Véritable tournant dans l’enseignement de Lacan, l’écriture du nœud borroméen conduit à une nouvelle logique. Dans le séminaire RSI, Lacan délaisse la logique classique de la topologie plane de lieux et territoires séparés par les frontières pour une logique du mouvement, celle des trous, du serrage et du coinçage qui produit entre autres la délocalisation de l’Autre. Effectivement si la logique des territoires opposait l’intérieur à un extérieur qui le définissait, la logique borroméenne abandonne la référence externe au profit de la logique interne au nœud. Cela n’est pas sans effet sur la conduite de la cure et l’issue de la cure.
Dans le séminaire RSI, Lacan parle successive de l’autre, du grand Autre, puis du tout Autre pour terminer à la fin de son séminaire sur l’Autre réel.
D’abord, Jacques Lacan parle de l’autre avec un petit a dès la première leçon (page 13) « défini comme l’extérieur à l’intérieur ». Puis une page plus loin (page 14), il précise que l’Autre dont il s’agit est de l’Autre avec un Grand A : « Seulement, il y a un autre Autre ‑ celui que j’ai marqué d’un grand A ‑ qui, lui, se définit de n’avoir pas le moindre rapport, si petit que vous l’imaginiez… ».
Certitude donc, puisque « il y a » dit-il, un Autre que le petit autre, celui-là est sans rapport, c’est-à-dire sans relation de territoire à territoire, un Autre autre qui n’est, de plus, pas de l’ordre de l’imaginaire. Puis quelques pages plus loin, Lacan nous parle du Tout Autre « Mais que ce Tout-Autre, il est tout à fait impossible de le dire complètement, qu’il y a un Urverdrängt, un inconscient irréductible… » (p. 38). Ce Tout Autre, poinçonné d’un originaire inaccessible, échappe à l’emprise toute du langage.
Hors imaginaire, ni tout symbolique reste donc l’Autre Réel. Lacan termine son enseignement de cette année (p. 130) sur l’Autre Réel, comme si l’une des avancées de cette année 1974, grâce au nœud, débouchait sur l’Autre réel : « s’il y a un Autre réel, il n’est pas ailleurs que dans le nœud même et c’est en cela qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre » (p. 130).
L’« il y a » est cette fois frappé du conditionnel, donc moins de certitude quant à son existence. Mais s’il existe, cet Autre réel n’est plus situé à l’extérieur car il est dans le nœud lui-même, et s’il est à l’intérieur, il est impossible qu’un Autre de l’Autre puisse exister. Pas de dédoublement envisageable avec le nœud borroméen.
Cet Autre réel, est-ce un lieu, un opérateur logique, un trou, une structure (le nœud), une césure ? Est-ce l’Autre enfin débarrassé de sa structure de fiction, l’Autre hors signifiant, le vide d’où se constitue le sujet ? Le déclin contemporain des Noms-du-père laisse l’individu désarrimé de sa référence à l’Autre et le laisse seul face aux impératifs de ses objets de jouissance. Le visage d’autrui est définitivement brouillé, révoquant l’idole à laquelle on avait cru et à laquelle on tient. Le Nom du père, on l’a répété souvent au cours de ces Journées, c’est le rêve de Freud, faire tenir le père comme Autre. Lacan y met fin, particulièrement au cours de ce séminaire. Lacan met fin à l’Autre de la référence extérieure, à l’Autre de la garantie. Comment fait-on aujourd’hui sans cet Autre de la référence ?
Les Autres
L’Autre, au début de l’enseignement de Lacan, c’est L’Autre du miroir. En 1936 à Marienbad, (repris en 1949 à Zurich au 16ème Congrès international de psychanalyse), Lacan place l’Autre dans le miroir pour l’enfant naissant à l’altérité. Au contact d’un autre, l’enfant fait l’expérience de l’image unifiée du corps. En distinguant sa mère, l’enfant se découvre et s’identifie à l’image. Ce jeu de miroir et de reflets avec les mots qui l’accompagne constitue la première expérience de reconnaissance. Cette expérience donne à l’Autre, ici la mère, sa première demeure, localisée hors du sujet, dans l’image. L’individu trouve donc son premier assujettissement à un objet hors de lui, à l’extérieur de lui, objet qui lui fait signe du dehors.
