Dé-mentir le sexe : Comment interroger aujourd’hui le Réel du sexe ? Le degré zéro du sexe
22 juin 2025

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Christine DURA TEA
Textes

Pour commencer je voudrais faire entendre ce qui a orienté ma recherche pour nos journées ; une petite phrase de J. Lacan du 19 mai 1965, dans le Séminaire, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse :

 

« Le savoir se réfugie quelque part dans cet endroit que nous appelons pudeur originelle à quoi tout savoir s’institue dans une horreur indépassable au regard de ce lieu où git le secret du sexe », et je rajouterai et du réel.

La préparation de ces journées qui se sont déclinées autour de ces questions concernant le genre, le sexe et l’identité fut pour moi une expérience intéressante mais complexe.

 

D’une part dans les échanges parfois passionnés que nous avons eus avec les collègues. Ces échanges ont témoigné d’une différence de points de vue, d’angles de vue pour la psychanalyse elle-même et après tout ce fut une bonne chose, car le dogme n’apporte rien aux débats. Pour ma part il me semble important de soutenir les points d’appui que Freud, Lacan, Melman nous ont laissés pour penser et travailler ces questions par exemple l’inscription de la différence sexuelle dans le langage, cette inscription symbolique et signifiante qui permet la disparité des places entre S1/S2, l’écart entre le signifiant phallique et l’objet a et le dernier enseignement de Lacan sur le symptôme.

 

D’autre part, la préparation de ces journées m’a confrontée à mon rapport à la question que je pensais avoir déjà dépliée : mon « je n’en veux rien savoir » quant à la réalité sexuelle de l’inconscient et mon rapport à la pudeur, cette barrière au savoir inconscient, j’y reviendrai.

 

Le malentendu qui est généré par ces questions comme le souligne Jean-Jacques Gorog[1], ou dans ces questions renvoie à l’équivoque même que porte le sens sexuel et ce, dès le début de la psychanalyse par l’introduction par Freud du traumatisme sexuel, aujourd’hui ce traumatisme sexuel originaire fait retour et notre actualité en est riche, sous la forme de l’abus sexuel, comme étant la cause de tous les troubles.

 

Comment trouver un positionnement éthique face aux subjectivités contemporaines ? Nos patients qui sont attrapés par le chant des sirènes d’une fluidité du genre humain, y perdent souvent leur boussole et la cause de leur désir, tout en manifestant leur croyance dans le choix du sexe ce qui les amènent à acter qu’il n’y aurait plus de différence sexuelle mais une combinatoire de genre.

 

Lacan n’a-t-il pas fait entendre ces deux petites phrases : « ils ont le choix » et « ils s’autorisent d’eux-mêmes les être sexués ». Lacan dans ces petites phrases glisse là encore un malentendu. L’ordre symbolique autoriserait-il à choisir son sexe ? Dans cette assomption du choix, ne s’agirait-il pas d’un choix déjà imposé, mais pas assumé ? Et quant à ce qu’il y en est des sexes Lacan affirmera clairement d’abord qu’il n’y en a que deux :

 

Dans le séminaire XIX « Ou pire… » nous pouvons relever : « Que le sexe ça soit réel, ceci ne fait pas le moindre doute. Et sa structure même c’est le duel, le nombre « deux » (…) Ce dont il s’agit quand il s’agit de sexe, c’est de l’autre, de l’autre sexe, même quand on se réfère au même ». De ce fait, l’être parlant quels que soient ses choix sexuels est foncièrement hétéro, amoureux de l’Autre sexe.

 

Dans son article de 2015, intitulé « la nouvelle économie sexuelle »[2] Colette Soler conclue que ce choix ne porte pas sur le genre Homme/Femme mais concerne l’acte sexuel et plus largement les pratiques de jouissance de corps, elle souligne la discordance de deux jouissances dans les deux logiques qui permettent de la concevoir. (Nous l’aborderons cet après-midi). Ainsi peut alors s’entendre la question de l’identité, comme identité de jouissance qui n’engage pas le choix du partenaire, aucune de deux copulations n’implique nécessairement l’acte de copulation. « Ils s’autorisent d’eux-mêmes » nous dit Colette Soler pose donc la disjonction entre le choix du tout et du pas-tout phallique et, d’autre part, le choix non seulement des partenaires, mais des pratiques de jouissance de corps.

