Qu’appelons-nous ici “politique” ? Cette question m’accompagne depuis que j’ai commencé à travailler pour cette table ronde e je vous avoue que d’une certaine façon elle se maintient. Lacan nous apporte des indications dans le séminaire sur L’acte psychanalytique. Il faut noter que, en ce qui concerne ce qu’il appelle “l’acte politique”, Lacan propose beaucoup plus de questions que réponses.
Il parle de l’acte politique[1], il mentionne même des évènements concrets comme le franchissement du Rubicon. Présence de la dimension de franchissement et de viol. Vous savez que César a clairement violé la loi en traversant le fleuve qui séparait la Gaule de l’Italie. Dimension “hors la loi”[2]. Lacan mentionne également : le Jeu de Paume (Rév. Française, juin 1789. Acte fondateur de la démocratie française, où les députés ont juré de ne pas se séparer avant que ne soit établie une constitution, l’origine de l’Assemblée Nationale) ; la Nuit du 4 Août (un jalon de la Révolution Française, 1789. Abolition des droits féodaux par l’Assemblée) ; les Journées d’Octobre (Rév. Française, 5 octobre 1789, la Marche des Femmes à Versailles). Et Lacan pose la question : « Où est ici le sens de l’acte ? »
Il semble caractériser les actes révolutionnaires comme des actes qui se distinguent par le franchissement et par le fait de susciter un « nouveau désir », différemment de toute efficacité de guerre. La dimension signifiante de ces évènements semble aussi garder le sens de l’acte – Lacan pose une autre question : « L’acte est-il au moment où Lénine donne tel ordre, ou au moment où des signifiants ont été lâchés sur le monde, qui donnent à tel succès précis dans la stratégie sons sens de commencement déjà tracé ? »
Au-delà de la dimension de franchissement, de la dimension signifiante et du fait que les actes politiques mentionnés par Lacan ont produit des effets dans le réel, peut-être y-a-t-il également la dimension de risque, d’une imprévisibilité dans ces actes, dans le sens où l’on ne pouvait connaître leurs conséquences à l’avance. Admettons que cela ne semble pas être le quotidien de notre politique, notre politique ordinaire.
La question donc se maintient : qu’est-ce qui est « politique » ici ? Et où est ici le sens de l’acte ?
Le sens de l’acte réside peut-être sur ce qu’il peut y avoir de structure de l’acte, acte psychanalytique, dans les exemples d’acte politique, plus que dans une simple phénoménologie des événements.
Les phénomènes ou le champ de l’action, de l’agir, peuvent se poser justement pour éviter l’acte. Nous savons comment parfois nous sommes trop occupés pour éviter quelque chose qui s’impose de la dimension de l’acte. Ainsi, il ne s’agirait de rien de grandiose dans le sens de l’action, d’une action grandiose. Peut-être que le décisif se passe au niveau du langage, du signifiant, et cela est grandiose dans le sens de ce qui, dans ce niveau signifiant, institue un commencement, crée un avant et un après, produit des conséquences irréversibles. S’il s’agit d’acte.
Lacan dit que la philosophie de Hegel a débouché sur l’acte politique.[3] Il parle des actes politiques comme un dire au nom d’un tel qui y ont apporté un certain nombre de changements décisifs. Est-ce qu’on peut dire le même de l’acte analytique – un dire au nom d’un tel ? Ou dans l’acte analytique il s’agit plutôt d’un dire sans aucune intention et au nom de personne ? Énonciation sans sujet. Dans l’après coup, cette énonciation, ce dire, peut être approprié.
En ce qui concerne l’acte psychanalytique, s’il y a quelque chose d’héroïque, c’est, comme dit Lacan, dans la mesure où c’est qu’au terme de l’acte analytique il y a sur la scène le a à ce point extrême où nous savons qu’il est au terme de la destinée du héros de la tragédie, il est réduit à ça.[4] “il est voué à cette destinée de n’être enfin que le déchet de sa propre entreprise ».[5] L’analysant serait au niveau de la division entre le spectateur et le chœur. Le a qui est émergé est la cause de cette division. Ou « tri-visé » par le spectateur, le chœur et le héros, comme disait Christian Fierens lors d’une séance de son séminaire. Ici, la frontière entre analyste et analysant est difficile à tracer. Dans l’acte, un tel sujet est défini comme effet de discours. Un tel sujet dont l’exercice est en quelque sorte de se mettre à l’épreuve de sa propre démission. Le corrélat de cette démission du sujet est la démonstration de l’existence de l’objet a. Cela est-il également en jeu dans l’acte politique ? Il me semble difficile de l’y entrevoir. Hier, Pierre-Christophe en a donné des exemples, mais en disant qu’ils sont rares.