Délaissant l’image, l’Autre devient Autre de la loi. Cet Autre symbolique est celui de l’interdit de l’inceste qui fait de l’Autre maternel un objet interdit, créant la première « lacune ». Autre du langage, il accomplit la conjonction signifiant-signifié et leur rapport au réfèrent, Autre du désir, il est désir de l’Autre, Autre de la structure, il est le discours, le sens, mais c’est aussi l’Autre du savoir et du transfert …
Mais l’Autre avec lequel Lacan termine son séminaire RSI est l’Autre réel. Il jette un pavé dans la mare de l’ordre établi, l’ordre symbolique. Lacan avait antérieurement parlé de l’Autre réel dans son séminaire de 1959 Le désir et son interprétation, dans lequel il nommait déjà la mère, l’Autre réel. Cette mère dont il parle alors n’est pas la mère de l’expérience spéculaire mais la mère « telle qu’elle est » : « De l’Autre réel, de la mère telle qu’elle est, cette mère comme tant d’autres, c’est-à-dire ce quelque chose de structuré, ce quelque chose qui est moins désir que gloutonnerie, voire engloutissement, ce quelque chose qui évidemment, on ne sait pas pourquoi, mais après tout qu’importe ! » (p. 328). Prémisses de RSI ? La mère est réelle puisque de structure et non plus le produit de l’expérience spéculaire. En tant que réelle, elle quitte ses habits de mère, l’image, le reflet pour être ce qu’elle est réellement, résidu de la séparation d’avec l’enfant, produit séparée et avide.
Pour Lacan, si l’Autre réel est le nœud lui-même comme il l’énonce dans le séminaire RSI, il ne peut plus prétendre à une place d’extériorité. L’altérité ne se définit plus d’une référence extérieure. Cet Autre réel n’est plus concerné par le désir ni par la vérité, car par définition, il exclut le vrai. Cet Autre réel n’est intéressé qu’à la jouissance et, pour cette raison, engloutissement.
Si pour la science, le réel ça marche, pour le savoir hypermoderne, le réel, ça rate comme en témoignent les dangers qui guettent notre planète (l’écologie, les OGM, le nucléaire, les virus, le climat…) Aujourd’hui, il n’y a plus d’Autre de la science et du savoir pour garantir la sécurité, pas plus qu’il n’y a d’Autre pour garantir au névrotique la validité de ses coordonnées symboliques, ni à autrui que son désir est bien le désir de l’Autre. Le « ça rate » contemporain est la manifestation de cet impossible, l’évidence même du désenchantement postmoderne. L’Autre de la loi et du symbolique cède sa place à l’Autre réel. L’homme contemporain se retrouve ainsi un Un tout seul gouverné par ses plus de jouir comme en témoigne la clinique contemporaine des relations à l’objet et la société est gouvernée par des outils d’évaluation dont on est persuadé qu’ils sont les seuls à pouvoir garantir sa validité.
Mais arrêtons nous un instant sur la question de la nomination telle que Lacan l’aborde dans ce séminaire, à savoir sous l’angle du nominalisme. Dans la leçon du 11 mars 1975, Jacques Lacan, en se référant à Guillaume d’Ockham, oppose le réalisme du nom fondé sur l’imaginaire au nominalisme Du réel. Il précise que tout ce que le nominalisme a « c’est qu’il y a en moins un dire » et il reconnaît que cette question fait énigme. « Le nominalisme est une énigme qui a ceci de sensible, qu’elle rend hommage à l’effet du nom sur le Réel, c’est-à-dire à ce que ça y ajoute qu’on le nomme »[1]. Le trou dans le symbolique et la nomination du réel sont les effets de la trouvaille du nœud borroméen.
Le nominalisme, en voulant rendre hommage à l’effet de la nomination sur la chose, définit de fait la catégorie du réel. Guillaume d’Ockham, moine franciscain du XIVe siècle, qui a passé sa vie à l’analyse des modes de connaître, affirmait que le nom est la raison d’existence de la chose car les choses n’ont pas d’existence en dehors de l’âme qui conçoit.