 

Quant au choix de l’objet sexuel, il n’a rien à voir avec le sexe auquel on s’identifie, la clinique illustre que ce choix reste indécis. Car homme et femme qui reçoivent la marque phallique, souvent ne savent pas comment la situer. Cette indécision peut alors s’exprimer dans une certitude qui les amène à un choix non conforme à l’anatomie et qui va plutôt dans le sens « femme ».

 

La lecture du texte l’Étourdit nous permet d’aller plus loin et de formuler que « Les porteurs de phallus, les hommes identifiés comme hommes par l’entremise de cet organe passé au signifiant, sont de ce fait les mêmes entre eux pour peu qu’ils s’y reconnaissent. Et les autres, les femmes, qui du fait d’être femmes peuvent s’y reconnaitre ou pas. Ainsi Lacan règle la question de l’homosexualité, non seulement comme indifférente au choix du sexe propre, mais encore comme articulée au seul sexe qui vaille en tant que sexe, le sexe féminin.

 

Dans ce choix « féminin » avec cette possibilité ouverte, entre deux, que Lacan appelle, « pas-tout » s’affirme donc le « vrai » sexe au point où l’on peut dire que de sexe, il n’y en a qu’un, soit ce que la langue française nomme « le sexe », c’est-à-dire les femmes ».[3]

 

Le sexe est donc porté par la langue et non par l’organique.

 

C’est en m’appuyant sur cet « entre-deux », tout en gardant cette possibilité ouverte, ce « pas-tout que je vais poursuivre et déplier mon propos.

 

Dans un premier temps j’ai compulsé un certain nombre d’articles et de revues, un certain nombre de livres conseillés par Thierry Florentin et j’ai repris les séminaires de J. Lacan. J’ai regardé bien sûr le film de Jacques Audiard « Emilia Pérez », mais j’ai préféré celui de Pédro Almodovar, « La piel que habito » ou le documentaire « La belle de Gaza » de Yolande Zauberman, assez controversé mais que je vous recommande de voir. Dans ce film nous retrouvons un jeune trans sexuel venu à pied de Gaza vers Tel Aviv afin de se faire opérer, nous la retrouvons après son opération, voilée. Je me suis donc coltinée de près les questions relatives des parcours de transition.  Une façon pour moi, comme le suggère Lacan de « rejoindre la subjectivité de mon époque, à condition de chercher à savoir « où elle m’entraine ».

 

Ces questions m’ont entrainée à examiner de près la question du démenti et précisément dans un premier temps d’un démenti du réel, qui touchent en premier lieu le politique et le lien social.

 

Cependant, j’en ai également conclu que ces questions ne concernent pas directement la politique de la psychanalyse c’est-à-dire son éthique, éthique du désir, et la direction de la cure. Lacan nous a appris à dégager la conduite des cures d’une vision normative, adaptative du moi à la réalité.

 

Dans le séminaire l’Acte, il nous ramène du côté de l’expérience de la cure, c’est-à-dire des effets de la parole de l’analysant, et nous recommande, la mise en suspens des savoirs disponibles qui circulent dans le discours social, pour nous ouvrir à des signifiants nouveaux produits par la cure.  Et les signifiants que propose la théorie du genre, ce kaléidoscope imaginaire et infini d’identités et d’intersectionnalités où sexe, race et classe sont mis sur le même niveau ne portent pas la différence que pourrait engendrer un signifiant nouveau issu dans le transfert de l’acte d’un Dire. Et je doute de ce fait, que cette théorie fasse acte un jour. Pourtant la mise en fonction de l’inconscient au commencement d’une analyse, pourrait bien être aujourd’hui brouillée, et j’espère que nos journées n’y participeront pas plus, par une recherche comportementaliste et adaptative des individus sans tenir compte du réel du sujet. La théorie du genre promeut cette recherche comportementale et adaptative en recouvrant la réalité de l’inconscient dont la vérité insoutenable est la réalité sexuelle. Dans le séminaire L’Acte, Lacan fait entendre « qu’il n’y a pas d’acte sexuel ». L’inconscient est un savoir, parce que le sujet y cherche une réponse à la question « qu’est-ce que le rapport sexuel ? », mais ce qu’il y trouve c’est une jouissance – et une répétition. A cette question justement la vérité ne peut pas répondre, car il y a une « déficience », énonce Lacan dans L’Acte psychanalytique que la vérité éprouve de son approche du champ sexuel.

