Ce passage est tiré du séminaire « Les non-dupes errent » (Leçon du 15 janvier 1974 Page 101 édition de l’ALI), où Lacan pose la question du savoir masculin.
…je vais avancer quelque chose qui est comme ça, enfin, qui tranche :
le savoir masculin, chez l’être parlant, est irrémédiablement unaire, il est coupure, amorçant une fermeture, justement celle du départ, c’est pas son privilège. Mais il part pour se fermer, et c’est de ne pas y arriver qu’il finit par se clore sans s’en apercevoir. Ce savoir masculin, chez l’être parlant, c’est le rond de ficelle. Il tourne en rond.
Cette affirmation n’est pas sans rapport à notre sens, avec le fait que Lacan, au cours de son séminaire, passe progressivement, pour rendre compte de la structure du sujet, du nœud borroméen à 3 ou à quatre consistances, à ce qu’il désignera, dans le séminaire « Le sinthome » du terme de « nœud à trois », et qui désigne alors le nœud de trèfle, c’est à dire un nœud à une consistance. Nous sommes ici dans le séminaire « Les non-dupes errent », mais déjà Lacan s’interroge :
Comment peut-il, comment pouvons-nous supposer qu’il y arrive, à en connaître un bout de cette distinction élémentaire ? Ben, heureusement, pour ça, il y a une femme. Je vous ai déjà dit que la femme… naturellement c’est ce qui résulte de ce que j’ai déjà écrit au tableau, que « La femme » ça n’existe pas …mais une femme, ça, ça peut se produire, quand il y a nœud, ou plutôt tresse. Chose curieuse, la tresse, elle ne se produit que de ce qu’elle imite l’être parlant mâle, parce que, elle peut l’imaginer, elle le voit strangulé par ces trois catégories qui l’étouffent. Il n’y a que lui à ne pas le savoir, jusque-là. Elle le voit imaginairement, mais c’est une imagination de son unité, à savoir de ce à quoi l’homme lui-même s’identifie. Non pas de son unité comme savoir inconscient, parce que le savoir inconscient, il reste plutôt ouvert. Alors, avec cette unité, elle boucle une tresse. C’est bien en quoi, enfin, une femme n’est pas du tout forcément tressée, de sorte que c’est pas du tout forcément avec le même élément qu’elle fait le rond au bout du compte.
C’est même pourquoi elle reste une femme, entre autres, puisqu’elle est définie par la tresse dont elle est capable, eh bien, cette tresse, il n’est pas du tout forcé qu’elle sache que ça soit qu’au bout de six que ça tienne le coup pour faire un nœud borroméen.
Lacan fait ici allusion au fait, dont il a déjà parlé que pour faire un nœud borroméen à trois consistances, on peut partir d’une tresse que l’on referme, à condition que cette tresse comporte 6 croisements, ou aussi bien 12, 18, ou tout autre multiple de 6. Ce fait est illustré dans la figure 4 ci- dessous.
2 Les tresses et leur fermeture
Pour tenter de rendre compte de la topologie sous-jacente à ce passage, il nous a semblé utile de prendre un peu de recul et de revenir un instant aux données de base concernant les rapports entre les nœuds et les tresses. Ceux-ci sont en effet loin d’être triviaux. Commençons par les tresses : Une tresse peut se définir comme une configuration de cordes reliant n points du plafond (réduit à une ligne dans l’écriture mise à plat de la tresse en question) à n points du plancher avec un certain nombre p de croisements. La figure 1 donne plusieurs exemples de tresses mises à plat.
Figure 1 : Exemples de tresses (2,3), (3,6), (3,6), (4,4)
Ce qui fait pour nous l’intérêt de la prise en compte des tresses est le fait qu’une tresse peut toujours être refermée sur elle même, et que de cette opération de fermeture résulte un entrelacs1 La prévision de ce qui résulte de la fermeture d’une tresse donnée n’est pas un exercice facile. Nous donnons à titre d’exemple le résultat de la fermeture des 4 tresses ci-dessus :
[1] Pour les mathématiciens, un entrelacs peut comporter plusieurs cordes, alors que le terme de nœud est réservé en principe aux entrelacs ne comportant qu’une corde. Le nœud de trèfle est un nœud au sens mathématique, alors que le « nœud borroméen » est en toute rigueur un entrelacs. C’est ce qui justifie l’emploi par Lacan du terme de « chaînœud » pour ce dernier.