L’appréhension abstractive (traduction préféré par Vignaux à « appréhension abstraite » pour éviter la confusion entre les notions du XIVe siècle et du XXe siècle) qui survient après l’appréhension intuitive donne un contour à la chose dés son apparaître grâce aux mots, à la nomination, qui la définissent. En radicalisant l’existence de la chose par la nomination, il détermine de fait la catégorie de tout ce qui n’est pas nommé, le réel. Tout ce qui n’est pas nommé, c’est soit ce qui surgit entre le moment de l’intuition et l’activité abstractive, soit ce qu’il convient de ne pas de nommer. Ce qu’il convient de ne pas nommer, c’est tout ce que Dieu a voulu, puisqu’il l’a voulu dans son absolue omnipotence, sa potentia absoluta. L’homme pieux ne doit pas s’en emparer car c’est universel. Ce que Dieu délaisse, c’est le particulier à l’étude duquel l’homme sage est autorisé à se consacrer. Ces choses délaissées le sont ainsi car Dieu l’a voulu, elles sont donc contingentes puisque le créateur ne crée que ce qui est nécessaire. Ce qui est individuel est contingent. Puisque la volonté de Dieu est par essence est libre, elle n’obéit à aucune loi, elle est pure. L’homme est aussi autorisé à s’intéresser à ce qui implique la contradiction, puisque Dieu ne peut pas vouloir la contradiction.
La célèbre querelle des universaux du XIIe au XIVe siècles est un moment essentiel dans l’histoire de la pensée qui consiste dans l’affrontement des tenants du tout esprit à ceux du tout réel, entre ceux qui considéraient que les universaux sont de pures conceptions de l’esprit et des partisans de leur nature réelle. Pour la philosophie médiévale, les universaux sont des prédicats qui se différencient en genre, espèce, mais aussi en définition, propre et accident. Pour Aristote, ce dont la nature est d’être affirmé à un grand nombre de sujets est universel. Est singulier, ce qui ne peut être affirmé de plusieurs sujets. «Une intention de l’âme, dit-il, est universelle parce qu’elle est un signe attribuable à plusieurs sujets ». L’exemple classique du « Socrate est un homme » fait de « l’homme » l’universel et de « Socrate» le terme individuel. L’universel, nous dit Lacan, est ce qu’on dit de tout et peut aussi bien s’appliquer à quiconque.
Guillaume d’Ockham prolonge la réflexion philosophique aristotélicienne sur l’universel et le singulier en affirmant que les universaux ne sont ni des êtres, ni des parties essentielles d’une chose singulière car les choses essentielles ne peuvent se diviser. Les universaux sont des modes d’attribution qui n’existent donc que dans l’âme. Aucun universel n’est une substance existant hors de l’âme affirme-t-il. Les genres et les espèces n’ont pas d’existences réelles en soi, ce sont des mots et non des choses (res), des voces, souffles de la voix, des flux, des sons, du souffle. Ils sont des prédicables en tant qu’on les dit, parce qu’on les attribue et seul un mot peut l’être. Une chose ne peut pas être un prédicat. Guillaume d’Ockham poursuit en considérant que puisqu’« aucun universel n’est une substance existant en dehors de l’âme »[2], aucune substance singulière ne peut être un universel. Il réfute la position de Scot qui considère que l’universel « est d’une certaine manière dans les individus, en dehors de l’âme… ». Dans les choses créées, puisqu’elles sont créées, il ne peut y avoir aucune distinction, quelle qu’elle soit, en dehors de l’âme, puisque c’est seulement dans l’âme que les choses sont distinctes.
Ockham questionne aussi la différence. La nature de la différence est par définition commune, elle est donc universelle alors que la singularité est par essence individuelle. « De même, si la nature commune était réellement identique à la différence individuelle, il y aurait réellement autant de natures communes qu’il y a de différences individuelles ; par conséquent aucun de ces traits ne serait commun, mais n’importe lequel serait propre à la différence avec laquelle il est réellement identique »[3].