 

Le sexe dans son essence de différence radicale reste intouché et se refuse au savoir.

 

 Ce que vise l’éthique de la psychanalyse[4] c’est d’approcher ce qu’il y a de plus réel chez un être parlant. Cet être parlant, nous le savons est divisé entre les injonctions d’un discours qui le normalise et le collectivise et les effets symptomatiques de l’inconscient qui au contraire le différencie. Dans cette division il s’agit du corps et du réglage de la libido des pulsions, de la jouissance, pourtant il y a une part de jouissance qui ne peut être collectivisée et qui fait la singularité libidinale de chacun. Car l’éthique de la psychanalyse reste une éthique du réel, en tant qu’elle concerne essentiellement la dimension impérative de la jouissance à laquelle est soumise l’être humain et la dimension d’impossible qui gît au cœur des pratiques humaines.

 

La reproduction des corps reste à mon sens un des points centraux de nos questions, et nous le savons aujourd’hui la reproduction des corps par le truchement de la technoscience a pris un autre chemin et laisse les sujets seuls quant à « cet évènement de corps », cette part de jouissance qui échappe au marché qui ne peut en faire, pour le moment encore, commerce.  Nous le savons le capitalisme forclôt les choses de l’amour, et ne dissimule plus, ne voile plus le hiatus entre ce qui est du sujet, à savoir l’amour, le désir, le fantasme et ce qui est du corps de jouissance. C’est justement à ce point de hiatus que je situerai le démenti actuel en jeu, démenti du réel, qu’une pornographie de l’époque exhibe à notre insu même, sur les écrans, dans les expositions, exhibant des modalités multiples et variées des jouissances des corps.

 

Hier matin, Jean-Pierre Lebrun et Christian Rey, nous ont fait entendre cette panne dans la transmission, mais pourrait-on penser que l’évaporation contemporaine de la honte est inhérente à celle de la fonction paternelle ?

 

 Aussi et je dois reconnaitre que ce démenti à l’œuvre est venu obstruer pour moi l’écriture de cette intervention, une forme de pudeur a fait retour. Mais quelle fut -elle ?

 

Nous avions d’abord suivi l’hypothèse de la perversion voire d’une psychose généralisée de l’époque, comment suivre le fil de cette piste tout en différenciant, comme le suggère Colette Soler que perversion et psychose désignent des avatars du sujet dans son rapport à l’Autre, et non des avatars de la jouissance par rapport au symptôme, ce qui me parait plus pertinent dans la problématique qui nous concerne ici.

 

Où pouvait donc passer le fil de mon élaboration, pourtant plusieurs exemples cliniques pouvaient me servir de support. Dans le cadre de journées comme celles-ci, il est difficile de déplier des vignettes cliniques, voici, néanmoins, ce que je pourrais faire entendre du côté des avatars de la jouissance, j’avais préparé trois vignettes cliniques, mais en voici une :

 

  • Une jeune adolescente en filière artistique, est venue me consulter pendant la pandémie de la COVID 19 car elle n’arrivait plus à aller au lycée. Elle était envahie par l’angoisse quand il s’agissait de se mettre au travail pour produire ses devoirs artistiques. Très vite elle s’est présentée en déclarant qu’elle était « neutre » quant à son genre et que seul l’amour la guidait dans ses crushs, choisissant cependant des adolescentes en transition. Elle participait à des concours de cosplay se déguisant en femme, dessinant puis fabriquant des costumes avec sa sœur jumelle, couturière. Progressivement dans les dessins qu’elle s’est mise à produire et à m’adresser, elle a pu dévoiler l’objet fétiche qui a organisé sa sortie de la phobie. Elle rejoindra le groupe LGBT+. Elle pourra passer son bac et continuer ses études dans une grande école de Design.

