où pourraient mener les avatars de l’identité contemporaine.


[1] Ce texte reprend l’intervention prononcée lors de la journée d’étude de l’Association Freudienne de Belgique « La psychanalyse et les mises en abyme de l’identité contemporaine » (Bruxelles, 25 avril 2015), à laquelle furent ajoutées quelques précisions suite aux discussions qui s’ensuivirent.

[2] S. Lesourd, Adolescences… Rencontre du féminin, Toulouse, Érès, 2009, p. 9.

[3] J. Lacan, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 93-100.

[4] A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2006, p. 1774.

[5] E. Kestemberg, L’identité et l’identification chez les adolescents, L’adolescence à vif, Paris, PUF, 1999, p. 7-96.

[6] S. Thibierge, Pourquoi sommes-nous malades de l’identité ? Psychanalyse et identification, Le Bulletin Freudien, 2007 ; n° 49 : p. 13-36.

[7] Ibidem.

[8] J.M. Forget, Y a-t-il encore une différence sexuée ?, Toulouse, Érès, 2014, p. 91-92.

[9] Ibidem, p. 56.

[10] Ibidem, p. 21-31.

[11] S. Lesourd, op. cit., p. 64-66.

[12] S. Thibierge, op. cit.

[13] Par exemple : A. Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.

[14] S. Lesourd, op. cit., p. 12-14.

[15] A. Rey, op. cit., p. 269.

[16] D. Nora, L’immortalité, un marché d’avenir…, Le Nouvel Observateur, 11 juillet 2013 ; n°2540 : p. 56-60.