Figure 3 : La correspondance entre tresses3 et entrelacs
Si nous retournons au texte de Lacan il me semble qu’on peut désormais mieux comprendre qu’un homme, « strangulé par son nœud », peut néanmoins avoir une idée de cette différenciation entre Réel, Symbolique et Imaginaire, à condition qu’une femme se produise, c’est à dire qu’il y ait tresse, la tresse dont elle est capable, qui la définit, mais qui, pour un nœud donné n’est pas forcément la même pour une ou l’autre femme. C’est pourquoi elle ne peut être qu’une femme entre autres, car comme nous venons de le voir, il y a plusieurs tresses pour un nœud donné. C’est en ce point, peut-être que nous pouvons repérer un degré de liberté supplémentaire pour une femme, qui laisserait place à invention dans la tresse qui la produit.
3 Quelle tresse pour ce nœud ?
Le théorème d’Alexander repose sur le fait que pour tout entrelacs on peut trouver une configuration pour laquelle il possède un « centre », c’est à dire un point pour lequel toutes les composantes de cet entrelacs tournent toujours dans le même sens. Il est alors possible de déduire une tresse génératrice de cet entrelacs en la décrivant, point de croisement par point de croisement, à l’aide d’une demi-droite partant de ce centre et faisant un tour complet, comme l’aiguille d’une montre. On peut ainsi « remonter » du nœud à la (en fait, à une) tresse, et effectuer en quelque sorte l’opération inverse de la fermeture qui fait passer de la tresse au nœud.
La figure 4 donne un exemple de cette procédure : il s’agit de l’opération d’écriture d’une tresse génératrice d’un nœud borroméen : Le centre du nœud est situé dans la zone où les trois ronds sont superposés (zone de l’objet a pour Lacan). On trace une demi-droite quelconque partant de ce centre, et on fait tourner cette demi-droite dans un sens arbitraire. Chaque fois que la demi-droite rencontre un point de croisement dessus-dessous, on effectue un croisement équivalent sur le tracé de la tresse qu’on est en train d’écrire. La correspondance est donnée sur la figure par les chiffres.
[3] Sur cette figures, les tresses sont représentées par une chaîne de caractères alphnumériques. Marc Darmon nous a souvent rappelé en effetque les tresses, contrairement aux noeuds, pouvaient – moyennant certaines conventions – être mises en correspondance avec un «mot», et donc être classées (par ordre alphabé»tique, tout simplement) contrairement aux noeuds.
Figure 4: Construction d’une des tresses engendrant un nœud borroméen
La procédure permet ainsi de déduire de tout entrelacs (représentatif d’une structure) une tresse équivalente après fermeture qui décrit cette structure comme une suite ordonnée d’un nombre fini de croisements. Lacan insiste à plusieurs reprises sur le fait que le nombre de croisements permettant d’obtenir un nœud borroméen doit être un multiple de 6.
Deux remarques s’imposent concernant cette procédure d’écriture du nœud borroméen sous sa forme de tresse :
• Le point de départ est arbitraire : dans l’exemple, le point de départ est tel que le premier croisement est un croisement où R surmonte S, mais rien n’impose de partir de là. On aurait aussi bien pu partir d’un autre point, ce qu’illustre la figure 5a.
• le sens de rotation est arbitraire : une autre tresse possible pour engendrer le même nœud serait de « lire le nœud » dans l’ordre 6, 5, 4, 3, 2, 1 ce qu’illustre la figure 5b.
Figure 5a : avec un autre point de départ Figure 5b: avec un autre sens de rotation
On vérifie bien sur cet exemple que pour un nœud borroméen à trois consistances, mis à plat d’une façon donnée (sur notre exemple : R>S>I Lévogyre), il existe de nombreuses tresses différentes qui l’engendrent toutes par fermeture.