Clinique donc quotidienne à mon cabinet pourtant bien ordinaire qui convoque le psychanalyste, qui reste à l’écoute de l’identité subjective en étant attentif également aux identités sociales d’homme et de femme. Mais l’accueil de ses patients ne débouche pas toujours sur des demandes d’analyse, car le discours social, les questions de meurs et de société aujourd’hui sur cette problématique et sur d’autres ont déplacé la norme et les préjugés moraux bouchant l’envers de la question c’est-à-dire la politique de l’inconscient et sa logique ainsi que la mise au travail possible de la jouissance engagée par le sujet qui ne veut rien en savoir.

 

Car ceux qui font la demande de la cure ont éprouvé l’inadéquation entre la question « qui suis-je » et les réponses qu’ils se donnent et qu’ils empruntent au discours de l’Autre, ce n’est pas toujours le cas de ces patients.

 

Pourtant la préparation de ces journées m’a laissé longtemps devant une page blanche comme jadis devant un devoir concernant « la folie et Antonin Artaud » devoir que j’ai rendu vide, au nom du poète et à l’instar de la folie.

 

Ce sentiment a laissé planer un état, celui de rester « neutre » mais figée face au travail qui m’attendait, cet état commençait à installer une forme d’angoisse, un degré zéro du sexe sans savoir à quel saint alors me vouer ? Les mamelles de Tirésias n’étaient donc pas loin.

 

Au même moment, je suis sollicitée par un service de la petite enfance et de la famille, pour participer à un podcast sur les familles monoparentales. Je dois répondre à des questions qui donneront lieu à une interview puis une vidéo qui sera diffusée sur le site du service. Et je me demande alors si c’est bien ma place en tant que psychanalyste de servir le politique. Je mise sur les effets du discours de l’analyste dans la cité. Je me demande souvent ce que l’analyste pourrait faire entendre dans le social, sachant que ce que la pratique du psychanalyste met en lumière, c’est ce dont le sujet ne veut rien savoir. La politique de l’analyste n’opère qu’à l’intérieur des cures et n’a pas à répondre au droit commun mais pourrait faire valoir l’impossible à opérer au niveau des semblants idéologiques qui conditionnent la subjectivité de l’époque, et j’espère que le discours de l’analyste ne deviendra jamais une science sociale, mais continuera à faire retour dans le réel de tout ce que le Discours capitaliste forclos. Car le pouvoir politique en se servant de la science sature ce réel, pour atteindre à l’objectivité et à la généralisation de ses résultats, y compris concernant, la castration, l’amour (le transfert), le sujet, la singularité, le fantasme, le symptôme, sans pour autant mettre la main sur la question de la vérité. Nous comprenons alors pourquoi la psychanalyse est mise de côté par ce grand chantier qui nous promet un pack concernant la santé psychique.

 

Aussi je récuse malgré tout mon engagement dans le champ social cette désignation de « militant », car Il en va pour moi d’une détermination dans mon rapport à la psychanalyse et à la façon de traiter la perte radicale, l’objet a comme boussole et cause de mon désir, autant dans l’espace privé de la cure que dans l’espace public, institutionnel, y compris à l’Association Lacanienne Internationale.