Le raisonnement de Guillaume d’Ockham peut être appliqué à la nature du grand Autre. Le grand Autre est-il un universel ? Le grand Autre en tant qu’il ouvre à la singularité d’un sujet est un universel. Il n’y a pas de grand Autre singulier. Donc le grand Autre en tant qu’universel n’existe pas réellement car, dans la logique d’Ockham, il n’y a que les choses singulières qui sont réelles. Le grand Autre est le produit de l’âme qui le conçoit, une fiction logique, une fiction légitime.
Poursuivant sa réflexion sur la différence, Ockham affirme « De même, n’importe quelle chose se distingue par elle-même, ou par quelque chose qui lui est intrinsèque, de tout ce dont elle se distingue ; mais l’humanité de Socrate est autre que celle de Platon ; elles se distinguent donc par elles-mêmes et non par des différences surajoutées » ? Ockham considère que les choses se distinguent en elles-mêmes et non en référence à un principe extérieur. La différence est un universel comme le genre et l’espèce et à ce titre, la différence est une intention de l’âme. « La différence, nous dit-il, n’appartient pas à l’essence de la chose»[4].
L’expérience sensible de la chose, telle que l’appréhension intuitive nous la révèle, est différente de son essence car la différence n’exprime « qu’une partie de la chose…. Elle ne signifie pas la totalité parce qu’alors elle se distinguerait aucunement de l’espèce »[5]. Ainsi conçue, la différence ne porte pas sur la nature de la chose (sa « quiddité ») mais seulement sur ses qualités. Les particularités de la chose ne concernent que des parties de la chose.
Affirmer que la différence tire son principe dans la chose même et non d’une cause extérieure rejoint la nouvelle logique qui n’est plus ordonnée à la topologie classique mais à celle des nœuds. Il n’y a pas d’extérieur au nœud, tout au plus le nœud se prolongerait par des cornes. La trouvaille de Lacan nous fait passer d’une logique des territoires et des frontières, à une logique du mouvement, à des effets de serrage et de coinçage, à des frictions de bords et de trous. RSImet fin à une représentation classique de l’espace, celle de la surface plane à deux dimensions qui oppose l’intérieur à l’extérieur, les définissant l’un par rapport à l’autre. L’Un est à l’intérieur, l’Autre est à l’extérieur, et leur différence surgit de leur confrontation. RSI consacre le déclin de la référence externe transcendantale au profit d’une logique de la différence interne. Lacan avec le nœud borroméen passe d’une représentation spatiale à une topologie des dimensions en mouvement. L’Autre réel veut dire qu’il n’y a pas un au-dehors du sujet, un lieu du grand Autre qui le déterminerait d’une place externe. Évanouissement du grand Autre consécutivement à la logique borroméenne.
Et si autrui n’existait pas, que serait le monde sans autrui ? C’est le thème du livre de Robinson Crusoë repris par Michel Tournier : Vendredi ou les limbes du Pacifique[6]. L’histoire de Robinson est celle d’un homme sans autrui sur son île. Mais autrui ici a déjà été là, il s’est seulement évanoui.
La solitude de Robinson est la conséquence du naufrage de la goélette. Michel Tournier se demande comment survivre ainsi dans un monde sans parole ni adresse. «Il se sentait sombrer dans un abîme de déréliction, nu et seul dans un paysage d’apocalypse… »[7].Pour exister, Robinson se crée son monde et il va même jusqu’à écrire une charte de l’île de Speranza et un code pénal afin créer du lien social alors qu’il n’y a pas de citoyens. Seul rempart contre la folie qui le guette, l’écriture, les lettres qu’il trace sur les murs ou les livres qui l’arrachent à la bestialité dans laquelle il sombre peu à peu.
Dans le silence de sa solitude absolue, fatigué de sa voix qui soliloque, il glisse avec fascination dans un mouvement de déshumanisation au risque de perdre totalement l’usage de la parole. Il risque de sombrer dans les ténèbres et pour lutter contre cette menace, il réinvente un monde, celui de l’argent et de l’échange, il crée un musée pour conserver l’histoire, la trace de la civilisation qui est en train de s’effacer, il fabrique une horloge pour retenir ce qui fuit inexorablement, inscrit les mots comme le temps, et invente autrui, un double qu’il plie à ses désirs.