Nous pouvons aussi remarquer que la suite des croisements successifs qui constituent la tresse choisie pour engendrer un nœud donné est une suite ordonnée Elle peut donc légitimement s’interpréter comme une suite d’événements se déroulant successivement dans le temps pour aboutir, après fermeture, à un entrelacs donné qui fait structure. C’est le procédé qu’utilise M.C. Laznik de façon remarquablement convaincante pour rendre compte de la clinique de la psychose infantile et de l’autisme.
Il faut cependant remarquer qu’il s’agit d’un temps tout à fait spécial, nullement assimilable au temps chronologique habituel. La procédure que nous venons de montrer à l’œuvre montre à l’évidence qu’il s’agit d’un temps cyclique, où la tresse est parcourue plusieurs fois (voire un très
4 Exemple : Ce que tresse Nora pour Joyce :
Ce qui suit est une illustration de la façon dont le procédé décrit ci-dessus peut être appliqué, et ainsi rendre compte du passage de Lacan cité au début de ce texte.
D’après ce passage, Il semble bien qu’il y aurait d’une part du côté mâle, quelque chose qui serait bouclé, qui serait du côté du nœud, qui serait serré, et qui serait complètement ignorant de sa structure – à trois – et puis il y aurait de l’autre côté une femme qui se produirait en s’insérant dans une tresse, et en s’y insérant avec une certaine liberté, et c’est là qu’on peut peut-être situer une certaine forme d’inventivité possible, un degré de liberté qui permettrait à une femme d’inventer de quelle façon elle va s’insérer dans telle ou telle tresse.
Nous voudrions tenter d’appliquer cette proposition au cas de Jim et Nora Joyce, dont Lacan dit, dans le séminaire «le sinthome4» :
Bon. Reprenons quand même ce à quoi aujourd’hui nous sommes attachés : la piste JOYCE. Je poserai la question, celle que j’ai posée tout à l’heure :
les lettres d’amour à Nora, qu’est-ce qu’elles indiquent ?
Il y a là un certain nombre de coordonnées qu’il faut marquer.Qu’est-ce que c’est que ce rapport à Nora ?
Chose singulière, je dirai que c’est un rapport sexuel… encore que je dise qu’il y en ait pas
…mais c’est un drôle de rapport sexuel.
Il nous semble possible d’illustrer ce drôle de rapport sexuel, en donnant une représentation de la façon dont Nora s’insère dans la tresse qu’elle constitue avec Jim.
Lacan propose en effet5, pour rendre compte de la structure joycienne, un noeud très particulier (figure 6), puisqu’il est constitué de deux consistances seulement :
• D’une part un noeud de trèfle «raté», en ceci qu’il comporte une erreur dessus-dessous (les théoriciens des noeuds parlent d’un flip). Du fait de ce ratage (Lacan parle de lapsus de noeud), ce noeud de trèfle, s’il était seul, «partirait en floche» nous dit Lacan, en d’autres termes, il se ramènerait à un noeud trivial, un simple anneau.
• D’autre part un rond de ficelle qui vient «réparer» ce lapsus de noeud, et lui permet de tenir, de garder sa structure de noeud de trèfle.
Figure 6 : Le noeud de Joyce
[4] Leçon 4, du 13 janvier 1976
[5] Leçon 7, du 17 février 1976
C’est sur cet entrelacs à deux consistances que nous nous sommes livrés à la reconstitution de la tresse qui l’engendre, par le procédé mentionné ci-dessus, et que nous avons eu la surprise d’arriver à ce qu’illustre la figure 7 : l’une des tresses possibles pour engendrer le noeud de Joyce est la tresse à trois consistances qui engendre normalement un noeud borroméen, lorsqu’on lui rajoute un point de croisement. Il s’agit en somme d’une tresse classique à 7 croisements. Nous voyons là une illustration de ce que Lacan avance dans le passage ci-dessus :
C’est même pourquoi elle reste une femme, entre autres, puisqu’elle est définie par la tresse dont elle est capable, eh bien, cette tresse, il n’est pas du tout forcé qu’elle sache que ça soit qu’au bout de six que ça tienne le coup pour faire un nœud borroméen.