 

Alors sans complexe, je réponds à ce service et j’écris pour préparer la séance de podcast et il me semble alors important de reprendre la question qui organise tout groupe humain, ici la famille. J’écris que tout groupe humain s’organise autour d’un interdit qui met en place dans la structure un impossible, un réel qui détermine les places de chacun, et je précise que cet interdit dans la famille relève d’un interdit à consommer sexuellement ses enfants. J’écris entre les lignes puisque je m’adresse à des professionnels de l’enfance, j’écris entre les lignes, la question de faire trois et non UN avec l’enfant plaçant sans le dire le « père », l’instance tierce et si je ne cite pas le complexe d’œdipe, ce mythe freudien qui aujourd’hui est passé dans le discours courant, j’essaie de serrer la place du réel dans la famille et ce sur quoi en tant qu’analyste je ne pourrais céder dans mes échanges. Et je fais entendre d’une certaine façon que de cette place de psychanalyste, je peux aussi moduler tous les semblants, et prendre en compte les mutations anthropologiques, en particulier les normes qui tempèrent la relation sexuelle insérée dans la famille et dans l’ordre de la procréation. Je fais entendre que sans regret je peux admettre que ces semblants ne tiendront pas le coup jusqu’à la nuit des temps, du fait des possibilités inédites offertes par le progrès de la biologie, la procréation assistée, le clonage, le déchiffrage du génome humain, la perspective que l’homme deviennent lui-même un organisme génétiquement modifié et de l’IA aussi.

 

Au moment même où j’envoie mon écrit, la responsable du service, je pense qu’elle n’a pas eu le temps de lire mon texte, m’appelle pour me dire que ce podcast sera repoussé en octobre car le sujet est trop « politique » et fait débat dans le service, notamment sur la question précise des femmes seules ayant recours à la loi pour une PMA et la question des couples homosexuels hommes qui font appel à la GPA à l’étranger et se retrouvent parfois famille monoparentale.

 

La question du démenti refait alors surface pour moi, là encore le social, ses mœurs et sa législation ont été plus vite que les consciences individuelles de ces professionnels par exemple, qui face à ces questions qualifiées de politiques manifestent de l’impuissance et bouche le refoulement qui a pu être levé à l’échelle sociale. Car la psychanalyse qui change le monde a bien déversé dans un après-coup ces effets. Pourtant les résistances sont toujours là, des résistances face à l’émancipation des femmes et plus particulièrement la question du consentement sur laquelle nous souhaitons travailler à Nice.

 

 La libération des mœurs, dans certaines parties du monde c’est flagrant mais ici aussi, c’est manifeste nous apparait toujours en souffrance.  Qu’est ce qui est donc toujours refusé ? Alors qu’on ne resiste pas tant à la démocratie malmenée, on ne résiste pas tant que ça à la guerre, c’est notre actualité, on ne résiste plus au capitalisme c’est notre quotidien, pas plus qu’à l’impudeur d’avouer sa sexualité, de dire son sexe. Les pulsions ont bien trouvé des formes substitutives à la satisfaction, qui restaient déniée, cachée, et demandaient à être interprétées. Mais nous savons nous praticiens que ce n’est pas si simple que cela, car le symptôme, cette vérité et identité subjective résiste à l’interprétation. Et l’effet social généralisé à ce moment que vivons fait entendre une exigence surtout chez les adolescents dans le droit aux pulsions, à la jouissance à soi, à l’auto-détermination.

 

Comment alors avancer sur les questions que nous soulevons aujourd’hui et lever le démenti, mais aussi la pudeur à laquelle, ces questions m’ont convoquée ?

 

Comment reprendre autrement la question de la perversion et les travaux de Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun qui illustrent dans le rapport à Autrui comment l’altérité radicale que la différence sexuelle met en place est balayée aujourd’hui par ce fantasme que le sujet dans sa toute puissance et son auto-détermination aurait le choix du sexe.

 

 Que dire alors sur la fonction défensive du démenti qui pourrait bien gagner le clinicien, et l’amènerait à valider qu’il y a du rapport entre les sexes mais aussi entre les trois termes qui font notre titre, sexe-genre-identité en participant à la séduction généralisée, sans mesurer les effets de retour quasi dans le réel quand le clinicien méconnait le rapport à son Acte, ainsi m’a enseigné cette année la lecture du séminaire de J. Lacan L’Acte psychanalytique. Car l’Acte dans sa fulgurance d’un réel qui surgit et produit un changement du sujet, peut nous permettre de saisir quelque chose de ce mouvement du démenti.