Deleuze consacre un commentaire à cet ouvrage dans lequel il définit Autrui comme « l’existence du possible enveloppé ». Autrui pour Deleuze n’est ni un objet dans le champ de la perception ni le sujet qui perçoit mais autrui est, pour le philosophe, une structure et cette structure conditionne l’ensemble du champ perceptif. L’erreur des théories de la connaissance, considère-t-il, consiste à postuler la contemporanéité du sujet et de l’objet alors que l’un ne se constitue que par l’anéantissement de l’autre. Autrui est une structure propre irréductible à l’objet et au sujet. Autrui assure les marges du monde, il relativise le non-su, le non-perçu. Lorsque autrui fait défaut dans la structure du monde, le su et le non-su, le perçu et le non-perçu s’affrontent absolument dans un combat sans nuances. La catégorie du possible s’effondre alors et les objets s’installent dans la vacance du sujet. Les objets deviennent le monde, le monde tout, monde menaçant et terrorisant. Cela évoque la clinique contemporaine de l’objet dont il était question précédemment. L’absence d’autrui dans le roman nous fait entrer dans ce que Deleuze nomme l’informel particulier. Le monde devient immédiat, sans distance, sans possibilité de différence au sens de différer, c’est à dire de temporiser. Deleuze nomme autrui, autrui-a-priori car il est structure absolue.
Dans le roman de Tournier, autrui a déserté le monde. Même Vendredi lorsqu’il apparaît ne fonctionne pas comme un autrui retrouvé, c’est trop tard car la structure a disparu. Autrui indique à Robinson « un autre monde supposé vrai, un double irréductible seul véritable, et sur cet autre monde, un double de l’autrui qu’il n’est plus, qu’il ne peut pas être. Non pas un Autrui, mais un tout autre qu’autre »[8]. Robinson effectivement ne peut plus quitter son île.
Tout Autre qu’Autre donc. Même lorsque autrui a déserté le monde, y a t il toujours d’l’un ? Le surgissement de l’Un, véritablement l’avènement de l’existence, dépend-il de l’Autre ? L’Un ne se différencie pas de l’Autre mais du vide d’où il surgit, le vide de l’entre deux, celui du présent absolu. Le « il y a » de « Y a d’l’un » manifeste l’avènement de ce qui apparaît, de ce qui surgit, à savoir la différence. « L’il y a remplit le vide que laisse la négation de l’être », nous dit Levinas[9]. Le Un détermine le sujet non à partir d’un Autre extérieur à lui mais à partir du vide par extraction, évidement de l’intérieur.
Au temps du nœud borroméen, si l’Autre n’existe pas, d’où surgit la différence ? Lorsque cette question de la différence interrogeait les intellectuels dans les années 70, Derrida a répondu avec son concept de « différance », différence écrite avec un a à la place d’un e. Il explique ce néo-graphisme dans son ouvrage Marges de la philosophie[10]. Cette particularité de l’écrit differ(a)nce indique que la différance n’est le résultat que d’une substitution de voyelle. Rien d’autre qu’une écriture, pas une référence à un ordre extérieur. Le Un est le produit de cette différance. La différance ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même, elle n’a pas de signification propre. La différance n’est pas un mot puisqu’écrit avec un a, ni un concept ni un nom. La substitution de lettre n’a aucune traduction phonique car il n’y a pas d’écriture phonétique. On ne peut donc pas la nommer. Substituant deux voyelles, cette différance crée « une différence qui s’écrit ou se lit mais ne s’entend pas ». Jeu silencieux des différences, trace innommable, effaçon.
Je poursuis avec Derrida : « or si la différance est (et il met le « est » sous rature) ce qui rend possible la présentation de l’étant présent, elle ne se présente jamais comme telle. Elle ne se donne qu’au présent »[11]. Cette manière d’écrire sous rature signale la nature de trace non signifiante de la différance puisqu’elle révèle seulement un possible déjà existant. Elle n’en est pas l’origine. La rature de l’auxiliaire être porte sur l’attribution et non l’état.
Pure présence donc, La différance est de l’ordre du don, c’est-à-dire qu’elle se donne pour rien, elle est l’émergence de la présence au présent, elle n’est pas objet d’une quelconque satisfaction ou l’agent d’un quelconque ordre. La différance ainsi comprise n’a ni existence ni essence, elle désigne juste la causalité constituante d’un là, actuellement présent.