Réinterroger l’acte politique à travers l’acte psychanalytique n’est pas faire une équivalence des deux. C’est réinterroger l’acte politique « là où à la fois il est et il n’est pas, et qui peut s’exprimer ainsi, en vertu du mot d’ordre que Freud donne à l’analyse de l’inconscient : wo Es war, soll Ich werden ».[6]
Dans le séminaire précédent, La logique du fantasme, Lacan affirme que “L’inconscient, c’est la politique ».[7] Phrase célèbre et très connue, mais difficile à comprendre. Cette phrase donne peut-être le poids de la dimension de lien social présente dans la politique. Dans le livre d’entretiens de Danielle Eleb, Psychanalyse, philosophie et politique, Charles Melman dit, par rapport à cette affirmation de Lacan, qu’il y a une définition du politique « qui manque aussi bien aux politiciens qu’aux psychanalystes », celle qui « implique une morale partagée qui transcende les singularités, en imposant le même inconscient, le même refoulement ».[8] L’inconscient, c’est la politique, c’est l’Autre, l’Autre comme lieu du travail, travail de l’inconscient. Serait-ce le « lieu Autre » (et pas, « lieu de l’Autre ») dont Christian Fierens parlait hier ? Nous ne pouvons parler de politique sans prendre en compte la dimension inconsciente, du moins nous, qui travaillons avec la psychanalyse. Comment donc aborder la politique et en quoi la politique peut-elle nous intéresser au-delà de nos inclinaisons, de nos goûts et de nos idéologies ? Est-il possible de lire l’événement politique autrement qu’à travers ce qu’il en est de notre fantasme particulier, comme disait Claude Landman lors d’un colloque sur “L’action politique aujourd’hui”[9], il y a une trentaine d’années ? Lire l’événement politique uniquement en termes de particularité nous mènerait à concevoir l’autre qui pense différemment comme un ennemi, une menace. Question très actuelle.
Réinterroger l’acte politique à travers l’acte psychanalytique est peut-être aller au-delà (ou en-deçà) de cette dimension de particularité, de ce niveau des phénomènes. Oui, peut-être plutôt en-deçà, car il s’agit d’aborder quelque chose de plus fondamentale, d’aborder les fondements. Au début du séminaire, Lacan mentionne le dialogue Ménon, de Platon, sur la vertu, qui aborde la question de savoir si la vertu est une science et si elle peut être transmise.[10] La vertu, c’est la vertu du bon citoyen et celle du bon politique. Néanmoins, ces hommes vertueux, ils ne savent même pas la transmettre à leurs enfants. La vertu (soit celle du bon citoyen, soit du bon politique) est bien plus près de l’opinion vraie, l’orthodoxa, celle qui vient du ciel, qui est concédée par les dieux. Lacan indique qu’il y a là un point en commun avec la psychanalyse.[11] Comment la psychanalyse peut-elle être transmise ? Que peut-on apprendre ? C’est toute la question de la formation de l’analyste et des associations psychanalytiques.
Et si on parle des fondements, il faut rappeler que dans la Politique d’Aristote, il s’agit surtout de la formation, de la structure et du développement de la vie en communauté, dans ce qui soutient la vie commune dans la pólis. La vie individuelle est indissociable de la vie de la communauté politique. Le social, « la communauté » (he koinonía) est toujours « communauté politique » (hé koinonía he politiké).[12] Le mot koinonía peut être traduit aussi comme « association ». Et, comme he politiké indique aussi « l’art politique », la vie en communauté, en association, est également l’exercice de l’art politique, l’art de coexister. On pourrait ajouter : coexister pas dans une cité idéale, heureuse, égalitaire, mais l’art de se débrouiller dans cette vie en communauté, avec tout ce qu’il y a de conflictuel, de difficile, de combat – comme bien remarquait Hegel -, mais l’art de se débrouiller aussi avec ce qui Hegel a bien laissé de côté, c’est-à-dire, avec la dimension de la demande et de l’amour dans le lien avec l’Autre.[13]
Juste après mentionner l’acte politique, Lacan cite « A une raison », de Rimbaud, en disant que c’est la formule de l’acte. La pure contingence – à peine un coup de doigt, à peine un pas, à peine un détournement de tête et… la nouvelle harmonie et le nouvel amour. Quelle est la politique qui conserve la possibilité d’un tel acte ?
[1] LACAN, J. L’acte psychanalytique. Leçon du 10 janvier 1968.
[2] Cf. Ibid. Leçon du 15 novembre 1967.
[3] Ibid. Leçon du 17 janvier 1968.
[4] Ibid. Leçon du 21 avril 1968.
[5] Ibid. Leçon du 20 mars 1968.
[6] Ibid. Leçon du 17 janvier 1968.
[7] Id. La logique du fantasme. Leçon du 10 mai 1967.
[8] ELEB, D. (dir.) « Jacques Lacan aujourd’hui : Entretien avec Charles Melman » in Psychanalyse, philosophie et politique – Le sujet en questions, Louvain-la-Neuve, EME Éditions, 2021, p. 78.
[9] « Défaillance de l’idéal ? Inquiétante étrangeté – Table ronde présidée par Pierre-Christophe Cathelineau avec Gérard Noiriel, Patrick Devedjian, Claude Landman » in L’action politique aujourd’hui – Colloque, Paris, Éditions de l’association freudienne internationale (actuellement ALI), p. 94.
[10] LACAN, J. L’acte psychanalytique. Leçon du 29 novembre 1967.
[11] Cf. Id. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Leçon du 24 novembre 1954.
[12] Cf. Aristote. Politique, Livre I.
[13] Cf. Lacan, J. Formations de l’inconscient. Leçon du 30 avril 1958.