 

Pour avancer quant à ce mouvement du démenti, je me suis appuyée sur la revue, Le savoir du Psychanalyste, et plus particulièrement sur l’article de Véronique Sidoit.[5]

 

Cette notion freudienne de démenti est surtout utilisée dans le champ de la perversion et du fétichisme, et elle peut s’illustrer dans les différentes structures cliniques au regard de la castration en tant que mécanisme de défense trans culturel et nous avons pu repérer dans l’exemple que je vous ai donné, ses effets sur la scène sociale et politique.

 

Lacan dans le séminaire « la logique du fantasme » pointe que la Verlungnung (la dénégation) est le terme auquel il faudrait référer les effets – de retour dans le Réel qu’il a réservé à la verwerfung et il précise dans la leçon du 15 février 1967 que ce qui est de l’ordre de la verlungnung est toujours ce qui a affaire à l’ambiguïté qui résulte des effets de l’Acte comme tel. Le démenti viserait cette émergence d’un réel qui fait l’acte et transforme le sujet lorsqu’il accepte de se reconnaitre dans cet acte qu’il a produit sans qu’il y soit ou bien qui lui restera extérieur s’il persiste dans son démenti.

 

Dans le terme de Verlungnung, deux dimensions s’imposent d’emblée : celle de la négation avec le verbe leugnung : nier, et celle du mensonge : luge (mensonge, lugen : mentir) d’où la traduction par Lacan de « démenti » plutôt que de « déni ». L’ajout de Ver, que l’on retrouve dans les différentes formes de négations déclinées par Freud : Verdrangung, le refoulement, Verneinung, la dénégation, verleugnung, le déni jusqu’à une négation plus radicale, verwerfung, la forclusion. Le suffixe Ver indique une opération de plus que la simple opération de nier, ce serait comme la marque du sujet, une sorte de shifter qui indique la subjectivation de cette opération et un effet de celle-ci dans le sujet.

 

Cet effet de sujet est différent : dans le cas du refoulement et de la dénégation, la négation se porte sur le signifiant, qui est refoulé ou dénié, dans le cas de la forclusion c’est aussi un signifiant qui est rejeté, exclu de la symbolisation primitive. Mais qu’en est-il pour le déni ? Freud évoque très clairement qu’il porte sur la perception de la castration : « l’enfant s’était refusé à prendre connaissance de la réalité de sa perception : la femme ne possède pas de pénis, non cela ne peut pas être vrai. » nous dit Freud dans son article sur le Fétichisme dans la vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, P ; 134.

 

Il y a donc chez le sujet un savoir qu’il refuse, Lacan parle même d’un « louche refus » dans la proposition du 9 avril 1967 sur le psychanalyste de l’école signalant par là un certain arrangement par le sujet. Ce petit arrangement narcissique protège l’assise narcissique du moi idéal car la vision de l’absence de pénis qui lui est renvoyé chez un autre si semblable à lui, dans un rapport spéculaire le saisi d’effroi parce qu’elle lui révèle la caducité de cet organe et le plonge dans une confusion entre le phallus symbolique qui instaure le rapport au langage et la version imaginaire dont l’organe réel, le pénis est le support. Et c’est pourquoi le démenti, se fait au prix d’un clivage du moi, d’une déchirure dans le moi qui se trouve confirmer dans toutes les structures, le sujet reconnait et refuse à la fois la castration.

 

Freud rajoutera que le clivage induit par le démenti, introduit dans le moi une déchirure qui ne guérira jamais plus mais grandira avec le temps. Elle prendra une forme différente, dans la psychose avec le délire, dans la perversion avec le fétiche comme démenti et affirmation de la castration. Ainsi Lacan passera du démenti de la castration au démenti du réel, démenti par le sujet de ce qui fait réel pour lui.