La différance pour Derrida est un mouvement et ce mouvement est producteur de différences. Pas de vérité première qui serait l’origine de ce mouvement (telle une vérité première dont les coordonnées seraient perdues et qu’il conviendrait de retrouver), pas non plus de vérité extérieure sur laquelle se soutenir (le désir de l’Autre par exemple), pas de vérité transcendantale telle une garantie d’authenticité qui serait donnée par le grand Autre, ni même une vérité intérieure, mais un Réel. La différance comme pur processus de substitution à l’infini est sans origine. Elle est mouvement continu de détachement. Elle est comme le nœud borroméen mouvement de distinction, en elle-même et par elle-même « Le sujet est produit, comme rapport à soi dans la différence d’avec soi, dans le mouvement de la différance »[12] Le sujet est l’effet de la différance, sans référence à un ordre extérieur dans un processus continu de différenciation d’avec soi-même. Dans la différance, il n’y a pas d’Autre premier qui préexiste au sujet. Dans le mouvement de son surgissement, la différence divise et distingue, elle n’est que mouvement, pas l’origine mais trace d’origine, nous dit Derrida. Cette trace est la marque primordiale, la Bejahung d’une archi-écriture (Derrida parle de an-archie pour manifester cette écriture avant la lettre) d’une écriture sans origine précise. Il n’y a pas une origine décelable dans le temps ni dans l’espace car sa trace s’efface dès qu’elle s’inscrit. « La trace de la différance s’efface elle-même. Disparue dans l’oubli, elle est innommable comme telle, illisible dans la forme de la présence », écrit Derrida[13]. Comme pour le refoulé, il n’y a pas de temps primordial du refoulé mais un refoulé originaire, l’Urverdrägung, un trou inaccessible. La différance est une trace qui n’est pensable qu’à partir du présent et non par l’artifice d’une régression qui ferait du passé un temps qui n’a pas été présent. Cette trace est l’énigme de l’altérité absolue, trace pure sans l’Autre. Mouvement en acte, elle est une possibilité et non pas un concept. La différance est un lieu vide, d’où l’Un se détache. Cet avènement suppose une césure, une fissure, cause et suspens de la présence dans l’instantanéité du maintenant. La différance pour Derrida n’est ni présente ni absente, ni perceptible ni imperceptible, ni produite ni jamais disparue. Elle n’a ni essence, ni existence et ne relève d’aucune catégorie de l’étant. Elle restera toujours dérobée, immaîtrisable, impensée. La différance n’est pas, elle n’existe pas et l’on ne peut la rendre présente car elle « est » sous rature.
Une rature à la place du grand Autre. Alors qu’attendre d’une analyse aprèsRSI ? Quelle sortie de cure avec le nœud ? La lecture du séminaire RSI nous conduit sur une nouvelle voie, celle d’un au-delà de l’être, un autrement qu’être : « Passer à l’autre de l’être, autrement être ? Non pas être autrement, mais autrement qu’être. Ni non plus ne-pas-être. Passer n’équivaut pas ici à mourir »[14]. L’autrement qu’être selon Levinas est le lieu de l’intéressement, c’est-à-dire le lieu de l’entre deux esse ‑ inter–esse ‑ entre deux êtres ‑ lieu au-delà d’être, qui n’est ni solitude ni altérité, un lieu hors du dit que le dire ouvre. Entre être et ne pas être, il y a un espace en creux, qui est ni être ni l’autre mais l’impossible, le réel. Cet en-dehors de l’être est l’ex-ception à être.
La visée de la cure ne serait donc plus un « être autrement », qui se manifesterait par une réduction du symptôme ou une signification nouvelle, une identification inédite voire une traversée, mais un « autrement qu’être », un véritable au-delà de l’être. Sortie de cure du côté réel, au-delà du symbolique, du « Réel qui n’est réel que d’être noué aux deux autres ». Cette exception de l’« autre que l’être» – par delà le ne-pas-être –, dit Levinas signifie la subjectivité ou l’humanité.