Figure 7 : La tresse qui engendre le nœud de Joyce et sa fermeture6
L’hypothèse que cette observation nous permet de formuler, que nous vous proposons, est donc que la tresse dont Nora est capable – qui est aussi ce qui la produit comme femme – est une tresse à sept croisements, et qu’elle est venue s’insérer dans ce qui sans cela partirait en floche pour Joyce, qui est un nœud de trèfle dans lequel un lapsus a été commis, suite, nous dit Lacan, à la carence paternelle.
Subsiste la question : comment ce rond correcteur peut-il rendre compte à la fois de la manière dont Nora s’insère dans la tresse de Joyce, mettant ainsi en place quelque chose qui tient et qui, dit Lacan fait rapport sexuel, et rendre compte d’autre part comme le suggère Lacan du fait que c’est aussi son travail littéraire qui l’a fait tenir, qui l’a empêché de partir en floche. Mais ceci est une autre histoire.
Nous avons vu ci-dessus que le résultat de la fermeture d’une tresse est toujours un entrelacs bien défini Néanmoins il n’est pas facile de prévoir ce que sera cet entrelacs. En effet, il n’existe pas à ce jour de procédure automatisée qui permette de caractériser l’entrelacs obtenu, sans passer par sa construction effective.
[6] On peut observer que pour obtenir exactement le noeud reproduit dans le texte du séminaire, et non son image dans un miroir, il nous a fallu partir d’une tresse commençant à droite et non à gauche comme sur les figures 2 et 4. Ce point et son éventuelle signification clinique reste à explorer.
Figure 7 : Les entrelacs issus de fermetures d’une tresse classique à n points, pour n allant de 0 à 6
On voit que divers entrelacs sont engendrés par ces fermetures successives. On y trouve :
Il est intéressant d’observer que le nœud de trèfle n’apparaît pas dans cette suite. Le nœud de trèfle n’est pas un nœud borroméen incomplet. C’est autre chose.
La lecture clinique de ces diverses configurations reste en partie à faire, notamment si l’on s’attache à lier chaque croisement à un événement dont l’occurrence dans la vie du sujet contribue à la mise en place de sa structure. Ce qui est certain, c’est qu’elles font partie de la combinatoire qu’en se lançant dans l’étude des nœuds, Lacan nous a invités à prendre en considération.
[7] Leçon 7 du 17 février 1976
Note de lecture
Le texte de Jean Brini, remarquable par sa clarté, me conduit, pour ouvrir le débat, à risquer ces quelques remarques.
La mise en perspective du nœud-tresse tourne autour de la question du temps. Elle permet donc une articulation avec les tentatives ultimes de Lacan, comme « la topologie et le temps ».
La fermeture de la tresse engendrant un nœud a-t-elle pour effet de localiser l’objet a, c’est à dire le moment où le sujet s’éprouve comme manque à être, ou comme angoisse, comme passage du temps logique au « Réel temps » ? La notion de droite avec ( la promesse… ) un point à l’infini serait alors paradoxalement une croyance mathématique : la tresse finira par se boucler… à l’infini, de manière spontanée, sans appui extérieur !
Très intéressante la version que Jean Brini utilise pour citer Lacan ! parce qu’elle écrit le mouvement pulsionnel du dire, que la présentation « comme texte » gomme radicalement, en oubliant que la pulsion jamais ne se résout sans reste dans le logos.
Parlant des surréalistes, Lacan précise « Les imbéciles de l’amour fou qui avaient eu l’idée de suppléer à La Femme (…) étaient eux même des Symptômes, (…) l’idée de suppléer à La Femme nous remet dans l’ornière des Noms-du Père, et constitue le type même de l’errance. »[1]
L’errance serait alors de refuser la croyance qui produit le nœud ?
L’invention féminine vise au travers de ce que le parlêtre n’homme « femme » l’espace hypothétique d’une jouissance Autre à distinguer radicalement d’une transgression de la loi phallique. Peut être faut-il y entendre ce que Heidegger nomme « l’être et le temps » : le bouclage de la sphère localise le manque à être, le seul être que l’homme peut trouver est du côté de l’objet a : le nœud est à la tresse ce que l’être est au temps.
Marc Morali