 

Comment les sujets contemporains qui ne sont ni psychotiques, ni pervers, s’arrangent-ils avec cette question du démenti du réel de la castration, Thierry Roth nous propose une version avec la névrose de récusation. Sur quel substitut imaginaire les sujets contemporains s’appuient-ils ? Le fétiche nous apparait bien toujours d’actualité, ainsi que le texte de René Tostain[6], car notre vignette clinique nous indique que les adolescents ne passeraient plus tant par le complexe d’Œdipe pour sortir de leur phobie. Nous pouvons formuler l’hypothèse que la constitution d’une fétichisation de l’objet qui sans pour autant être dans le registre de la perversion, nous conduirait à penser qu’une transgression généralisée est à l’œuvre, celle-ci s’appuyant sur un démenti généralisé.[7]

 

Le fétiche si nous reprenons Freud est bien le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a cru le petit enfant et auquel, il ne veut pas renoncer. Car ce n’est pas tant la perception du manque phallique que le sujet dément que la croyance qu’il faut maintenir, justement le sujet cette croyance l’abandonne en la refoulant et la conserve à la fois ; la puissance de l’Autre de référence vient accentuer ce mouvement de la croyance. Nous l’avons abordé dans un travail avec Nazir Hamad sur l’Autre positivé. La croyance en la théorie du genre par exemple s’appuie sur l’épistémologie bien construite que nos philosophes du neutre à commencer par Barthe, Derrida, Foucault et les autres, renforcé par le discours de la science, ont distillée.

 

Je laisserai cette question ici et je vous renvoie au livre d’Éric Marty, « Le sexe des modernes » qui déplie magistralement la question.

Alors pourquoi tant de pudeur me concernant alors que la solution perverse, dans sa version de transgression généralisée est accessible à tous ?

C’est pourtant en reprenant le séminaire L’Éthique de la psychanalyse, que j’ai saisi pourquoi Lacan fait de la perversion, le moteur culturel des transformations sociétales. Dans la leçon du 1° juillet 1959, il considère que l’identification est le rapport qui ordonne, qui instaure les normes de la stabilisation sociale et des différentes fonctions et instaure un circuit tournant dans lequel la perversion représente une série de dégradés. La conformisation du sujet se présente alors comme protestation dans la dimension à proprement parler du désir en tant qu’il est rapport du sujet à son être.[8]

 

Freud relève que la pudeur est une vertu qui concerne de façon plus spécifique et précoce, les femmes, je reprendrai ici l’article de Susan Schwartz.[9]

 

 Certes, la pudeur masque le manque de l’organe génital mais elle assume aussi d’autres fonctions comme le tissage et le tressage, et Freud nous signale que la pudeur a pour fonction d’être une barrière psychique contre l’excès de jouissance sexuelle. La pudeur en tant qu’au prise avec le non-rapport sexuel, sera nécessaire à Lacan pour articuler ce qu’il en est de la femme.

 

L’organe mâle quel que soit les civilisations est toujours voilé, mais aujourd’hui, au-delà de la norme mâle, voile-t-on encore quelque chose chez les femmes ? La pudeur féminine consiste-t-elle à couvrir ce qui est de tout façon, non visible ?

 

 Car la pudeur en tant qu’affect est ambiguë, elle attire le regard, elle est aussi la limite qui doit être violée en analyse malgré tout « le bien dire » de l’analyste.

Dans le Séminaire VI, Le Désir et son interprétation, Lacan fait entendre dans la leçon du 1 juillet 1959 le caractère radicalement hors normes du désir humain et son rapport intrinsèquement subversif aux normes sociales. Il y aborde explicitement la thématique des normes subjectives, qui s’enracinent dans la cause du désir, toujours marquée d’une certaine « déviance » ou « perversion », dans leur rapport aux normes collectives et sociales.

 

Mais c’est sans compter sur le devenir de la pudeur à la fin de la cure, cet assouplissement ou assoupissement de la pudeur devant l’horreur que révèle le savoir de l’inconscient. Cet assouplissement de la pudeur permettra de traverser la barrière de l’horreur. Si comme le dit Lacan dans le Séminaire L’envers, « il n’y a plus de honte à en mourir » à l’heure de l’exhibition généralisée, la honte n’a plus cours, la pudeur pourrait en être son remède et trouver son importance éthique comme réponse au trou du sexuel dans la structure.

 

Quelle est cette forme de « pudeur originelle » dont parle Lacan dans le Séminaire XII Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. Cette pudeur originelle qui n’est plus corrélée à la honte et au dégout propre souvent à l’hystérique, ni même corrélée au regard inquisiteur comme défense contre la pulsion scopique.

 

Cette pudeur originelle serait plus en rapport avec la jouissance féminine, libérée en fin de cure, après la traversée du fantasme, c’est pourquoi Lacan note que la fin de l’expérience analytique féminise le « parlêtre ». Cette jouissance est exclue du symbolique, ces restes symptomatiques font retour, cette pudeur originelle pourraient-elle nous affranchir du démenti du non-rapport qui peut apparaitre corrélé « au refus de la féminité », rejet que Freud avait déjà entrevu. S’agit-il alors de l’enjeu des questions de ces journées ?

 

Cette pudeur répond au fait que le « réel soit concerné » nous dit Lacan dans L’Envers. Nous saisissons mieux que « le démenti de la castration vient du réel, il est produit par le réel à son propre endroit et non le contraire »[10]. Ceci suppose que le sujet reconnaisse et consente à l’existence de ce démenti qui produit une méconnaissance de ses points de réels.

 

  C’est dans Radiophonie que Lacan reprend la question du savoir inconscient, du savoir dans le réel en tant qu’objet du démenti, et c’est dit-il pour préserver la place du non-sens, du hors sens qui fait jubiler l’inconscient.

 

Dans cette reconnaissance de l’irréductibilité du réel soit de l’existence de l’impossible, la pudeur originelle convoque le sujet, qui pourrait bien être démenti à son tour et l’enjeu de cette reconnaissance sera de « s’en faire une conduite ».  Car avec cette « vertu », il ne s’agit plus de se défendre contre l’obscénité, bien obsolète aujourd’hui, il s’agit juste de ne pas être « ignoble » à son tour, comme nous le propose J. Lacan dans le séminaire L’Envers de la psychanalyse.

 


 

[1] Jean-Jacques Gorog, Le réel du corps sexué, revue du Champ Lacanien N° 22/mars 2019, Le psychanalyste et les avènements du Réel, p 13 à 17.

[2] Colette Soler, Nouvelle économie sexuelle, revue du Champ Lacanien N° 17/novembre 2015: Le choix du sexe, p 9 à 20.

[3] Jean-Jacques Gorog, revue du Champ Lacanien, Le psychanalyste et les avènements du Réel, N°22, mars 2019

[4] Colette Soler : Nouvelle économie sexuelle, revue du champ lacanienne de 2015, Le choix du sexe

[5] Véronique Sidoit, Démenti du réel ? Revue Le savoir du psychanalyste, p 232 à 234 éres

[6] René Tostain, Fétichisation d’un objet phobique, Revue N°1 Silicet, p247, 260

[7] Pierre Bruno, Croisement, Revue Psychanalyse N°32, 2015, Démenti/refoulement, p17à26

[8] J. Lacan, Séminaire VI, Le désir et son interprétation,, leçon du 1 juillet 1959 : « C’est en ce sens que nous pouvons qualifier ce qui se produit comme perversion, comme étant le reflet, la protestation au niveau du sujet logique de ce que le sujet subit au niveau de l’identification, en tant que l’identification est le rapport qui ordonne, qui instaure les normes de la stabilisation sociale, des différentes fonctions » et plus loin « nous pourrions dire que quelque chose s’instaure comme un circuit tournant entre ce que nous pourrions appeler conformisme ou formes conformes socialement, activité dite culturelle, ici au niveau du sujet logique, la perversion pour autant qu’elle représente, par une série de dégradés, tout ce qui dans la conformisation se présente comme protestation dans la dimension à proprement parler du désir  en tant qu’il est rapport du sujet à son être- c’est ici cette fameuse sublimation… »

[9] Susan Schartz, Violer la barrière de la pudeur, Revue Hétérité N° 13, Les avènements du Réel et le psychanalyste

[10] Véronique Sidoit, Démenti du réel ? Revue Le savoir du psychanalyste, p 232 à 234 éres